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Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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XVIII

Ni procréer ni détruire.

L’audience finissait en une touffeur d’asphyxie. Propulsés par la foule encaquée, une notable variété de relents humains, exaspérés et fouaillés encore par l’activité du calorifère, cherchaient à se réduire l’un l’autre, se disputaient sournoisement la finale prépondérance. Cela sentait l’houbigant, le chypre de bazar, la dent cariée, le suint aigre d’avocat échauffé, la jupe mouillée, la puanteur cauteleuse des estomacs malades et le haillon de miséreux, car une trentaine de pauvres diables, uniquement ondoyés par l’averse, las, sans doute, de contempler la Joconde, ou de s’exciter sur les Rubens, étaient venus dormir là depuis que le Louvre, pour eux, devenait sans intérêt. Le municipal, assis à la gauche de l’accusé, en butte depuis midi aux œillades assassines d’une grosse dame aux cheveux couleur sauce tomate, dont le corsage amarante craquait sous la poussée tenace d’une déferlante poitrine en fermentation, avait décidé qu’il succomberait sur les neuf heures du soir, son service terminé. Quatre filles sortaient, convoyant chacune un vieux monsieur congestionné: la Cour d’Assises, où jamais la rafle ne sévit, étant, comme on sait, un champ d’opérations merveilleux, avec sa cohue frôleuse, ses incidents dramatiques et ses luttes oratoires qui mettent les nerfs à mal, et induisent impérativement en la nécessité d’amour. Coup sur coup, le deuxième assesseur venait, en lui-même, de réussir quatre jeux de mots destinés à une feuille du soir, où, sous un pseudonyme, il signait des charades et des nouvelles à la main. Ce magistrat avait remporté l’année précédente le second prix de calembour au concours du journal Le Pêle-Mêle, et il s’entraînait louablement pour, cette fois, décrocher la première place.

Et le Christ qu’il faut toujours évoquer quand on parle du Prétoire, le Christ, succombant un peu plus encore en cette fin d’après-midi sous le poids des bétises entendues depuis qu’il faisait là son métier de supplicié, érigeait, dans le fond de la salle, ses aloyaux mystiques et ses deux bras fades de célibataire trop continent.

La Truphot et Siemans étaient là, assis en bonne place, ayant bénéficié d’une invitation personnelle du président. Car la veuve et le Belge étaient sortis pleins de vie de la villa de Luchon, au lendemain de la machination criminelle du gendelettre. Boutorgne le raté, condamné à tout rater dans la vie, n’avait pas même pu réussir ce petit assassinat. Il avait compté sans une circonstance: la chatte de Cyrille Esghourde, la chatte Aphrodite, qui était alors sous l’influence de son sexe, après avoir concédé son amour et ses faveurs à quelques matous bien râblés des environs, était rentrée, la croupe copieusement ensemencée, au milieu de la nuit, en poussant la petite fenêtre de la cuisine, dont le loquet n’était pas mis: ce qui aéra la maison. Elle paya de son existence le crime avorté du prosifère. Le sort, d’ailleurs, se hâta de venger cette victime. Dix jours après, exactement, Boutorgne décédait à l’hôpital à la suite de la fièvre typhoïde qui l’avait investi.

L’avocat venait de répliquer au ministère public, et il se rasseyait parmi les murmures d’approbation de la salle, tout en repêchant, par contenance, une manchette timide dans le vaste entonnoir de sa manche. Mélancoliquement, le Président des assises songeait que cette fois encore il allait rater l’accusé. C’était la cinquième tête qui lui échappait depuis moins de deux ans. Comme le lui avait dit sa femme, au retour d’une de ces précédentes et néfastes audiences, il n’aurait jamais la croix de Commandeur avec une pareille maladresse! Ce jour-là, cependant, il était excusable, car il avait eu affaire à forte partie. Le défenseur, en effet, était un avocat nouveau jeu, un malin qui, dès le stage, répugna à chevaucher, pour arriver au succès, la vieille jument corneuse et bréhaigne de la routine. C’était un novateur, plus que cela même, un psychologue, il faut bien le dire, puisque ce mot confère le lustre ultime à l’intelligence humaine, depuis que Monsieur Paul Bourget a pris soin de définir la civilisation, promulguant par surcroît la pensée aux gens qui se respectent, après avoir enseigné la manœuvre du spéculum qui permet de s’enfoncer sûrement dans les âmes contemporaines. Cette jeune gloire du barreau avait donc un procédé à lui, bien à lui, pour enlever l’acquittement. C’était fort simple d’ailleurs: il étudiait son jury, pas plus; scrutait les faciès, notait les attitudes, expertisait de l’œil les vêtures, et tout cela, servant de points d’appui à une induction d’une stratégie et d’une sûreté merveilleuses, lui faisait déterminer les tares, le mental, les manies, les goûts et les aspirations de classe ou d’individu de chacun des douze membres composant la machine sybilline à éjaculer les verdicts. La liste générale le renseignait exactement, d’autre part, sur la position sociale des bimanes occasionnellement graves qu’il lui fallait déterminer. Avait-il devant lui, par exemple, comme ce jour-là, trois ronds-de-cuir au masque bovin et glorifiés par les palmes, cinq rentiers dont le ventre plein d’emphase dénonçait le brio des déglutitions et la prépotence des viscères inférieurs, un architecte dont la moue improuvait la fade ordonnance de la salle, deux officiers retraités, alcooliques, vénériens ou anencéphales, gens hircosa, comme dit Perse, et un riche bookmakers strapassé de bijoux? Il n’hésitait pas et, de suite, improvisait sa plaidoirie. Au lieu de flagorner les jurés en tas, de les enfumer avec l’encens éventé des vieilles formules laudatives que se repassent les maîtres du crachoir, il s’attachait à les séduire un à un, lui. Les ronds-de-cuir, d’abord. Avec une extraordinaire souplesse, une prodigieuse habileté, après les quelques lieux communs obligatoires de l’exorde, il se lançait en d’ingénieuses louanges sur l’Administration. Il vantait la vie des bureaux, la stagnation parmi l’émonctoire des paperasses, le travail paisible, la vie sans heurt, qui vous font accéder à la sérénité de l’âme, et donnent à l’intelligence, débarrassée de tout poids mort, cette acuité particulière qui permet de décortiquer les vaines apparences entassées à plaisir par le Ministère public. Les assis se rengorgeaient; même, ils apprenaient quelques-unes de ses phrases par cœur pour les servir, le soir, à la manille, aux partenaires qui tenteraient de ridiculiser leur profession. Puis, par de subtiles nuances, par des dégradés insaisissables, il arrivait aux rentiers. Leur classe constituait le rempart, l’indéfectible redan de la Société française. Grâce à son concours jamais marchandé et à son abnégation toujours prête, la Patrie, jadis, avait pu cicatriser ses blessures, payer la rançon à l’envahisseur, et étonner le monde par sa vitalité. La France immortelle, la France qui renaît de ses cendres, ainsi que le Phénix, Messieurs....., proférait-il en ces tropes poncifs, en ces métaphores béotiennes, sympathiques aux grandes éloquences du Barreau, et qui font dire, au Palais, que maître un tel a du génie comme Lysias ou Berryer. Pendant dix minutes, au moins, il chantait les gloires du 3%, et rassurait les rentiers en leur dénonçant comme impossible le vote de l’impôt sur le revenu. Sans doute, chacun d’eux regrettait-il qu’il ne fût plus célibataire, eux qui avaient des filles à marier! Aux officiers, maintenant. Celui-là, le petit gros, aux pommettes fibrillées, comme par une potée de vers de vase sous-jacents, avait été en Crimée, sans nul doute: son âge en témoignait. Il réquisitionnait donc tout son lyrisme, afin d’évoquer le Mamelon vert, pour, ensuite, se rappeler à propos la concision de César..... Le 8 septembre, au matin, le maréchal Pélissier donna l’ordre au 63e de ligne et au 2e zouaves d’avancer jusqu’au ravin de la Séméneskoïa..... Le vieux à rosette n’en revenait pas; il crispait au bord de son banc une main épaisse et rougeaude; de l’autre, il s’arrachait le poil des oreilles pour mieux entendre, et il pleurait à grosses larmes. Quelquefois, il interrompait:

—Il était sept heures, exactement, lorsque l’ordre nous parvint, Monsieur l’avocat... Son voisin, à monocle, aux moustaches en forme d’arbalète, était un cavalier, sûrement; cela se voyait à sa jaquette bien coupée, à la raie médiane de la nuque, à la niaiserie figée et prétentieuse de la face et aux leggings avec lesquelles il était venu. Il avait dû faire 70. En avant le Plateau d’Illy... le calvaire de Floïng... les chevaux barbes des régiments d’Afrique... Il n’est pas une charge. Messieurs, non pas une, pas même celle des quatre-vingts escadrons de Murat, à Eylau, qui aille plus avant dans l’épopée... Ah les braves gens! les braves gens! comme s’exclamait l’empereur d’Allemagne, lui-même... Touché, l’ex-officier saluait discrètement de la tête. Et c’était le tour de l’architecte. S’il diagnostiquait un petit manieur de tire-ligne, vite, il exaltait l’aménagement, le confort moderne des clapiers à bourgeois, qui permettent aux plus humbles de participer aux bienfaits de l’hygiène; s’il conjecturait, au contraire, un brasseur de plans gigantesques, il faisait l’apologie de l’art contemporain qui déposa, dans Paris, tant de monuments d’une difformité sans seconde et d’une hideur prépondérante. Quelquefois, pour être sûr de ne pas se tromper, il alternait les deux cantiques. En dernier lieu, il s’agrippait au bookmaker. A celui-là, il chantait l’amélioration du pur sang qui permit de rénover notre cavalerie; il disait les gloires hippiques et la splendeur des Grands-Prix. Et l’homme au complet quadrillé, racé tel un garçon de lavoir mais bagué tel Héliogabale, qui, pour la première fois, dégustait le panégyrique de sa profession, se sentait attendri comme le jour où, en plein Derby de Chantilly, sa maîtresse avait levé le duc d’Orléans venu en France avec un sauf-conduit du ministère opportuniste—ce qui avait amorcé sa fortune. Il était forcé de réfréner sa subite tendresse et les premiers témoignages de sa gratitude, pour ne pas lui crier: Jouez Montézuma à 12 contre un, dans l’Omnium; c’est couru! Et l’avocat continuait, continuait; maintenant, il en était à la péroraison... Les faits de la cause il ne les avait évoqués que pour mémoire; il ne s’en était servi que pour opérer la suture entre les diverses phases de son discours. Qu’importait au Jury? Celui-ci n’avait-il pas une dette de reconnaissance à acquitter envers lui. Contrister un homme aussi aimable, était-ce possible? Et les «Non» itératifs et spontanés répondaient à tous les chefs d’accusation. Maître Pompidor, d’ailleurs, n’avait qu’une seule fois raté l’acquittement—par manque d’audace, ce qui ne lui arriverait plus désormais. Ayant appris, un jour, à n’en pas douter, qu’un juré avait des mœurs antiphysiques, il n’avait pas osé, dans sa plaidoirie, faire un éloge discret de la pédérastie. Et son client avait été condamné à une voix de majorité, la voix du juré sodomite!

A deux ou trois reprises, en des audiences antérieures, un même Président s’était efforcé, il est vrai, d’intervenir, mais il avait été rabroué d’un tel:

—On porte atttintte aux droits sacrés de la défense! qu’il se l’était tenu pour dit, cet homme, et qu’il avait préféré se traduire, ce qui était plus conjouissant, deux ou trois vers scabreux de V. Martial, qu’il admirait fort, et qui l’aidait à endurer les longues journées d’assises.

Avec un pareil avocat, si on pouvait y mettre le prix—10.000 au bas mot—il était sans danger, comme on le voit, de trucider ses créanciers ou d’égorgiller le voisin. L’assassinat, pour les gens riches, Maître Pompidor ne plaidant pas pour le Pecus, devenait un sport bien moins périlleux que l’automobile et beaucoup plus récréatif—à la condition d’être doué, naturellement.

Donc, ce procès allait une fois de plus aboutir à un triomphe personnel, il en était sûr, car, avec l’inspiration du génie, ne venait-il pas de répliquer au Ministère public en citant un des mots d’esprit du Président du Jury lui-même, qui était vaudevilliste à la ville!

—Accusé n’avez-vous rien à ajouter pour votre défense?

L’homme déféré à la vindicte des lois, qui n’était autre que M. Éliphas de Béothus, l’ancien commensal de madame Truphot, s’était levé. Il était toujours maigre et très grand, osseux et glabre. Ses yeux, d’un noir inquiétant, semblables à deux grains de raisin muscat sur lesquels on aurait marché, brasillaient, comme au soir du dîner, derrière des paupières bordées d’andrinople; et de ces orbites un peu plus ravagées encore par le vice, la scrofule congénitale ou les insomnies du talent—est-ce qu’on sait jamais?—ardait un tel feu intérieur que l’on comprenait fort bien que nul poil, nul capillaire, n’eussent consenti à végéter sur un habitat aussi torride. Le nez descendait acéré, froid et long comme une lame de scalpel, sur une bouche chantournée et grimaçante, toujours en forme de balafre de yatagan. Mais, malgré la laideur agressive de cette figure, malgré les traits en conflit dans toutes leurs lignes, un rayonnement indéfinissable venait, par instants, magnifier ce visage où la Nature avait affirmé tout le brio de son dolosif savoir-faire. Un pantalon impeccable, un gilet de soie, signés par un tailleur inspiré, ainsi qu’une redingote qui eût pu, tout comme pour Monsieur Deschanel, pousser son propriétaire à la présidence d’une de nos assemblées délibérantes, venaient, d’ailleurs, corriger ce que l’allure générale pouvait avoir d’insolite. Le corps penché au-dessus de son banc, l’index et le pouce rapprochés comme s’ils réduisaient une puce à l’impuissance, il parla, dans l’attitude appropriée à toute démonstration rigoureuse.

—Je pourrais, dit-il, profitant du droit que la loi m’accorde, parler aussi longtemps que je le jugerais utile à ma défense. Je pourrais discourir deux, trois, cinq jours entiers, ou même quatre semaines durant; je pourrais employer tous les modes de langage connus, m’exprimer en alexandrins, en vers libres ou en prose rythmée, usager les dernières formules littéraires que Monsieur Hanotaux vient de léguer à l’art contemporain, ou me servir du patois dosimétré de Monsieur Rostand, que vous n’auriez point à protester...

Je pourrais même, si tel était mon vouloir, réquisitionner la grâce attique de Monsieur Brunetière, ou les inexorables déductions de Monsieur de Voguë et, comme vous le supposez, il me serait facile, à l’aide de ces moyens et de ces genres divers, d’anéantir votre entendement. L’exercice de la parole, pour un accusé qui défère à l’invite du Président, étant sans limites, sous peine de cassation, rien ne me serait plus aisé que de vous annihiler sans rémission. Après avoir glosé à l’égal des maîtres que je viens de citer, je n’aurais plus à vous redouter, puisque vous seriez hors d’état de prononcer sur quoi que ce fût, et que vous auriez, en peu d’heures, restitué au néant l’illusoire apparence humaine à laquelle vous vous accrochez avec tant d’âpreté. Je n’en ferai rien, cependant, car depuis que je suis prisonnier, depuis que je suis un assassin nettement qualifié, j’ai horreur de l’artifice, de l’oblique et de la cautèle. Et deux heures de discours me suffiront. Jadis, lorsque j’étais encore un honnête homme, je mentais à tous propos et à tous venants, et je me servais des moyens sanctionnés par la loi pour duper mon congénère en toute occasion profitable. Comment donc répudier à jamais mon ancienne et exécrable qualité «d’honnête homme» et entrer ainsi dans le plein d’une condition de criminel, si ce n’est en répudiant le mensonge qui est la nécessité constante, en même temps que le plus délicat plaisir de l’honorable citoyen? J’ai l’orgueil de ma situation, et je rends grâce au destin de me l’avoir impartie, depuis que ce truisme a pénétré mon intelligence: à savoir que, dans une Société bien organisée, les entreprises des assassins sont moins à redouter, pour la plupart de ses membres, que les entreprises des honnêtes gens...

Des experts légaux ou cités par la défense sont venus il n’y a pas une demi-heure déposer à cette barre. Ils vous ont exposé componctueusement tous les genres de folie ayant cours. Les uns, qui ont pris la chose de très loin, m’ont rangé tout d’abord dans la catégorie des dolichocéphales, d’autres dans celle des sous-brachicéphales. Trois d’entre eux, pour appuyer leur démonstration, ont sollicité de Monsieur le Président la permission de me palper la tête. Un petit, très vieux, avantagé de la rosette de Commandeur, s’est écrié, vous l’avez entendu:

—Si je pouvais, d’après la méthode de Broca, emplir le crâne de l’accusé de grenaille de plomb—sans qu’il soit besoin d’examiner le cerveau, tant le cas est simple—je ferais la preuve, sans contestation possible, que nous nous trouvons en présence d’un cas manifeste d’hémophilie.

—Et moi, répliquait son contradicteur, un grand maigre avec une tache lie de vin sur l’œil gauche, et moi, s’il m’était donné de mesurer sa capacité cranienne à l’aide de sable, contrairement au procédé de Broca, j’établirais indiscutablement qu’il y a là les manifestations péremptoires de l’hystérie biophobique. Une nodosité de la boîte osseuse a rétréci sans nul doute la cavité cervicale et déterminé le repli d’une muqueuse avec adhérence certaine...

Comme le conflit tournait à l’état aigu, Monsieur le Président a dû intervenir pour les empêcher de se pugiler à l’audience, alors qu’à bout d’arguments, après s’être jeté à la tête l’École de Nancy, le professeur Toulouse et le docteur Lombroso, ils allaient en venir aux mains. Et bien! tous étaient imbéciles, ou mentaient impudemment. Je ne suis pas atteint de vésanie, d’aliénation mentale, comme ils l’ont affirmé, et point n’était besoin de tant de détours ni d’un pareil abus de vocables tirés du grec. Ils n’avaient qu’à énoncer cette évidence, sans controverse possible, ils n’avaient qu’à formuler ceci: la cervelle des gens de ma caste, le crâne des bourgeois, et par conséquent le mien, élabore à l’ordinaire, grâce à une éducation et à un entraînement appropriés, plus de caca que l’intestin. Le cerveau des bourgeois étant indéniablement une tinette, qu’a-t-on besoin d’ajouter après cela? Ainsi, j’étais expertisé du coup. Mais vous pensez que je suis occupé à vérifier l’opinion émise sur moi, à faire la preuve que je suis fou. Non, seulement, je vous le répète, délié de tous les liens civilisés, j’ai maintenant horreur du mensonge et de la sottise. Or, tout le monde a menti devant vous: les témoins dont l’intelligence et la lucidité ne vont pas jusqu’à se remémorer exactement ce qu’ils ont vu, et le Ministère public qui prête à nos actes des mobiles qu’il sait parfaitement erronés. Celui-ci ment par métier, et gagne à cela autant d’honneur que de profit: ce qui le fait jalouser par mon avocat qui vient de flagorner les jurés, lui, qui a vanté leur bêtise, leur ignorance, leurs turpidités, et qui allait me faire acquitter, l’animal, si je n’étais intervenu à temps, moi, qui ne saurais endurer, depuis que je ne suis plus un homme respecté, qu’on jette les baves et les mucus du mensonge, les purulents crachats de l’hypocrisie sociale, au visage de la grelottante, nitide et virginale Vérité!

L’acte d’accusation me reproche d’avoir, en moins de deux ans, commis cinq assassinats, successivement sur la personne des sieurs Auguste Moulubas, dit «l’Albinos du Sébasto», Félix Mitou, dit «la Punaise des Abattoirs», Ernest Loupi, dit «le Deschanel de Ménilmonte», Emile Leviandé, dit «le Costo de Javel» et Son Excellence Marie Serge Demétrius de Soukanarine, prince de Tépéïoff, lieutenant aux Chevaliers-gardes de S. M. l’Empereur de Russie.

Pourquoi un homme comme moi, inscrit au Tout-Paris, membre de deux grands cercles, et possesseur par surcroît de trois cent mille livres de rente, a-t-il assassiné cinq personnes, dont quatre étaient des souteneurs avérés? Voilà ce qu’il serait peut-être intéressant de déduire, car j’imagine que vos intelligences, Messieurs de la cour et Messieurs du public, ont, depuis longtemps, fait justice de la divagation des scientistes qui m’arbitrent fou à lier et que votre droiture naturelle s’est révoltée, d’autre part, devant la manœuvre géniale mais artificieuse de mon avocat.

S’il faut en croire l’état civil que m’assigne l’accusation—état civil faux peut-être—je suis issu de la conjonction cutanée d’un couple de bonnetiers enrichis, et je vins au monde dans le Faubourg Saint-Denis, en la maison même qu’illustra pour jamais la naissance de M. Félix Faure. Toujours d’après l’accusation, je vécus ma jeunesse parmi le pilou, les cotonnades, la rouennerie et les mouchoirs de Cholet, à l’exemple de Sully-Prudhomme. Comment suis-je donc parvenu à ce mode cérébral si compliqué, auquel la science, tout à l’heure, n’a rien compris? Oui, comment, engendré par des gens aussi simples, dont la cogitation et la volition étaient pour le moins problématiques ou comparables seulement à celles des arapèdes et des vieux parapluies, comment suis-je devenu, moi, au point de vue mental—je m’autorise à le dire—une sorte d’objet d’art, quelque chose comme un de ces vases murrhins, œuvres des Parthes et de la Carménie, une de ces coupes que Corinthe fabriquait jadis, et qui mariaient à la transparence adamantine du cristal les lueurs fugaces, métalliques et capricieuses des plus subtils émaux? Oui, comment suis-je devenu cela, moi, alors qu’eux, mes auteurs, restaient la poterie fruste, l’argile grossière façonnée maladroitement par une Société abêtie? Voilà ce que je ne m’explique pas. Quelque inconnu aura, sans doute, au lieu et place de mon père, jeté dans mes veines un sang moins plébéien, un sang distillé et décanté vingt fois par les alliages les plus généreux, ou bien encore sublimé par le feu divin du génie... Mais... je vois aux mouvements de l’assistance et des jurés, qu’une lourde réprobation, de ces paroles, doit être la récompense... Qu’ai-je dit Messieurs?... Ah! c’est vrai! j’ai jeté le soupçon sur ma mère, ma mère qui n’était peut-être pas la conjointe d’un bonnetier. Pourquoi de tels sursauts indignés? Ne vous avais-je pas averti tout à l’heure que je n’adorais plus qu’une chose, que je n’avais plus qu’une idole: la Vérité. En parlant ainsi, sans aucun souci de la déférence filiale, j’ai sans doute, à vos yeux, perdu le droit de me réclamer encore du ton de la bonne compagnie. Mais laissez-moi vous dire que les gens bien élevés, le parfait crétin ou l’académicien reluisant, ce qui est la même chose, qui sacrifient avec ténacité aux belles manières, à la mode, aux bienséances, non moins qu’aux opinions reçues, sont animés d’un tel besoin de sacrifice qu’ils paraissent, aux convenances, avoir sacrifié jusqu’à leurs vésicules séminaux. Or, moi, j’entends déambuler à mon aise dans l’idéologie des gens qui ne sont pas émasculés. Traitez-moi de cynique, de fils dénaturé, d’impudent ou d’amoral, cela m’indiffère, puisque le premier qui parla d’immoralité fut sans doute un impuissant ou un pédéraste s’efforçant de donner le change; tout comme le premier qui inventa la Loi, et assura ainsi la sauvegarde des canailles à venir, fut à n’en pas douter, un scélérat condamné par l’opinion pour un méfait notoire et qui s’efforça désormais d’avoir raison devant tous par un subterfuge inattendu. Ceci, nettement déduit—et il est bien malheureux que de telles évidences vous viennent d’un assassin—pourquoi me priverais-je d’émettre à propos de ma mère une hypothèse vraisemblable? Que me font vos billevesées sociales et le respect préconçu des ascendants immédiats? Ma mère m’a jeté de force dans une aventure qui s’appelle la vie, dans une effroyable aventure dont je ne puis sortir que par la mort. Elle ne s’est point préoccupée de savoir si ma mentalité, mon caractère et mes aspirations, qui ne devaient surgir que plus tard, s’adapteraient à la vie. Elle m’a conçu par plaisir et mis au monde par nécessité. Elle m’a précipité de force moi, pauvre ovule sans défense, dans un monde auquel, peut-être, je n’aurais pas souscrit. Pourquoi voulez-vous que je lui décerne le respect et l’amour, tout de suite, à priori, sans jamais réfléchir sur un pareil forfait. ni procréer ni détruire, c’est la loi de la civilisation supérieure dont je n’ai pu, hélas! réaliser que la première partie. Elle a obéi à la Nature, direz-vous, triste explication! Elle m’a donné le jour, pourriez-vous ajouter encore, mais c’est justement ce que je lui reproche. Abstiens-toi, a dit le philosophe athénien. Esclave imbécile d’un instinct scélérat, que n’a-t-elle pu connaître et goûter la divine sagesse, en cette parole incluse!

Vous le voyez, il faut en prendre votre parti; je suis de ceux dont parle le Dante, «qui blasphèment Dieu et leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps où ils naquirent et la semence de laquelle ils sont issus.»

Messieurs, je continue... A la fin de ce discours, mais seulement à la fin, je dévoilerai ma personnalité réelle; jusque-là je veux bien consentir au curriculum que l’avocat de la République m’a imparti, réservant pour plus tard les aveux définitifs sur l’être énigmatique que je suis. Vous pourrez alors toucher du doigt l’inanité de vos instructions judiciaires et le ridicule de vos débats d’assises. L’ordinaire cortège des témoins, préalablement travaillés par les agences Tricoche et Cacolet à 50 francs le faux témoignage, l’éloquence glaireuse du Ministère public, les lieux communs en décomposition des grands avocats, sont, à n’en pas douter, pour que la femelle du gorille s’applaudisse de n’avoir pas, avec son espèce animale, versé dans la Parole, et partant dans l’idée de Justice, quand la chute qui la précipita du haut d’un cocotier et la peur qu’elle en ressentit lui firent faire cette fausse couche qui, depuis cette minute mémorable, s’appelle l’Homme.

Mais, pour en revenir à ma cause personnelle, et s’il faut en croire le porte-vindicte de la Société, je me montrai jusqu’à la mort de mes parents un fils parfait, une géniture en tous points profitable, un embryon dont la fécondation n’était vraiment point à regretter. Toujours d’après lui, dès que je fus mon maître, je négociai avec la Nonciature l’acquisition d’un titre à particule, et je disparus.

La Société perd ma trace pendant dix années et ne me retrouve que depuis exactement vingt-deux mois. Qu’ai-je fait pendant ces deux lustres? Quels sont les travaux glorieux, les hauts faits ou la plate et bourgeoise existence dont je puisse me réclamer afin de dissiper ce qu’il y a de mystérieux dans ma carrière? Vous dirai-je qu’à peine lancé dans la vie, parmi mes congénères, je me trouvai bientôt, comme tout être intelligent doit s’y attendre, dans la posture d’un nageur qui traverse un bras de mer peuplé de requins. Cela vous est indifférent, n’est-ce pas? et vous préféreriez sans doute que je descendisse des nébulosités du général aux précisions du particulier? Mais ce que j’ai fait vous ne le saurez point, car vos mentalités respectives seraient incapables d’en savourer la sublime grandeur. Qu’il vous suffise d’apprendre que les deux conceptions, les deux œuvres magnanimes auxquelles j’avais voué ma pensée et ma fortune durent être abandonnées, l’une après l’autre, et que de surprenantes phases morales, à partir de cet instant, commencèrent pour moi.

Dès que je fus vaincu, dès que j’eus roulé à terre, l’âme saignante, pantelante et tronçonnée, l’Hydre de Bêtise qui, telle Echidna, le monstre à cent têtes, trône assise sur le monde, et dont tous les humains lèchent le périnée avec ferveur, poussa vers moi une de ses tentacules, m’aggrippa et m’attira sur son sein.—Vis comme les autres hommes, me souffla-t-elle; emploie le formulaire tout préparé qui leur sert de conversation; donne des poignées de main aux scélérats; fais ta cour aux crapules respectées; sois neutre, atone et sans originalité; garde-toi de la sincérité comme du typhus; dépense ton argent à goûter à tous les cacas dispendieux et à tous les pipis réputés, connus dans les grands restaurants sous le nom de boissons ou de nourritures; va-t’en dans les cercles ajouter des chapitres infinis au sottisier en honneur dans les salons; que la famine du Pauvre et la douleur des suppliciés te soient source d’appétit et de réconfort; en surplus, chemine de ton mieux dans les pertuis et les orifices de la Femme, car par dessus tout, tu entends, il faut faire l’amour.

Que répondre à cela? Jusque-là, les seuls débats de l’esprit m’avaient attiré, et j’ignorai tout ce qui compose le bonheur selon la définition acceptée. A cette énumération savante des délices civilisées, un ressac intérieur bouscula tous mes organes; des salives voluptueuses et plus déferlantes que l’embrun d’équinoxe emplirent ma gorge, roulèrent en tumulte dans ma poitrine, parurent même refluer jusqu’à mon cerveau, habité déjà par la horde furieuse de toutes les concupiscences. Ah! oui, vivre, vivre, vivre! comme dit l’École naturiste; je hurlai ce verbe sur tous les tons, en un besoin, un désir farouche, des pamoisons qu’on venait de me citer... je répétai ce mot VIVRE, dans un crescendo furibond, en modulant ses deux syllabes avec tous les dièzes de volonté que j’avais à ma disposition.

Les entreprises par lesquelles je résolus de débuter, furent l’amour et le sport, entreprises qui permettent immédiatement à un homme de ma condition de s’imposer au respect et à l’envie de ses semblables. Hélas! Hélas! pourquoi la Nature m’avait-elle conditionné pareillement? Une rancœur morale, une détresse physique, une panique d’âme et de nerfs, survenaient toujours à l’issue du moindre de mes comportements amoureux. Je n’évoque pas ici, Messieurs, les trahisons de mes maîtresses, trahisons qui, pour un être de complexion raffinée, sont le véritable et même le seul charme d’aimer. La trahison, en effet, remue profondément la bile, active toutes les sécrétions peccantes, précipite l’amant, désireux de se réhabiliter devant soi-même, à la recherche d’autres femmes qui découvriront enfin toutes ses qualités méconnues par les précédentes; elle l’empêche de se vautrer dans la bauge de l’habitude, le restitue à sa norme immuable de sottise et de méchanceté et, selon le vœu de l’Espèce, l’actionne vers des croupes subséquentes qui remplaceront ou feront oublier l’arrière-train coupable.

Hargne et ironie du sort! quand j’avais goûté à ce que l’humanité proclame être la plus grande des voluptés, une pestilence d’asphyxie, un remugle de puisard, accouraient pour emplir mon esprit et ma chair à ce seul souvenir et me faire grelotter de dégoût et d’effroi pendant d’interminables semaines. Qu’était-ce donc? Peut-être n’y avait-il là que morbidité passagère ou manque d’entraînement. Je m’acharnai, j’inventai des dialectiques à mon usage, ce fut en vain. Toujours, en me traînant par les cheveux, pour ainsi dire, je me ramenai chez la courtisane, la pallaque ou la femme du monde, comme un malheureux, après avoir fui, se traîne à force de volonté devant le davier du dentiste. Toujours, toujours, je revenais de la chose avec le même goût indélébile de fange ou d’assa fetida dans la bouche. Les deux sexes de l’humanité, sans compter les sexes adventices, qui passent la majeure partie de leur existence à se flairer réciproquement, qui se fourbissent l’épiderme de la caresse de leurs paumes, comme on fourbit du ruolz avec une peau de daim, qui échangent la fadeur de leurs haleines, les relents hypocrites de leur larynx et accolent leurs babines, cependant que les moustaches se promènent sur les faciès adverses au milieu des petits hi! hi! de plaisir et du roulis des sclérotiques renversées, tout cela, y compris la confondante imbécillité du langage d’amour, l’inénarrable ridicule des «aveux», la puante scurrilité de l’accouplement, qui fait soubresauter les deux bipèdes en travail à l’instar d’hamadryas qu’on empalerait vivants, tout cela s’exhibait à mes yeux comme d’un grotesque à déconcerter l’esprit de Monsieur Leygues, lui-même.

Effroi! Soudain, à l’issue d’un de ces désarrois, une question terrible se posa pour moi. Avais-je sans le savoir des goûts contre nature?

Affolé, terrifié, anéanti à cette pensée, je vécus des jours sans nom, et, un soir, avec la belle franchise et la décision spontanée qui composent le fond, l’idiosyncrasie de mon individu, je résolus d’élucider le point délicat. J’accolai des cinèdes fameux, des bardaches cupidonés, je perforai des gitons dont eussent rêvé les Valois, les papes de la Renaissance et quelques-uns de nos plus brillants chroniqueurs. Je devins un habitué de «l’arbre d’amour», dans notre promenade élyséenne; je hantai quelques-unes des «Théières», c’est-à-dire des vespasiennes les mieux achalandées de nos boulevards. Et il m’arriva de dévorer un homme dans son centre, comme dit Catulle. Ah! ce fut pis encore! du guano empouacra ma gorge, des geysers de purin giclèrent dans mon âme... Alors seulement, je connus que seul d’entre tous les hommes, peut-être, je n’avais pas été embrigadé parmi les serfs du désir, parmi les leudes de l’amour normal ou antiphysique. Mais que faire, que faire sur cette planète, si l’on répugne à chevaucher d’autres êtres avantagés d’un pubis ou porteurs de génitoires? Ce fut atroce, Messieurs, d’autant plus atroce que le vide et le néant du Monde m’apparurent dans leur entier, et que le sport, du même coup, en vint à me dégoûter. Monter en steeple; au pesage de Longchamps, huer M. Combes, le seul Républicain qu’on ait vu au pouvoir depuis la Convention; être un des premiers maillets du golf ou du polo; faire du 130 à l’heure en palier; ouïr Monsieur Edmond Blanc; fréquenter Monsieur de Dion; frôler Madame du Gast, s’avéra stupide non moins que déshonorant pour un homme de ma mentalité.

J’aurais pu, étant données ma nature sensitive et ma remarquable compréhension capable de tarauder l’inconnu et le mystère le plus rebelle, j’aurais pu, me direz-vous, m’orienter vers les arts. Mais quoi? Faire de la littérature? Traiter, par le julep gommeux du roman à 3 cinquante, le catarrhe esthétique des personnes qui ont la déplorable habitude de s’intéresser, à travers 400 pages, aux comportements d’autrui? Assembler des vocables, perpétrer des phrases, distiller et passer vingt fois à l’alambic la saveur des épithètes, à quoi cela sert-il? Créer des types, modeler à nouveau des Werther, des René, des Rastignac, des Rubempré, sur lesquels, immédiatement, des imbéciles, à défaut d’originalité propre, seraient venus se modeler avant que le néant ne se fût refermé sur eux, comme l’eau du fleuve se referme sur l’ablette qui vient de gober une mouche, à quoi bon?

Et puis ayez un style sage et poli, soyez juste milieu, tout à fait réservé dans vos adjectifs, et même castré un peu; pour toute couleur, passez votre prose à la mine de plomb, alors vous serez un écrivain. Mais ne vous hasardez jamais à faire éclater le creuset de la phrase sous les flammes généreuses de l’indignation ou de l’enthousiasme: votre genre ne serait pas recevable disent les pontifes. Cela n’a pas grande importance, du reste, car l’écriture, le style, l’imagination, le talent, ont-ils servi à autre chose qu’à formuler de nouveaux modes de mentir ou de se leurrer soi-même? L’homme est animé d’un étrange besoin, qui suffirait à lui seul à faire éclater l’infériorité de son espèce animale: celui d’élaborer des fables, pauvrement imaginées pour la plupart, et d’en bercer sa douleur. Est-ce que c’est le fait de l’intelligence de croire à des contes, si brillants soient-ils, et de remplacer les mythes, au fur et à mesure de leur putréfaction, par d’autres mythes? Depuis les histoires de corps de garde et les pugilats de soudards grandiloquents qu’a formulés Homère, jusqu’aux affabulations carnavalesques du père Hugo, l’être humain en est resté à la mentalité des enfançons: il faut toujours qu’une nourrice lui murmure à l’oreille quelque chanson niaise pour le calmer ou l’endormir. Voyons, je vous le demande un peu, quel poème de vérité, quel roman aux mille phases, quelle tragédie suant l’horreur et l’effroi, approcheront jamais de cette constatation à la portée du premier venu: à savoir que la Nature est la Gouine scélérate qui a volontairement créé le mal, qui a fait l’homme mauvais, qui a décrété que toutes les espèces s’entredévoreraient, afin de jouir sadiquement de la Douleur emplissant l’univers, dans le besoin où elle était d’assurer la pérennité du crime, et qu’à cela, il n’y a rien à faire....

Or cette constatation suffit à tout; après elle, la littérature s’exhibe ridicule et infatuée de sa propre impuissance à rien changer de l’état de choses. Tout est inutile, puisqu’on ne réduira jamais la malfaisance de la Nature, voilà la seule chose digne d’être écrite. Ceci dit, il convient de se taire. Hormis cela, le reste n’est plus que proses à l’adresse des crétins, qui veulent à toute force qu’on leur ourdisse des histoires d’amour, qu’on les intéresse, qu’on leur tire des pleurs, avec les aventures douloureuses de leur prochain, quand ce même prochain, venant à périr de famine sous leurs fenêtres, ne leur tire pas une larme, parce que les péripéties n’ont pas passé par l’imprimerie. Car, vous l’avez tous constaté, la Douleur, la Misère, dans la rue, n’excitent la compassion de personne. Dans un livre elles font pleurer tout le monde.

Si je me sentais peu enclin aux Belles-Lettres, il restait la peinture et la musique, pourrez-vous répondre, dans l’intention visible de m’embarrasser. Or, je n’éprouve aucune gêne à confesser maintenant que la peinture et la musique—sur lesquelles je me suis tout d’abord illusionné—sont bien les derniers travers dans lesquels un homme puisse verser. Qu’est-ce que c’est que la peinture? La représentation d’une chose, d’un décor, d’un homme, à un moment donné de son époque, de sa vie, et une fois pour toutes. La peinture, vous en convenez, ne peut reproduire qu’un aspect momentané, qui désormais ne variera plus. Mais n’est-ce pas la négation même de la Vie, que de nous offrir cette vision figée, stéréotypée, immuable, que rien ne saurait plus modifier sans attenter à l’œuvre d’art, alors que la condition de la vie est de se modifier sans cesse et d’être non pas une immobile, mais diverse et mouvante? Quel ridicule effort vers l’insaisissable, la peinture a-t-elle donc tenté? L’humanité n’est pas encore sortie des limbes de la civilisation; nous sommes en pleine barbarie, voilà pourquoi il y a encore des tableaux, dont la juste destinée—qui nous venge bien—est d’être vantés par Péladan, d’embellir l’intérieur de tous les snobs, de tous les Chauchard ou autres ploutocrates acéphales de cette planète justement diffamée.

Quant à la musique, ce n’est qu’une chatouille à tous les endroits obscènes de notre individu, une titillation sur le prépuce sentimental. Elle ne s’adresse qu’à la fibre, jamais à la Raison, ne déchaîne que des sensations, et fait ainsi lever dans la chair tout ce que la Nature y a entreposé d’abject ou de ridicule. Prenez, en effet, Messieurs, les animaux les plus vils de la création, la vipère, le crapaud, l’araignée, le scolopendre ou l’officier de cavalerie; jouez-leur en partie un oratorio de Bach, ou une sonate de Beethoven, vous allez les voir donner, sur l’heure, les signes les plus évidents de la volupté; leurs écailles ou leurs pustules, vont immédiatement s’épanouir, se dilater d’aise infinie, de plaisir exacerbé. Pour mieux établir ma démonstration, j’ajouterai que si vous leur récitiez, dans la minute qui suit, la Prière sur l’Acropole, de Renan, ou la Mort du loup, de Vigny, la vipère, le crapaud, l’araignée, le scolopendre, l’officier de cavalerie, se feront immédiatement disparaître avec toute la vélocité dont ils sont capables. Le silence, d’ailleurs, aura toujours plus de génie que les musiciens, n’est-ce pas? Voilà, je suppose, qui est parler.

Puisque je répugnais «aux ambitions du grand art», pour me servir de votre langage, il m’eût été loisible,—pourrez-vous penser—de me déterminer vers des virtuosités moindres. J’aurais pu, à votre sens, me faire journaliste? Maintenir dans le même état d’hébétude la clientèle d’un journal; vivre de maquerellat, de chantage ou de prostitution; être loué à la journée ou au mois par les marchands de suppositoires retirés des affaires qui détiennent les feuilles à grand tirage; consentir pour arriver à ce que mon sphincter serve d’encrier aux pontifes de la Rubrique; me mettre en carte aux fonds secrets; échanger sans résultat des balles à vingt-cinq pas ou des aménités à bout portant avec M. Arthur Meyer, autant valait, tout de suite, faire les lits de la Nonciature.

Voyager alors? figurer parmi ce bétail éperdu que le snobisme et les «Baedeker» incitent à la déambulation, de juin à septembre, et qui, de wagon en paquebot, de la plage à la montagne, vient déferler en bêlant devant les beautés naturelles que le crétinisme contemporain, secondé par les hôteliers et les imbéciles des journaux, a mises à la mode. Un kodak brinqueballant dans le dos, afin de bien affirmer qu’on a été délesté de toute intelligence, affronter la vague estivale, la mer, cette grande proxénète, cette grande entremetteuse des adultères de la classe moyenne. A Trouville, dans la saison, pendant que l’employé du Casino, armé d’une gigantesque écumoire, écrême les flots crétés de pellicules par le bain des touristes, comprendre enfin les colères de l’Océan, ses furies vengeresses des mois sombres, quand, plein d’une rage légitime, il se lance à l’assaut des falaises, semblant ainsi vouloir dévorer la terre pour la punir d’avoir déversé sur lui, à travers seize semaines, les boniments des snobs, les propos des bourgeois et la stupidité des paroles d’amour. Vous me direz que devant la mer il y a le soleil qui, telle une hostie sanglante, est avalé par l’horizon céruléen. Moi, quand le soleil se couche, je pense à tous les crimes, à tous les forfaits, à toutes les hideurs, que sa lumière a permises encore ce jour-là. Et je le hais, je l’exècre, je l’abomine; et pour ne pas être le «voyageur» qui salue sa beauté maléfique, je préférerais être prisonnier des ténèbres les plus visqueuses, des ténèbres d’Église; je préférerais passer ma vie à remplir, avec zèle et les yeux crevés, la charge la plus horrible, l’office de Grand Masturbateur du Vatican, par exemple!

Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer.

Pourquoi, si tout te dégoûtait, ne t’es-tu pas révélé orateur ou bien encore sociologue? Je vous attendais là. L’Occident est ravagé par deux maux: la syphilis et la manie de l’éloquence. Le tribun qui, sur le plateau, désoblige la sérénité des couches d’air ambiantes, donne l’essor à ses prosopopées, met en valeur chacune de ses tirades, et fait un sort à tous ses mots, est un individu qui n’a jamais pris conscience du grotesque. De plus, c’est un cabotin-né. Comment sans cela pourrait-il consentir à se démener, afin d’embellir sa marchandise par sa propre gesticulation? Et comment quelque jour, ne s’enfuit-il pas en se frappant la poitrine pour s’en aller décéder de remords, dans un coin ignoré, au souvenir des stupidités qui lui ont forcément échappé? Affamé de célébrité, avide de gloire, l’orateur consent à tout, aux plus immondes attouchements, afin de se concilier la Foule et il n’hésite jamais à lubrifier le coccyx du Public de sa langue opiniâtre. Non, voyez-vous, tout homme qui besogne sur des tréteaux est un prostitué. Pour ce qui est de la sociologie en quoi Monsieur Drumont et Monsieur Jaurès brillent, d’un éclat pareil, tout ce qu’elle peut enfanter se manifeste imbécile suprêmement; et les systèmes des Réacteurs comme ceux des Révolutionnaires se rejoignent avec ensemble au même confluent de puérilité. Chaque fois qu’il vous sera donné d’entendre un des fantoches de la partie vous parler de Société harmonique, vous affirmer qu’il est en possession de supprimer la misère, le mal et la douleur, vous n’avez qu’à engager avec lui ce petit dialogue:

—As-tu le moyen de décrocher, d’éteindre le soleil, ou d’empêcher les hommes de se reproduire?

—Non.

—Eh bien! alors tais-toi, car ce sont les seuls expédients pratiques pour abolir ce dont tu parles.

Mais il restait, vous y avez tous songé, la carrière politique. M’instaurer candidat nationaliste et sauver la Patrie, là était le salut, n’est-ce pas, Messieurs les patriotes du Jury? Non, cela n’était pas possible. Mon comité m’aurait enjoint, toute affaire cessante, de railler les Bretagnes, d’accourir à la rescousse des croyants coprophiles qui, là-bas, remplacent les roses, les lys et les myrtes de l’autel par la fiente des dépotoirs. Passer des journées entières, assis sur le chaperon d’un mur, à embrener les commissaires du Gouvernement et prouver ma qualité de bon Français par un brio de stercoraire, me parut être une attitude sans élégance. Un aiguillage, un seul, me restait à tenter: devenir un dilettante, un raffiné; en un mot, me muer en imbécile à l’égal des cérébraux. Désireux d’obtempérer aux conseils dont je vous ai parlé tout à l’heure, anxieux de vivre selon la norme de ma caste tout en restant un intellectuel, je m’y essayai. Et, en toute habileté, je résolus de profiter des dernières créations de la littérature, d’additionner froidement des Esseintes à Monsieur de Phocas. Mes dispositions naturelles me servirent et en moins de deux mois je possédai une âme et un logis appropriés. Après avoir pâli sur Ruskin, j’eus des tableaux de primitifs, des Quentin Metzys, des Memmling, des Franz Hals, des Pordenone que je ne compris pas tout d’abord, qui me semblèrent hideux en fort peu de temps, mais au pied desquels je récitai infatigablement les proses de Monsieur Huysmans ou de Monsieur Jean Lorrain. J’achetai une copie de la Joconde, plus belle que l’original à ce que m’affirma le copiste, car, me dit cet homme, j’ai ajouté aux beautés de l’œuvre et j’ai corrigé les défauts. Ah! cette Mona Lisa, ce sourire agaçant, ce visage de loueuse de chaises du XVIe siècle, ce paysage tourmenté, ces Buttes-Chaumont épileptiques qui servent de fond à la toile, comme cela m’a fait hurler après seulement quelques semaines, quand, n’y tenant plus, je retournai Gioconda contre le mur! N’importe! Je me consolai avec d’insolites tapisseries, des soies extraordinaires, d’impossibles lampas, d’inouïs brocarts, des tabis, des orfrois magiques, dignes de susciter les plus nobles écritures. J’acquis des collections de pierres fabuleuses: des péridots, des opales, des rubis gros comme des testicules et des sardoines gigantesques taillées en forme de phallus. Je possédai des émaux, des cloisonnés, des gemmes byzantines, des bijoux phéniciens, des pendiques, des torques, des fibules syriaques, un cure-dents carthaginois en or jaune avec les initiales de son propriétaire gravées en caractères puniques, un incontestable suspensoir d’Alcibiade et même un bigoudi en byssus ayant appartenu indiscutablement à la divine Salomé! Je brûlai des essences précieuses, du nard et de la myrrhe conculqués pour moi à Bagdad même. Bref, ma demeure, en peu de temps, ressembla à quelque fabuleux et artistique lupanar d’invertis dont M. de Montesquiou et d’Adelsward eussent été les tenanciers, ou bien encore à une chapelle bien famée, pour millionnaires érotomanes. Et vous pensez si j’inventai des déraisons, des détraquements! Un jour, sous le Pont-Neuf, je stipendiai une cardeuse de matelas et je m’introduisis tout nu dans les étoupes et le crin de son chevalet. Une heure durant, je me fis battre à l’aide de ses longues baguettes, de ses verges d’osier, et, à chaque coup, chaque fois qu’un sillon bleuâtres se dessinait sur ma chair, je sentais la volupté violenter mon être, alors que mes doigts, crispés par le plaisir, cardaient et grignaient la laine, comme auraient pu le faire les crochets d’acier de la brave femme. Chez des brocanteurs, je négociai l’acquisition d’un nombre respectable de vieux sous-bras et, rentré chez moi, le soir, j’orchestrai, je symphonisai ces odeurs, ayant dépassé en cela, de bien loin, le célèbre des Esseintes, si ridicule, n’est-ce pas, Messieurs, avec son parfum de frangipane? Un matin, comme je venais de lire la prose célèbre de Mallarmé, la prose divine, en laquelle il conte la mort douloureuse d’une syllabe, je me vêtis de noir, et j’allai moi-même, à la mairie, déclarer le décès de la Pénultième. J’étais donc heureux, je vivais libre, affranchi du sexe et, comme un admirable artiste, j’étais parvenu, d’autre part, à l’ultime degré de la civilisation, au dernier stade de l’affinement mental.

Survint alors le cataclysme intérieur qui devait m’amener devant vous.

Un après-midi, dans la Villa des Muses, nous discutions esthétique avec le comte Robert—vous le connaissez tous—et il venait de sonner son officieux ou plutôt son esclave noir, un merveilleux éphèbe, nommé par lui Hiéroclès, qui, en l’œuvre de volupté, ne devait servir qu’une fois, comme tout ce que touche le comte Robert. Infibulé, l’esclave portait encore l’anneau d’argent destiné à défendre sa virginité ainsi qu’il était d’usage dans la maison de quelques patriciens romains soucieux des plus délicats plaisirs de la chair et de l’esprit. Entièrement nu, l’adolescent à la toison crépelée, oint d’essences précieuses et d’aphrodisiaques parfums, les tétons fardés, les orteils bagués de chrysoprases et les cuisses constellées de larges émeraudes, déposa sur un guéridon, d’onyx deux tasses contenant du lait de zibeline, deux tasses de jade sur lesquelles couraient des chimères d’or onglées de rubis. Après avoir trempé ses lèvres dans le précieux liquide, seule nourriture des vrais esthètes, que des trappeurs à sa solde recueillaient pour lui, à grands frais, au fin fond du Canada, tout en brisant la coquille d’un œuf d’épervier cuit et durci sous la cendre du bois de santal, aliment qui donne la vigueur et le plein essor, le comte Robert me dit sa nostalgie:

«Il portait l’inapaisable regret des vers inconçus des poètes défunts.»

Et moi, citant ses propres vers, je répondais, chantant la gloire du divin poète, et le consolant de mon mieux:

O vous, l’Homme sur qui toutes turquoises meurent,

J’en suis épouvanté!

Et nos velléités d’alliance demeurent

Comme un mort enfanté.

Où sauver les boutons, les bagues et les cannes

Que vous allez tuer?

Comment du bleu qui sort de mes cent sarbacanes

Me déshabituer?

Tout à coup, je me frappai le front avec un cri sauvage, comme dit à peu près Musset. Mystérieuse genèse des idées! Germination occulte de la pensée salvatrice! Comment le désir éperdu de vouer ma vie à une grande œuvre, à la seule grande œuvre digne de mon intelligence, m’était-il venu, en cette minute? Comment avais-je réalisé une aussi miraculeuse trouvaille, et cela rien qu’à réciter cette strophe immortelle dont nul hémistiche, nul mot pourtant ne pouvaient m’induire en semblable découverte? C’était l’Inouï tout simplement, et les Goëtistes, les Spagiriques eux-mêmes ne pourraient définir le processus d’un fait pareillement fabuleux.

Toujours est-il que j’étais déjà dehors, sans autre souci, ni dépense de politesse à l’égard de mon hôte qui, d’étonnement, avait ouvert et refermé plusieurs fois la bouche, ce qui avait eu pour résultat de faire choir son dentier sur le parquet. Même sa stupéfaction avait été telle qu’il avait bavé un peu de son lait de zibeline sur son corset de soie blanche escaladé d’iris noirs et de sataniques orchidées couleur de soufre.

Trois jours après, j’avais enlevé Hiéroclès, l’esclave nègre du comte Robert, et j’avais prélevé dans un cénacle littéraire une jeune femme éthérée, aux cheveux cuivre en fusion, aux bandeaux préraphaëlites, coiffée en oreilles de setter-gordon, venue de sa province pour se conformer aux dires de l’École symbolico-décadente, non sans avoir été engrossée, au préalable, par un robuste vicaire de son département.

Je n’eus point de peine à démontrer à cette botticellesque personne—une figure de Pietro della Francesca—désireuse avant tout d’esbrouffer son époque et d’être louangée par les postérités, que nous pouvions, si elle s’y prêtait, réaliser quelque chose auprès de quoi la conquête de la pierre philosophale, le grand rêve des Alchimistes, apparaissait comme une simple misère. Oui, la gloire était là! Nous pouvions réussir ce qu’Héliogabale et le Sar Peladan n’avaient point réussi. Susciter l’Androgyne nous était loisible. Rien moins.

Entendez-moi bien. Nous n’avions nullement l’ambition de faire apparaître derechef l’Androgyne naturel, tel qu’il se manifesta dans les premiers âges de l’animalité. Le naturel, vous le savez, est en horreur aux délicats qui, avec juste raison, lui préfèrent l’artifice et le simili. Mais pour un autre motif, celui de surpeupler la terre, nous éloignions de nous, avec frénésie, l’idée de recréer la Gynandre détenteur des deux sexes, parfaitement normaux, se fécondant soi-même. En effet, messieurs, vous n’êtes pas sans savoir que l’être primordial, l’homme si vous voulez, était ainsi conditionné. Comme certains mollusques la possèdent encore, il possédait l’enviable faculté de se fruiter par auto-fécondation. Par surplus, il nourrissait, il alimentait sa progéniture de son propre lait, à l’instar des mammifères femelles d’à présent. Les tétons parfaitement inutiles que nous portons tous, nous, les mâles, nos mamelles, nos glandes mammaires, atrophiées parce que ne servant plus depuis que l’humanité s’est partagée en deux sexes principaux, sont une preuve formelle, définitive de ce que j’avance. Car pourquoi la Nature qui ne saurait errer, qui ne fait rien de superflu, nous aurait-elle donné des tétons si nous n’en avions jamais fait usage? Et ceci explique la pédérastie, tare de toutes les races, la pédérastie qui n’est après tout qu’un rappel du passé, une sorte de retour inconscient vers l’antériorité, un impératif d’atavisme poussant certains individus à revenir, sans qu’ils en aient conscience, à la règle d’amour primitive, à la norme initiale imparfaitement abolie encore. Je m’explique: ceux qui besognent les deux sexes, soit cinquante pour cent environ des sodomites, sont des êtres en qui l’hermaphrodisme subsiste, perdure, en puissance. Ils vont de l’homme à la femme avec un égal plaisir. Les autres, qui recherchent exclusivement le mâle, sont ceux en qui le sexe femelle s’est prolongé de façon virtuelle, et prédomine sur l’autre. Ces derniers qui possèdent tous les attributs du mâle se désolent en réalité et sans le savoir de la perte des organes féminins. Ils errent, se débattent et s’efforcent de revenir au premier mode de la vie, sans en avoir une nette conscience. Et cela est si vrai que, de temps en temps, la Nature a une distraction; par défaillance, par oubli, par accident, elle crée des hermaphrodites véritables. Elle semble vouloir ainsi revenir en arrière; elle élabore un monstre bisexué qui, présentement, n’est qu’un phénomène, alors qu’au début de l’espèce humaine, il était le type courant.

Tout à l’heure, je vous disais que nous avions repoussé avec horreur l’idée de recréer la Gynandre originelle.

Vous comprenez le danger que créerait le surgissement d’un pareil être apte à s’engrosser tout seul. Pour me servir d’une comparaison qui m’est chère, le pullulement de ces acarus, de ces coprivores, de ces cloportes de la grande famille des conéoptères qu’on appelle les hommes, finirait bientôt par avoir raison, en la dévorant toute vive, de cette rogne galeuse qu’est la planète. Déjà, ils s’y trouvent aussi serrés que les mouches sur une fiente exposée au soleil. Et le malaise règne à l’état endémique parmi eux, parce que beaucoup n’ont point une part suffisante des puanteurs nourricières qu’elle distille avec un soin jaloux. Dans ce temps-là, d’ailleurs, j’étais revenu de mon projet; je ne voulais plus supprimer la Terre...

Deux mois après donc, Hiéroclès et la maîtresse d’esthète, désireux l’un de s’enrichir grâce à ma munificence et l’autre de s’immortaliser, s’étaient prêtés à ce que j’avais exigé d’eux. Écoutez bien ceci. L’esclave noir du comte Robert avait consenti à l’ablation de sa mentule et de ses appendices, et un chirurgien de mes amis,—la gloire de la science future—avait pratiqué la greffe de la virilité d’ébène sur la plastique lactescente de la jeune nymphe des cénacles. Mais voyez jusqu’où va mon talent, et sur quel culminant sommet, sur quelle Alpe de génie, la fréquentation des artistes est capable de vous hisser. J’avais remarqué que la Nature, en sexuant la femme, avait agi avec la dernière grossièreté, avec un manque absolu de savoir et d’intuition. Pourquoi, oui, pourquoi, avoir placé la chose, de façon à ce qu’en s’hypnotisant sur elle, comme tout mâle vigoureux et sain est en devoir de le faire, les pieds—partie ridicule de l’individu—soient toujours visibles? Pourquoi aussi l’avoir située à proximité du brûle-parfums d’arrière, vase naturel des immondices? Ces néfastes particularités anatomiques sont pour affoler les rustres les plus opaques, vous en conviendrez, et je résolus d’y obvier. Il n’y a aucune raison, pensai-je, pour que l’hiatus en question n’ouvre pas son gouffre, son maëlstrom de délices, à côté du cœur par exemple, puisque ce viscère, qui entrepose toute notre noblesse, sert toujours à expliquer les déréglements de la cavité précitée. Une vulve fut donc pratiquée au bistouri, en le milieu du sternum, et maintenue ouverte par une canule d’argent, toute proche de la mentule du nègre qui profitait là comme une bouture sur un cep adolescent. Les eaux capillaires furent mises à contribution. Et ainsi ce fut parfait. Pubis et pénis, tous les organes dont se recrée l’homme, voisinaient l’un l’autre en une parenté familière, et, triomphe de la logique, se trouvaient réunis sous la main, dans l’heureuse opposition de leur couleur!

—Ça n’a pas le sens commun, dites-vous.

—Messieurs, le sens commun, comme son nom l’indique, est le sixième sens des imbéciles.

Le bruit de ce haut-fait, de cet invraisemblable miracle, réalisé par moi, courut Paris incontinent, et ce fut ma perte, car il est dans mon destin, hélas! de toujours rouler de l’Empyrée dans l’Hadès. Monsieur Huysmans ayant appris la chose, et inconsolable à la pensée qu’un seul de mes travaux avait, pour jamais, aplati son des Esseintes, Monsieur Huysmans, dans sa honte, courut s’enterrer tout vivant à Ligugé, et, du même coup, décréta la fortune du pharmacien de l’endroit qui, désormais, passa son temps à aider de son mieux à la résorption des bosses frontales de la communauté en dispensant à profusion, aux bénédictins et à l’auteur d’à Rebours, l’arnica et le sparadrap que rendait nécessaires chacun de leurs entretiens sur la liturgie ou la mystique chrétiennes. Car, ainsi que vous en êtes informés, on se contusionnait ferme dans cet endroit.

Quelles semaines d’ineffables délectations je vécus dans la cohabitation permanente avec mon androgyne, je ne saurais vous le dire! Il faudrait inventer une langue plus expressive que la nôtre afin de vous les conter! Certes, j’aurais dû exister solitaire et caché, tout entier à ma béatitude, mais j’étais homme encore, et le démon de l’ostentation me tenta. Je voulus donner une fête et m’exhiber dans mon bonheur et ma victoire, comme le Consul antique, puisque j’étais le Paul-Émile de la greffe animale. Le comte Robert y vint et se vengea. Ce soir-là, il était paré d’un corset de satin noir assailli et constellé de scarabées d’or. Et, comme le Crispinus de Juvénal, il portait des bagues d’été. C’étaient des torsades de fils minces, des linéaments quasi invisibles, des réseaux de follicules d’or vert, comparables pour la finesse et la ténuité au premier duvet, au capillaire hésitant des vierges à peine pubescentes. La complexion délicate du comte, sa nature véritablement féminine, la morbidesse si captivante de sa sodomie, ne lui permettaient pas de s’adorner de joyaux pesants, d’anneaux trop lourds, bons tout au plus pour les sous-officiers rengagés ou pour M. Paul Bourget. Sans doute, il usa d’effroyables sortilèges, de la magie des pierres, de l’envoûtement des mots, du philtre des rythmes, car à l’issue de la fête il enlevait mon androgyne et, par la suite, resta introuvable dans Paris. Je sus plus tard qu’il l’avait emmenée en Amérique et l’exhibait à Boston, à New-York, à Chicago, comme témoignage de son génie et de son horreur du banal, pendant que les journaux d’Europe dissimulaient la chose et annonçaient de lui une banale tournée de conférences.

J’aurai l’orgueil de vous cacher les affres qui suivirent, les tortures renouvelées de Prométhée, et je ne mésuserai point de votre condescendance pour vous peindre les heures affreuses qui furent miennes. Le Dante, dans son enfer, a oublié l’homme à qui on a volé son androgyne.

Je ne croyais pas pouvoir sortir jamais de mon hébétude, du coma dans lequel j’étais enlizé, lorsqu’un matin dont je me souviendrai toujours, un matin de février, alors que le ciel était couleur de pansement sale, et que la nue blennorrhagique éjaculait itérativement les mucus jaunâtres de ses dernières neiges fondues, je me sentis poigné par une sensation inusitée, par une détresse plus forte encore que les autres et jusque-là inconnue. Mon âme paraissait s’être ouverte à l’intérieur comme un sillon, une cicatrice d’humeur froide mal fermée, et je restai pantelant, transi, l’esprit et la chair en désarroi, comme si quelque insidieuse et vénéfique scrofule s’était glissée dans mes veines grelottantes. Cela dura une, deux, trois heures, peut-être, je ne sais plus. Il faisait grand jour, et cependant je haletais dans une ténèbre à ce point dense et opaque, Messieurs, qu’elle me semblait solide et que je m’efforçais à l’entamer, de la déchirer avec mes dents. Puis, tout à coup, au moment même où j’allais hurler, appeler mon valet de chambre, une révulsion! J’étais debout, me secouant, halluciné, affolé, cherchant je ne sais quoi de mes mains tendues, me tordant les doigts, de l’écume aux lèvres, avec, en mon être, tout le hourvari d’une lamentation intérieure qui ne pouvait cependant se traduire par aucun cri. Eh bien! savez-vous ce que je cherchais, sans presque en avoir conscience? Oh! c’est à peine si j’ose le dire. Je cherchais à étrangler quelqu’un!... Oui, je sentais que si j’avais eu là, devant moi, un corps humain, un corps de femme, de préférence, cela m’eût calmé sur l’heure, cela eût détendu immédiatement la contraction forcenée de mes muscles et de mes nerfs. Ah! pouvoir nouer l’étreinte implacable de mes phalanges autour d’un cou, d’un col blanc à la chair fine et jeune, et le stranguler lentement, lentement, en d’impossibles joies, en d’ineffables délices... Et pendant tout le reste de la matinée, je me roulai à terre, barrissant d’impuissance et de rage. On me releva en syncope. Depuis ce jour, je n’osai plus sortir de chez moi. Vous comprenez: ces cous de jeune fille que je me remémorais, ces tiges graciles et tièdes et satinées, entrevues jadis dans Paris! Je n’aurais pu y résister, j’aurais sûrement fait un malheur. Et l’infernal supplice, l’inexorable crucifixion commencèrent pour moi. Las de lutter, un jour, je fis venir des médecins à qui je contai tout; je me traînai à leurs pieds, les suppliant d’abolir cette effroyable hantise, de me tirer de ce gouffre gorgonien. Quelques-uns essayèrent des thérapeutiques impossibles, flairèrent mes crachats, examinèrent mes selles, goûtèrent mes urines, parlèrent de neurasthénie, me conseillèrent la campagne, la vie des brutes, et d’autres ne revinrent pas.

Un d’entre eux, cependant, me révéla une chose stupéfiante à laquelle je n’avais pas pensé jusque-là.—Vous êtes, me dit cet homme, une victime de la civilisation. Stimulé par les récentes littératures, vous vous êtes mis en devoir de réaliser les types les plus alléchants qu’elles venaient de fomenter. Alternativement, vous avez été des Esseintes ou M. de Phocas, et vous avez lu sans doute De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, de Quincey. Ainsi vous parveniez au palier suprême de l’affinement mental; vous aviez parcouru enfin le cycle qui va du primate à ces individus parachevés. Mais il est un point ultime qu’on ne franchit jamais sans catastrophe, mon cher client, car la Nature, comprenant très bien que l’être qu’elle a suscité, comme tous les autres pour des besognes déterminées, va lui échapper si son intellect s’élargit encore, la nature naturante le réfrène avec sa brutalité coutumière, donne un brusque coup de mors sur ses maxillaires douloureux. Par une régression terrible, elle le ramène brusquement en arrière, à l’état de l’homme primitif, et substitue ainsi à toutes ses aspirations d’artiste trop compliqué le goût initial, le besoin inné de tuer qui se trouve présentement enseveli au fond de la plupart des occidentaux sous les alluvions de trente siècles de culture. Depuis ce moment, l’individu,—vous-même, en l’occurrence—redevient l’anthropoïde ancestral, le grand bimane carnassier: il lui faut tuer, tuer, car tuer était jadis le plus divin des plaisirs..... Et il me quitta sans laisser derrière soi la moindre ordonnance, mais en exigeant deux mille francs pour prix de sa consultation.

Je restai plongé dans ma ténèbre, enlinceulé dans mes rouges visions d’assassinat. Une idée secourable accourut néanmoins. Pourquoi ne tromperais-je pas mon hallucinant désir, mon torturant besoin par l’artifice? Je commandai donc un mannequin à un de ces industriels spéciaux qui fabriquent des femmes en caoutchouc, ayant toutes les apparences de la vie, et, qualité suprême, ne parlant pas, qui confectionnent des Junons en vulcanite et des Anadyomènes en gutta-percha pour enchanter l’esseulement des navigateurs. Le négociant fit un chef-d’œuvre. C’était à s’y méprendre la réalisation du fameux portrait de Miss Siddons, de Gainsborough. Ce cou de patricienne, de grande aristocrate du siècle dernier qu’on se représente effleurant, du galop ramassé de son alezan, les gazons froids, les allées guindées des parcs anglais vernissés par la pluie dolente et paresseuse! Vous vous rappelez les vers de Chénier cités par Musset, n’est-ce pas, Messieurs?

....Un cou blanc, délicat

Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.

C’était ça. Ah! les voluptés paroxystes que je goûtai d’abord. Mes doigts, serrés comme le collier d’une cangue, comme un carcan de bronze, s’enfonçaient par gradations lentes, par pressions savantes et calculées, dans le caoutchouc, à qui mon imagination avait enjoint d’être la pulpe fraîche et satinée d’un col de patricienne. Et puis, elle tirait la langue ma femme en simili, car le fabricant lui en avait mis une, en basane cramoisie, et des cris gutturaux se bousculaient dans le larynx de baudruche. Pendant huit jours, je crus avoir sinon vaincu mon mal, tout au moins transigé avec lui. Et mes domestiques me ramassèrent trois fois évanoui aux pieds du mannequin. Mais un soir l’impérieuse nécessité, l’injonction terrible revinrent plus formelles. Quasi fou, pressentant que j’allais succomber, je me jetai dans le Sud-Express. Où allais-je? questionnerez-vous. Ah! C’était bien simple, je m’expédiais en Espagne, dans l’espoir d’y soudoyer le bourreau pour le remplacer le jour où l’on exécuterait une femme, car on étrangle là-bas. Vous saisissez: le garrot d’acier, c’eût été mes doigts de métal... J’aurais serré doucement, doucement, sans à coups, avec une précision savante, pendant que tout se serait fondu dans mon être comme au contact d’une flamme voluptueuse qui eût léché mes nerfs avec ses langues caressantes. Peut être aurais-je été pacifié du coup. Mais je n’avais pas de chance, la dernière anarchiste, une jeune fille de dix-sept ans, venait d’être suppliciée avec sa mère, il n’y avait pas une semaine, à l’occasion de la majorité du roi. Il fallait attendre et c’était impossible. Un psychiatre ibérique, consulté par moi en désespoir de cause, me conseilla de tuer des animaux ou d’assister à leur supplice. Je me rendis à deux ou trois corridas... J’en sortis avec la nausée. Ces matadors aux fesses proéminentes, fanfreluchés comme des filles de maisons closes, encaustiqués de pommade, qui croupionnaient dans l’arène, avec leurs passequilles et leurs passementeries d’hommes de joie, me rappelèrent les gitons d’antan. La foule hystérique, déferlante et pâmée à la vue du sang, me fit fuir avec le seul regret qu’il ne fût pas possible de lâcher sur elle une quinzaine de tigres à l’issue du spectacle. Je revins en France, et, de suite, me précipitai dans un tir aux pigeons. En peu de temps je devins un fusil sensationnel, un fusil capable d’effacer le roi de Portugal lui-même, et je ne tardai pas à être de toutes les chasses retentissantes. Je fus héroïque, car, pour abattre par centaines les perdreaux et les faisans, j’allai jusqu’à supporter la conversation de nos grands propriétaires, de nos financiers fameux et des potentats en balade. Il fallait me voir! Je tirais sans relâche, ne manquant jamais, courant ensuite devant les porte-carniers pour ramasser moi-même les bestioles blessées. Je les soulevais délicatement d’une main, de l’autre, j’enserrais le col, et je nouais, je tordais mes doigts en trépignant, pendant qu’un tumulte de cris rugissait dans ma poitrine. Ah! c’était bon, bien bon! Je me souviens de l’une d’elles tombée dans un sillon. Elle agonisait, les plumes hérissées, gonflées comme par un vent intérieur, le gorgerin rougeâtre secoué de spasmes, l’œil se vitrifiant lentement, tandis que le bec, jusque-là convulsé par un trismus, s’ouvrait, tout à coup, pour laisser passer la langue qui jeta trois appels, trois stridulations de souffrance et d’effroi démesuré. Je courus sur elle... je l’emportai dans une clameur, dans un bramellement de plaisir et, les bras coulés entre les jambes, à demi-courbé, je l’étranglai, je comprimai mes poignets avec mes genoux pour avoir plus de force... On m’avait vu.

—Quel chasseur vous faites! C’est plaisir de vous inviter; vous avez le feu sacré, au moins, me dit, avec une tape amicale sur l’épaule, le baron Cormoran.

A quinze jours de là, je tombai malade. Ce fut une nuit sans fin, mais béate. Il me semblait exister sous un tunnel indéfini, dans une agonie latente que pas un rêve, pas un phantasme ne vinrent troubler. Ah! Comme c’était délicieux et confortant. Pourquoi, pourquoi, cette nuit n’a-t-elle pas duré toujours? Pourquoi en suis-je sorti? Sans doute pour connaître de nouvelles tortures, car lorsque je revins à l’intelligence, je m’estimai guéri, libéré, rédimé définitivement. Eh bien! non, je ne l’étais pas. Je n’avais fait que changer de bagne, passer entre les mains d’un nouveau tourmenteur.

La Nature, que j’avais combattue jadis, s’était dit sans doute que ma volonté était plus forte que la sienne, et que jamais je n’obtempérerais pour devenir l’étrangleur passionnel qu’elle avait décrété que je fusse. Elle s’y prit plus sournoisement, cette fois, avec une politique bien supérieure. Au lieu de tuer comme moi, insinua-t-elle, au lieu de massacrer au grand jour avec impudeur et cynisme; au lieu de supplicier les êtres avec furie, maëstria et sadisme, ainsi que je le fais, pourquoi ne tuerais-tu pas sans risque avec beaucoup de ruse et plus de science encore, en protestant à chaque minute de la pureté de tes intentions ou en affirmant ton droit légitime à agir ainsi, comme la Société, par exemple? Regarde, la Société tue tous les jours, par la guerre, l’usine, l’alcool, la famine, la diffusion de la bêtise, la misère, la caserne et la prostitution. Pourquoi, diable ne ferais-tu pas comme elle, puisqu’en l’occurrence, il y aurait volupté pour toi? Avec un peu de savoir-faire et de l’audace tu t’en tireras certainement.

A son égal, tu as de la surface, de la respectabilité acquise, qui donc songera jamais à t’incriminer? Et puis, même, si tu te faisais prendre, tu n’aurais qu’à arguer que tu as pratiqué en petit, toi, ce qu’elle pratique en grand. Pense à ses mensonges et à ses crimes coutumiers. Si un jour elle te traîne devant un de ses tribunaux, en te reprochant de l’avoir attaquée, de lui avoir nui grièvement, tu pourras lui rétorquer: Ta justice est en équilibre instable sur pas mal de principes dont l’un en particulier énonce: Nul n’a le droit de se faire justice soi-même; or, pourquoi t’élèves-tu contre moi, prétends-tu me juger, toi, Société, qui, en l’espèce, es juge et partie? Pourquoi t’accordes tu à toi-même, Entité mal venue, le droit que tu refuses aux individus?... Tu vois, ricanait la Nature, la Nature scélérate que j’avais voulu égorger jadis, tu n’as rien à craindre,... rien à redouter, même des Cours de Justice...

J’étais vaincu par le lumineux de cette argumentation. Je résolus donc de plagier la Société au plus près et d’assassiner avec une maîtrise et une duplicité au moins équivalentes. Pourquoi ne l’aurais-je pas égalée en hypocrisie? Bourgeois, riche, d’une honorabilité indiscutée, je me déterminai à pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs. C’était de tout repos. D’ailleurs, il y avait assez longtemps, n’est-ce pas, qu’ils la pratiquaient, eux, sur les Bourgeois? Pourquoi leur laisser les joies et le bénéfice de l’attaque nocturne? Ne convenait-il pas d’enlever ce privilège à la classe réprouvée comme le Tiers-État lui avait enlevé un à un tous ceux dont la Révolution l’avait un moment nantie.

Je sortis donc un soir dans l’équipage ordinaire du monsieur cossu. Une énorme chaîne d’or coupait en deux, comme un équateur coruscant, la sphéricité de mon abdomen: large ventraille rebondie obtenue à l’aide de force étoupes. Ma cravate était avantagée d’un diamant qui eût ravalé ceux du Padischah ou de M. Gérault-Richard, et mes doigts s’adornaient d’une véritable bijouterie d’archevêque. Dans la poche de côté de mon pantalon, une merveille de revolver, un «Smith and Wesson», plat et long, au mécanisme impeccable, caressait ma main de son frais contact et de l’ébène quadrillé de sa crosse. Je pris l’omnibus et descendis dans une de ces rues pestilentes et noires qui, comme un intestin engorgé, s’enroulent et sinuent sur elles mêmes, autour des Halles. Il y avait là justement un hôtel à filles. Je les regardais venir de loin, marchant à pas précipités, se retournant pour voir si l’homme qui suivait leurs jupes boueuses ne transitait pas par ailleurs. Il y en avait de jeunes, des gamines presque et d’autres qui étaient pour le moins sexagénaires, mais toutes avaient cette figure d’uniforme vieillesse, ces traits sans âge, cette chair bleutée, ces joues cuites et ces yeux éraillés que donnent l’alcool, la misère, et les coups des hommes. Toutes les catégories sociales défilaient d’ailleurs à leur suite: Il y avait des ouvriers qui secouaient leur pipe à la porte du bouge et des bourgeois qui, hâtivement, retiraient leurs gants ou leur décoration. Parfois, un homme entrait avec deux ou trois filles pour sa consommation personnelle. Je vis même poindre un gentleman, d’une trentaine d’années, qui venait de faire arrêter son coupé au coin du boulevard pour marcher derrière une horrible souillasse, et qui, sans doute, lui murmurait des saletés dans le cou, car subitement la larve qui l’accompagnait détala après avoir crié.—Ah! ben non, pas avec toi, t’es trop cochon... Plus loin, claudiquait un vieux cassé et cacochyme qui ne pouvait presque plus marcher, qui s’appuyait sur une canne, et qu’une petite, gibbeuse et presque chauve, les cheveux dévorés par le mercure, soutenait aux épaules. Un quart d’heure après, les hommes sortaient, jetant des regards inquiets sur leur tenue, comptant leur argent pour voir si on ne les avait pas entôlés; puis, sur leurs talons, surgissait la femme qui scrutait de l’œil la rue déserte pour s’assurer qu’elle était vide d’agents. C’était l’ordinaire défilé des amours de fange et de sentine: les lamentables, les déshérités, qui s’en vont là trouver l’exutoire requis par la Nature, les bourgeois à qui le contact journalier de leurs épouses donne du goût pour la chair des plus viles prostituées, et puis ceux que le vice malmène jusque dans l’ultime vieillesse, les petits vieux qu’on a couchés et bordés, le soir, les vieux bien propres de Sainte Périnne ou des Petits Ménages que la police recueille là, parfois, surinés par la gigolette ou ayant évacué leur âme, près de la cuvette d’ordures, dans un hoquet trop fort, dans une secousse trop véhémente d’immonde salacité; d’autres encore, ceux à qui le galetas empuanti par l’odeur des sexes, le taudion plein de punaises, le parquet ponctué de taches obscènes, les draps séreux et la fille engluée, peuvent seuls procurer l’extase suprême et le taraudant frisson.

Ce soir-là, je fus accosté par une prostituée.

Fais-tu voyeur ou fais-tu moineau? me dit-elle... Ça ne te coûtera pas cher...

Faire voyeur, je savais ce que cela voulait dire; faire moineau, je l’ignorais. Elle m’instruisit, car elle avait le don des métaphores et sa métonymie était pertinente: cela devait s’entendre tout simplement d’imiter les passereaux qui, au bord d’un toit, ne s’attardent pas à leurs amours, fruitent leurs femelles et puis déguerpissent.

Lorsque je fus dans l’hôtel, je formulai hautement toute ma répugnance à faire moineau.

La prostituée répliqua:

—Alors pour la voyure, mon petit, c’est un louis au patron et deux thunes pour moi. Mais tu vas rigoler des châsses sur quelque chose d’épatant... La princesse est justement en mains... Tu sais... on dit que c’est la Cobourg... une fille du roi des Belges...

Je tressaillis... et j’éclairai. Deux minutes après, l’œil collé à un trou de la muraille, j’assistai à une scène bien faite pour porter au dernier degré de l’exaltation cérébrale un intellectuel comme moi, qui ne poursuit en toutes choses que l’insolite, l’infini ou l’absolu.

Une femme grande, trente-cinq ans peut-être, bien en chair, d’une merveilleuse beauté brune, aux yeux d’ombre phosphorescente, aux cheveux de ténèbre odorante, était couchée sans un mouvement, rutilante de pierreries, pavée de bijoux, sur une carpette mangée d’usure, sur un tapis rongé de pelade et maculé de taches séminales. Vêtue seulement d’une chemise et d’un pantalon d’arachnéennes dentelles, une demi-douzaine de filles en haillons visqueux, choisies sans doute parmi les plus repoussantes, s’acharnaient sur elle. Les prostituées tournaient autour de la chambre comme des hyènes encagées, fonçaient subitement sur le corps prostré, reculaient pour revenir et l’enserrer, épileptiques, dans des spires de démoniaques, dans des orbes d’hallucinées, se battant, s’attouchant en d’immondes contacts, s’écroulant ensuite en grappe, en monceau, approchant leur bouche de celle de la femme toujours étendue et comme figée dans la béatitude. Soudain elles se dévêtirent, jetant leurs loques à la volée, exhibant de terrifiantes anatomies, des sexes purulents qui eussent découragé tous les chirurgiens, des ventres rhomboïdaux, des décombres de gorges, des tétines énormes et fluctuantes qui nourrissaient le désir de conjoindre les orteils, et qu’elles promenèrent une à une sur les lèvres de la princesse, sur ses flancs marmoréens, en leur infligeant d’innommables et intimes caresses.

Quasi léthargique, la patiente ne bougeait pas; je la crus morte.

—Mais on l’assassine... elles l’ont tuée... au secours!

—Non, non, tu vas voir... c’est très courant... Ça s’appelle se faire faire les puces.

Tout à coup, une prostituée à cheveux gris, terrifiante de hideur, se dressa sur les pointes, darda vers le plafond un bras épidermé de crasse et, déchevelée, hulula, pendant que sa poitrine gélatineuse moutonnait effroyablement en des hoquets d’ivrognesse. Car toutes étaient saoûles. A ses cris, la petite troupe des ribaudes déchaînées s’enfuit pour s’aller plaquer contre la muraille. La vieille clamita derechef, et la ronde infernale recommença. Puis, toutes se ruèrent, arrachant par lambeaux le pantalon et la chemise de valenciennes, découvrant un impeccable corps dont les lignes seulement commençaient à se soulever, dont les lombes palpitaient enfin. Folie! Une culbute générale submergeait la Junon immobile d’une houle, d’un ressac de poitrines, de reins, de cuisses, de croupes frénétiques.....

Un remous parut alors venir du tapis, fit osciller le monceau effroyable. La patricienne, reconquise par la vie, sortait de sa torpeur... Une main fine, aux ongles translucides, troua le tas des chairs mouvantes, lança à travers la pièce des bagues, de l’or, des peignes, des colliers, qui roulèrent et rebondirent, fouettant la pièce de lueurs violentes...

Et pendant dix minutes, un quart d’heure peut-être, on n’entendit plus que des sifflements d’haleines affolées, des rauquements, des ahans éperdus...

—Assez... Oh si! encore, toujours, toujours... susurrait une voix agonisante et pâmée.

Moi je n’y pus tenir. La malepeste des haleines, le remugle effroyable des croupes, le suint des épidermes, les arpèges, les trilles de puanteurs qui, à travers les fissures des cloisons, arrivaient jusqu’à moi me firent reculer. Mes nerfs trahirent mon esprit qui venait de goûter les joies divines du fantasque et de l’inattendu. Mon œil quitta la fente. Je crus que j’allai vomir et vacillai.

—Ben quoi... remets-toi, me disait la pierreuse... il y en a beaucoup comme ça, tu sais, des femmes du monde... il en vient tous les jours ici... Plus ça pue, plus ça leur zy va... C’est une spécialité de la maison...

En descendant, près du bouge, j’avisai un cabaret borgne. Un des rideaux relevés montrait par l’étroite vitre fuligineuse quatre souteneurs perpétrant une manille sensationnelle. Près de la porte, un cinquième surveillait les filles et comptait les passes.

C’était le patron lui-même qui les marquait, d’un trait de craie, sur une ardoise. En me penchant, je vis que chaque fille était désignée par son sobriquet et j’entendis un des rôdeurs s’exclamer joyeusement:—Chouette, v’la Bath en tiffes qui monte pour la quatrième fois. Moi, j’allais et venais devant la porte, choisissant, parmi ces hommes, celui que je devais, du même coup, condamner à mort. Messieurs, je ne balançai pas longtemps. Il y en avait un petit, mince, d’un blond pâle, avec d’hésitantes moustaches, à peine un duvet flave et indécis au-dessus des lèvres. Oui, celui-là s’imposait; plus que tous les autres, il serait agréable de l’abattre, de le voir panteler à mes pieds dans les derniers sursauts, la convulsion définitive. Pourquoi? Parce qu’il était jeune et plein de santé, et que détruire de la chair jeune est une autre caresse à l’épiderme et une autre joie dans l’esprit que de supprimer de vieux êtres hors d’usage. J’attendis qu’ils fussent sortis, que le cabaret et le bouge eussent mis leurs volets et dégorgé leurs derniers amateurs. Il pouvait être deux heures du matin quand ils s’égaillèrent et que je pris la chasse derrière l’«Albinos du Sébasto». Je savais que, lui aussi, comme les autres, devait aller retrouver sa femme à l’issue du travail et vérifier la recette. Je ne lui en laissai pas le temps. A l’angle de la rue voisine, j’étais devant lui, face à face, le revolver braqué, sans un mot, à la hauteur du visage. Surpris, l’homme recula, enfonça sa tête dans les épaules, recula encore et me dit:

—Eh ben quoi!.. si vous êtes de la rousse, pas tant de magnes... on va vous suivre...

Alors devant ses mains dressées pour se garantir, je fis monter et descendre le revolver...

—Tu vas mourir, tu vas mourir... répétai-je.

Je jouissais atrocement de son angoisse, car il venait de comprendre, rien qu’au rictus de ma bouche, que c’était sérieux. Il tournait, et je virais avec lui, l’enserrant d’un cercle inexorable. Maintenant, il était vert et des gouttelettes de sueur tombaient de son front sur le pavé. Il ne songeait même pas à crier. Et moi, je guettais le moment où il allait se ramasser pour le bond en arrière qui aurait pu le mettre hors d’atteinte... déjà il ployait les genoux, prêt à se détendre, comme un puma... alors, d’une main, j’arrachai ma chaîne de montre, lacérant par surcroît la poche de mon gilet; je froissai ma cravate et, de toutes mes forces, je hurlai:

—A moi... au secours... à l’assassin! et je lâchai le coup.

Il était tombé atteint au ventre. Je le voyais se tordre comme un ver; un jet de sang giclait en bouillonnant hors de sa ceinture, tel un jet de vin hors d’une futaille percée; ses ongles écorchaient le pavé; par trois fois, il essaya de se relever, puis retomba, écumant, la bouche pleine de salives rouges. Son corps ensuite se noua en des soubresauts, des anhèlements, toute une trépidation frénétique, et, brusquement, il s’apaisa, sa tête heurtant seulement le sol en un rythme placide largement espacé. Moi, avec, dans les flancs, le coup de rasoir d’une sensation, d’un spasme extraordinaire, je m’étais accoté à la boutique voisine. Non... Le plus furieux désir, le rut le plus impétueux qui s’assouvissent enfin ne peuvent produire cela... Il me sembla que tous mes viscères s’étaient décrochés en même temps, et qu’à l’intérieur de mon être tout s’en allait en une dérive d’une indicible volupté...

Des sergents de ville, des passants attardés accouraient:

—Cet homme m’a attaqué, dis-je, j’étais en état de légitime défense; j’ai tiré. Au Poste de police, je montrai ma cravate, mon gilet arrachés, ma chaîne de montre brisée en deux morceaux; je produisis des papiers établissant de façon indiscutable mon identité, ma reluisante situation sociale. Le Commissaire me félicita de mon sang-froid.

—Il est mort, vous savez, ah! si nous en avions beaucoup comme vous, Paris serait bientôt nettoyé de cette vermine.

Chose bizarre, Messieurs, le lendemain de cette affaire, j’avais repris goût à l’amour. Un prurit inconnu jusque-là me poussait vers la femme. Je connaissais enfin la fièvre et l’impérieuse passion. J’étais même inapaisable comme si j’avais ingéré quelque virulent satyriaque. Moi, qui jamais n’avais pu endurer l’ineptie et la désolante niaiserie du geste d’amour, je ne vécus plus que pour l’amour. Je devins célèbre dans Paris. Les professionnelles me fuyaient à cause de mon irrassasiable boulimie passionnelle. Et parmi les femmes honnêtes, je rebutai les plus enragées, celles qui, malgré l’exode des moindres retenues, ont toujours la croupe en ignition. Oui, voilà le fait inexplicable: le sang m’avait réintégré dans l’amour. Quelle trame sournoise, quelles accointances mystérieuses les relient donc l’un à l’autre et les font ainsi voisiner? Voilà ce que je ne puis expliquer, avec mon faible génie. Mais que mon expérience personnelle serve au moins de contribution à ceux que tenterait l’étude du phénomène.

Vous voyez que mon stratagème était infaillible. Je pouvais, en toute sécurité, moi, bourgeois, pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs. Cinq ou six de mes confrères, dont deux millionnaires, la pratiquent encore à l’heure actuelle, du reste. Je sévérai donc. Un jour cependant, un de mes assassinés,—«Le Deschanel de Ménilmonte»—étant parvenu à guérir de ses blessures, eut l’inconcevable audace de révéler le truc en pleine audience. Ne croyez pas que je tremblai. Non; j’étais certain de ce qui allait survenir. Le Président des assises, en effet, le remisa si vertement et lui démontra si bien toute l’inanité de son système de défense que le malheureux attrapa le maximum de la peine pour attaque nocturne à main armée. Il est encore au bagne à l’heure actuelle. Mon Dieu, que c’est drôle!

Comme vous vous en rendez compte, la chose aurait pu durer toute ma vie, si je n’avais pas, une fois, joué de malheur. Ce soir-là, je n’avais rencontré, dans ma quête silencieuse, que de vagues et quelconques souteneurs sans saillie ni pittoresque, qui ne valaient certes pas le coup de feu. J’allais regagner mon logis, quand je me heurtai, au sortir d’un bar mal famé, à un individu court et trapu, aux yeux d’indigo défaillant, au nez de Kalmouck, aux rouflaquettes poussiéreuses, et rayonnant je ne sais quoi de particulièrement bestial, je ne sais quel air de férocité tendue et glacée. Je présumai, à la radiation mauvaise de cette prunelle hésitante et torve, une prunelle de bête primitive, que je me trouvais devant un rôdeur redoutable qui, lui aussi, devait avoir tué bien des hommes dans les combats farouches des rues désertes. C’était un être à ma taille, quoique tout à l’opposite de moi-même qui suis trop civilisé et trop compliqué. Au geste impératif avec lequel il congédia deux individus vêtus comme lui, je reconnus le chef de bande donnant ses derniers ordres. A nous deux! me dis-je, et je le suivis. Vous savez le reste: C’était un prince russe déguisé qui faisait la tournée des bouges, et, comme cette fois, ma victime n’était pas un souteneur, mais bien un brigand armorié, entretenu, non par une femme, mais par la Société, mon subterfuge fut découvert.

J’ai donc à répondre de tous ces actes. Je viens d’étaler devant vous ma psychologie; vous avez cheminé à ma suite dans les circuits, les dédales de mon intelligence; vous êtes descendus dans les puisards de mon âme. J’aurais pu me dispenser d’être non moins prolixe que véridique puisque maître Pompidor venait de me sauver au moment précis où je me suis emparé de la parole. Mais je ne veux point passer pour un fou et répugne à l’idée de devoir mon salut à la ruse ou au mensonge. J’ai tué cinq hommes, dites-vous? Hé! c’est un crime moins grand aux yeux du Sage que d’avoir fait cinq enfants. A l’aide de quel raisonnement, je vous le demande un peu, établissez-vous, de façon irréfragable, le droit que vous avez de donner la vie, alors que vous prononcez que supprimer son prochain est criminel? Vous posez un a priori, je le sais bien, vous dites: satisfaire à l’acte génésique, procréer est un acte imposé par la Nature, c’est une fonction, un vertige auxquels nul n’échappe dans le règne animal. Et tout ce que la Nature impose est légitime et sacré. Moi je vous répondrai: le besoin, le vertige de tuer pour certains êtres est aussi injonctif, aussi impérieux que celui d’enfanter. La Nature l’a glissé, l’a coulé dans la chair comme une folie équivalente à sa contraire. Alors, puisque toutes deux sont naturelles, émanent de notre Mère à tous, l’une ne saurait, d’après votre définition même, être un forfait quand l’autre est une vertu sociale: attendu que votre argumentation offre la Nature comme seul criterium et pierre de touche ultime. Le monstre étant celui qui entre en rébellion avec la Nature, vous flétrissez de cette épithète celui qui verse le sang. Vous avez tort, il serait seulement un monstre s’il refusait d’obéir à ses poussées profondes, s’il refusait de tuer, s’il s’écartait de la règle naturelle à laquelle il ne peut pas désobéir, tout comme est un monstre celui qui, par volonté, s’abstient de la copulation.

D’ailleurs, il y aura toujours une excuse à invoquer pour l’assassin: c’est que celui-ci ne fait souffrir sa victime que quelques secondes, quelques minutes au plus, tandis que le mâle qui crée fait souffrir le lamentable, issu de son plaisir, quelquefois soixante ans.

Homme, en possession déjà de la mentalité de l’avenir, j’entends ériger au-dessus de la Société et de la Nature une intelligence prépondérante. Je ne me réclamerai donc pas, devant vous, de l’exemple de la première et de la dialectique de la seconde qui me déterminèrent, cependant, comme j’ai eu l’honneur de vous l’exposer. J’ose donc espérer, Messieurs, que votre entendement se haussera jusqu’à l’aperception de mon personnage. Je me suis courbé, moi, comme tous les individus du reste, sous des impératifs contre lesquels la rébellion était vaine. Avec quelques Écoles modernes, j’aurai l’audace de poser en principe que nul n’est responsable de ce qui est en lui et, partant, que vous n’avez pas le droit de juger. Non, vous n’avez pas le droit de punir; vous avez seulement le droit de prévenir. Vous tolérez l’ignorance, la misère, la prostitution, l’atavisme et vous vous étonnez des fruits qu’ils portent. Désarmés, je le veux bien, devant les tares de l’hérédité, vous reconnaissez spontanément que l’être qui les récèle n’en est point responsable, et cependant vous le flétrissez et le frappez quand, à l’instar de moi-même, il est déféré à vos tribunaux. Les tarés ne devraient pas procréer, et vous proscrivez l’avortement. Quelle logique! Vous ressemblez à des botanistes qui reprocheraient à la Ciguë, à l’Euphorbe, aux Strychnées d’être vénéneuses et qui s’acharneraient sur elles, briseraient leurs tiges, les décapiteraient, les brûleraient pour les punir des propriétés que la nature leur a conférées. Car, pour l’homme, il en est de même: vous ne pouvez pas conseiller la grande et scélérate Nature; il vous faut accepter les hommes qu’elle crée et ne pas leur en vouloir—ce n’est pas leur faute—s’ils sont mauvais. Vous ne pouvez que vous efforcer de les améliorer par une thérapeutique sociale, qui échouera encore dans la plupart des cas.

Au lieu d’avoir des Cours d’assises, des Chambres correctionnelles, que n’avez-vous des Assemblées préventives, des Cliniques morales, des Conciles permanents de Justes ou de Sages—si la société actuelle en façonne encore—où tout individu, qui se sentira sur le point de verser dans le crime, viendra, après avoir crié sa détresse, chercher aide ou réconfort, secours matériel ou électuaire mental, quelles que soient ses peccadilles ou ses fautes préalables? Quand plus un seul être ne criera la faim, vous pourrez frapper seulement ceux qui volent, et quand l’atavisme ne fera plus payer aux fils les fautes des ascendants, vous pourrez frapper ceux qui tuent. Il y aura toujours des criminels, répliquez-vous. Et puis après? Puisque vous acceptez la cécité ou l’épilepsie, pourquoi, dans une vision supérieure, dans une optique sereine qui prend son parti de l’Irrémédiable, ne soigneriez-vous pas le criminel, comme vous soignez les tuberculeux, par exemple, alors que le tuberculeux, lui aussi, sème la mort dans son entour? Pourquoi l’assassin, serait-il plus responsable du besoin de tuer que la Nature a insinué en lui, qu’il ne le serait de la phtisie qu’elle aurait pu glisser dans ses poumons, par exemple? Cet homme n’a pas demandé à vivre, par conséquent à être mauvais. Alors que vous en êtes arrivés à accepter, à vouloir guérir même, au nom de la collectivité, les tares physiques du citoyen, vous vous insurgez encore devant les tares morales tout aussi ineffaçables, peut-être. Quand les imbéciles ricanent au passage d’un infirme, d’un disgracié, vous dites spontanément, vous la mentalité supérieure:—Ce n’est point sa faute. Pourquoi ne diriez-vous pas d’un criminel:—Il n’est pas plus responsable de ses attirances néfastes que s’il était né borgne, aveugle ou bossu. Vous me rétorquez:—Mais à la suite de passions odieuses, on peut verser dans le meurtre alors que le fond primordial était bon. Eh, oui... Certains deviennent coupables par suite d’un concours de circonstances psychologiques ou de faits particuliers, comme ils deviendraient lentement aveugles, par exemple, sans rien pouvoir contre. Les malformations apparentes trouvent grâce devant vous, pourquoi le scélérat, qui n’est autre chose qu’un stropiat mental, ne serait-il pas amnistié par le philosophe qui, remontant de l’effet à la cause, de l’être créé à la cause créatrice, s’en prend à la Nature, à la Nature uniquement responsable, et la cite seule à la barre de l’humanité, en lui demandant compte de ses forfaits?

Certes, vous auriez le droit de juger et de punir les hommes si le même tempérament moral, la même mentalité, les mêmes désirs, avaient été coulés en eux au début de leur vie. Alors, partis d’un point initial commun à tous, surveillés de près par une Société maternelle et soucieuse de faire triompher l’Ethique définitive, inexcusables seraient ceux qui s’écarteraient de la route commune pour s’orienter vers le Mal. Mais votre Société se désintéresse des êtres qui la composent, ne les découvre que lorsqu’ils ont failli, et la Grande Force agissante se moque de vos lois puériles et de vos clabaudements. Le caractère, les aspirations, les tendances, tout le réel, le moteur d’un être, en un mot, vous échappent; vous ne pouvez comprendre la genèse d’un acte et vous vous érigez en justiciers! L’individu élaboré par ce qu’une philosophie appelle la Matière et ce que d’autres appellent Dieu, l’individu, suscité pour être actionné dans tel ou tel sens, ne peut pas plus résister à ses rouages moraux, aux bielles mystérieuses qui sont en lui, que les machines que vous construisez, vous-mêmes, pour un but défini. Pas plus que ces dernières, il n’a pouvoir de raisonner ni d’abolir sa dynamique intérieure. Encore une fois, la Nature, Volonté atroce, qui engendre le Mal et la douleur à sa fantaisie, se plaît aux complications; elle a horreur de cette uniformité qu’ont décrétée les Sociétés humaines. Et, tant que vous ne l’aurez pas astreinte à doser les êtres suivant les intérêts de votre civilisation ou les préceptes de vos morales contingentes et protéiformes, votre justice ne reposera sur aucun principe vraiment équitable, ne se pourra légitimer devant aucune conscience...

Comme le Président des assises, estimant sans doute qu’il avait fini de discourir, étendait la main pour lui retirer la parole, l’accusé protesta.

—Messieurs, je suis loin d’avoir fini... Ce que vous venez d’entendre n’est que la première partie de mon plaidoyer personnel; je vais m’autoriser à plier, à articuler la seconde sur la petite charnière qui les relie l’une à l’autre. Mais, auparavant, je demanderai à mon avocat de vouloir bien me faire la gracieuseté d’un de ces bonbons qui aident sans doute à saliver, et dont je lui ai vu faire usage tout à l’heure...

Maître Pompidor, sans rancune et en toute bonne grâce, ayant obtempéré avec un sourire, M. Eliphas de Béothus, après avoir croqué la pastille, repartit au bout d’une minute, la main ponctuante et la parole toujours incisive.

—Messieurs, voici comment j’aurais plaidé, voilà comment j’aurais fait ma propre psychologie, voilà comment j’aurais dialectiqué, et voilà comment, après m’être défini moi-même, j’aurais établi votre impuissance à connaître les mille et trois facteurs d’un acte, et partant votre inaptitude à condamner, si je me nommais réellement Eliphas de Béothus, si, tel M. Sully Prudhomme, j’étais la résultante d’une fornication de bonnetiers enrichis, ainsi que le prétend encore l’accusation.

Mais je n’ai argumenté comme je viens de le faire; je n’ai été de moi-même au devant d’une peine terrible, que dans la certitude qu’il vous serait impossible de me frapper lorsque je me rasseoirai après ma définitive péroraison. Aussi, me suis-je amusé à manier l’arme, toujours dangereuse pour un accusé, d’une logique implacable au lieu de nier avec acharnement, tel un politicien concussionnaire, ou bien encore d’apparaître à vos yeux comme travaillé, fouillé vif par les tenailles rougies d’un remords du meilleur aloi. J’ai réservé, en effet, pour la dernière phase, la dernière reprise de cette passe d’armes, la circonstance accessoire, la contingence vile à mes yeux, n’ayant aucune valeur logique, morale ou rationnelle, mais qui, cependant, et pour cela même, va me faire acquitter tout à l’heure. Bien que je voie en ce moment, sur les bancs du jury, le bookmaker qui en fait partie, offrir à ses collègues, en payant dix, le pari que je ne sauverai pas ma tête, je vous affirme et vous réitère que ma condamnation est impossible. Et je m’attache, dès maintenant, à vous convaincre de cette évidence...

Messieurs, l’état civil que le ministère public a bien voulu m’octroyer ne m’est pas applicable. Les papiers qui le composent, je les ai achetés. Je n’ai point été conditionné par les soubresauts passionnels d’un ménage de bonnetiers; mes yeux ne se sont point ouverts, pour la première fois, sur la hideur du monde, dans la bonasse rue Saint-Denis, et mon nom ne saurait être Béothus, comme vous paraissez le croire, malgré tout. Ah! je me nomme d’un bien autre nom, allez! Et quand je l’aurai proféré, d’ici une heure, à peu près, il n’y aura point assez de gardes en cette enceinte pour la faire évacuer, dans la terreur où vous serez tous, magistrats et jurés, que j’en dise plus long encore.

Loin, bien loin d’ici, dans un des plus vieux palais d’Europe, où il est de règle depuis longtemps déjà de vivre et de réaliser au naturel les drames Shakespeariens, dans un palais où les Hamlet ne se comptent plus, où il y a toujours de nombreux convives autour d’un perpétuel et mystérieux banquet d’Inverness ou de Meyerling, dans un palais où les princesses du sang descendent volontiers des marches du trône sur le trottoir, le plus glorieux des médecins de la ville trancha un jour mon cordon ombilical, et, m’enlevant du paquet d’immondices verdâtres où s’était parachevée ma floraison, il me jeta dans la vie.

Je me crois autorisé à dire qu’en aidant les nouveau-nés à conquérir ainsi l’existence, avec tout ce qu’elle comporte immuablement de hontes et de douleurs, les chirurgiens ne commettent pas un acte dont ils puissent se réclamer devant les esprits affranchis des opinions toutes faites. Comme le dit Montesquieu: «Ce n’est pas à la mort des personnes qu’il convient de pleurer, mais bien à leur naissance.» Où est-il donc, en effet, celui qui dans l’âge mûr ne regrette point de n’avoir pas été, en naissant, empoisonné par le méconium ou étranglé par le forceps. Qu’on me le montre, l’homme intelligent qui se félicite de vivre! Quand votre civilisation décrète qu’il est licite de jeter un être dans la vie, est-ce qu’elle n’agit pas comme la Rome antique qui jetait le vaincu, armé d’un épieu, aux fauves de l’arène? l’enfant que vous lancez dans le monde se trouvant, dès sa naissance, aux prises avec les monstres, les fauves bien autrement redoutables de la vie, qui s’appellent: le typhus, la tuberculose, le mensonge, la laideur, la cautèle et l’imbécillité. Et il ne leur échappera momentanément que grâce à une suite de hasards quasi-miraculeux, pour succomber, tôt ou tard, sous leurs griffes forcenées.

Mais vos esprits indéfrichables, Messieurs, où les idées conventionnelles et les préjugés poussent comme des ronciers hargneux et des orties arborescentes, ne vous permettent pas de goûter la sublime grandeur et la sauvage beauté de ces considérations nihilistes. Vous êtes enlizés dans les préjugés et la routine comme le coléoptère merdiphage dans son caca nourricier. Je reviens donc à moi-même, pour poursuivre, sans digressions désormais, le cours de mon récit.

Mes regards tombèrent, dans l’enfance, sur ce que l’humanité compte de plus servile; on ne me parlait qu’à la troisième personne et je n’étais pas encore sevré, ni tout à fait maître de réfréner l’exode intempestif de mes excrétions, que l’on me traitait déjà d’Altesse Royale. Mes jeunes ans s’écoulèrent donc circonscrits par un horizon de dos courbés, dans un milieu de servilité, de duplicité, d’hypocrisie, de vaine étiquette et d’abjecte platitude. Jamais, vous entendez, jamais je ne connus comme les autres enfants la joie de jouer sans contrainte ni de parler loin des pédagogues. Un peuple d’esclaves chamarrés, de valets coruscants, de courtisans aplatis au ras des planchers, veillait sur moi pour m’insuffler son âme sordide, pour m’apprendre les conventionnels propos d’où la sincérité, l’enthousiasme, l’épanchement juvénile, étaient proscrits par les règles du protocole.

Et la Nature, par paradoxe sans doute, m’avait doué d’un esprit spéculatif et d’un lancinant et précoce besoin d’observer! Mon âme, blottie à l’arrière d’un extérieur apathique, interrogeait les choses, s’efforçait de scruter les êtres et les faits parmi lesquels se déroulait ma vie coutumière, et sur lesquels, vaguement, je devinai qu’on ne me disait point la vérité. Car ce fut une des douleurs les plus vives, un des deuils les plus tenaces de mon existence d’enfant, de m’apercevoir un jour, qu’à propos de tout, les hommes mentaient autour de moi. J’avais vu tuer des animaux sous mes yeux, j’avais vu mourir un jour un vieux serviteur, et j’avais entendu des cris de souffrance. Quand je questionnai là-dessus le vieil abbé qui me servait de précepteur, il me répondait que les animaux avaient été créés par Dieu pour servir aux besoins de l’homme ou à sa nourriture, que leur souffrance ne comptait pas, puisqu’ils n’avaient point d’âme; quand je lui demandai: pourquoi la mort? il m’enseignait qu’elle était la conclusion de la vie et permettait au juste de gagner le ciel; et quand je lui répliquai: alors pourquoi la douleur, Dieu, qui est juste, n’aurait-il pas pu nous donner le bonheur sans cette épreuve? il se perdait en des considérations théologiques, et absorbait d’une seule narine le contenu de sa tabatière. Déjà je me faisais une triste idée du pion constipé, du vieillard hargneux, qui trône dans les espaces. Puis, toujours ma pensée revenait à ceci: l’homme ne peut donc soutenir son existence qu’en suppliciant des créatures inférieures, qu’en faisant couler le sang, qu’en mangeant des proies mortes, et qu’en dupant effrontément son prochain pour excuser ses fautes ou ses crimes. Et par delà tout ceci je pressentais confusément bien d’autres épouvantes, bien d’autres forfaits encore. Tout me semblait affreux, mon esprit, déjà, était martyrisé par l’idée que jamais ces choses qui me faisaient mal ne prendraient fin, puisque mes semblables les accomplissaient avec sérénité, et qu’ils croyaient en une divinité encore plus monstrueuse qu’eux-mêmes, laquelle avait ordonné tout cela.

J’avais perçu aussi derrière les portes d’immondes propos de laquais; j’avais assisté à d’innommables scènes que, plus tard, je sus être de l’amour, et mon âme trop fine, trop sensible, dans l’effroyable et prématuré besoin de savoir qui la rongeait, me faisait rechercher la société des domestiques, car j’avais démêlé qu’eux, parfois, à l’encontre de mon professeur, disaient la vérité sur certains points qui m’intéressaient. Seulement, tout fiers de m’apprendre quelque chose, ils me parlaient avec gouaille, en employant des mots orduriers. Comme eux, je devenais sournois, rétractant, la minute d’après, ce que je venais d’exprimer, et le vieux prêtre, après avoir deux ou trois fois constaté le fait, hocha la tête avec satisfaction et me demanda un jour si je ne voudrais pas, plus tard, au lieu d’être fringant officier, devenir un prince de l’Église. Si je répugnais à entrer dans les ordres, ajoutait-il, il croyait démêler déjà que mes qualités me permettraient de briller dans la conduite d’un État. Et il m’inculquait les rudiments de l’histoire, me parlait des batailles où Dieu avait assisté le plus fort et lui avait donné la victoire après un massacre de trente ou de soixante mille hommes. Alors je courais vers les offices, près des écuries, et, tapi sournoisement, je regardais le cuisinier couper le cou à un canard, essuyer ses mains rougies aux plumes encore frémissantes, pour essayer de me représenter, en multipliant cette horreur, ce que devait être le massacre de trente mille hommes. On me retrouvait pleurant, dans un angle de couloir, les dents claquantes, le front couvert de sueur, et lorsqu’on sollicitait de moi le motif de mes larmes, je répondais: c’est Wilhelm, le premier valet de chambre, qui m’a pincé. Dans mes promenades à cheval, au travers des campagnes environnantes, je voyais des paysans s’acharner sur la terre, travailler de longues heures, le corps ployé en deux, mener la charrue sous l’âpre bise de décembre, ou couper les blés sous l’affolant soleil d’août qui dévore les cervelles. J’eus un jour la curiosité de m’approcher d’eux comme ils s’étaient interrompus pour prendre leur repas, et je restai stupéfié en voyant qu’ils mangeaient du pain noir, dur comme du silex, et du lard rance couleur de rouille dont les chiens courants de mon père n’eussent pas voulu. Je questionnai le vieil abbé.—La terre qu’ils cultivent ne leur appartient donc pas? Il éclata de rire:—Pourquoi voulez-vous qu’elle leur appartienne? Dieu les a créés pour ensemencer vos champs, Monseigneur. Rien ne leur appartient en propre que leur âme et encore la perdent-ils le plus souvent. Mais ne les plaignez pas, ils sont libres, bien qu’on ait eu tort sûrement, de les émanciper du servage que Dieu avait ordonné...

Le même après-midi, nous allâmes visiter une aciérie. Là, devant le brasier flamboyant des fours à puddler, parmi un décor infernal, j’aperçus des hommes demi-nus, cuits vivants dans leur propre sueur, rissolés au passage par les effroyables flammes dardées des foyers gigantesques, des êtres n’ayant plus rien d’humain, brandissant des pelles immenses, luttant à coups de ringard contre les rigoles, contre les ruisseaux de fonte en fusion crachant des étincelles et des vapeurs sifflantes, qui les encerclaient et menaçaient à chaque seconde de les engloutir.

L’abbé lui-même formula ma pensée.—C’est l’enfer, me dit-il, vous irez dans un endroit semblable, après votre mort, Monseigneur, si vous n’avez pas servi les desseins de Dieu. Et je sus que ces hommes, eux aussi, mangeaient à peine à leur faim, mais que l’usinier, leur patron, était le roi des aciers, c’est-à-dire un des plus fabuleusement riches parmi les riches. J’appris qu’ils souffraient cette géhenne pour fabriquer des canons afin de tuer d’autres hommes.—L’agriculture et l’industrie! résumait, la main en l’air, mon professeur didactique: ce qui fait la richesse d’une nation que Dieu protège, Monseigneur. Toujours, il me parlait de cette divinité invisible qui me semblait patronner tout ce qui était injuste, tout ce dont souffraient mes neuves sensations et mon jeune esprit éveillé trop tôt.

Quand je le questionnai sur Ses desseins, sur les moyens par Elle employés pour convaincre l’humanité de son existence, il me parlait de la révélation et des miracles, me citait les pastours et les vachères auxquels Elle était apparue dans les champs ou dans les grottes. Alors je m’étonnais que Dieu eût préféré s’exhiber sans contrôle à des gardeuses d’oie hystériques au lieu de surgir tout à coup au milieu des multitudes assemblées ou quand les foules, ainsi qu’on me le disait, criaient parfois d’angoisse vers Lui en dressant des bras implorateurs. Comme on m’avait déjà incité à raisonner droitement à l’aide de la logique, je ne trouvais là aucune marque de l’Intelligence qui avait dû ordonnancer le monde. Et quand nous revenions, moi toujours triste et le vieux prêtre toujours guilleret, des mendiants, une nuée de miséreux en haillons, couraient vers nous, la main faisant sébille. Lui, me défendait de leur donner trop pour ne pas encourager le vice, disait-il. Et je me rappelais que chez nous, souvent, j’avais vu la livrée ivre se battre jusqu’au sang; je me rappelais que deux gentilshommes avaient été surpris dans un salon de jeu, trichant au baccara, et que Tiercelet, le grand piqueur roux, m’avait dit, un soir, en riant, que ma sœur aînée «avait plusieurs amants», ce qui me semblait être du vice aussi et du meilleur. Une fois, un de ces mendiants me stupéfia. Devant nous, sur la route, il fouillait un tas de crottin de ses maigres mains, semblait positivement le picorer avec ses doigts, et emplissait ensuite une écuelle de terre avec ce qu’il en extrayait.

—Qu’est-ce qu’il fait donc? demandai-je, intrigué.

—Il ramasse les grains d’orge et les grains d’avoine que les chevaux n’ont pas digérés, afin d’en faire une bouillie pour lui et ses enfants. C’est un juif; il ne mérite aucune pitié...

Ainsi, ainsi, à part quelques heureux comme moi, qui détenaient toute la richesse, et à qui, dès le premier âge, on enseignait l’aridité du cœur et l’atroce égoïsme, il n’y avait donc que des misérables ou des résignés sur la Terre!

Alors une voix profonde, une voix plus forte que celle de mes maîtres, s’éleva pour crier en moi:

—Ce n’est pas juste! ce n’est pas juste!

Et pendant des années, mon existence se prolongea pareillement. Des bons soins de l’abbé, je passai à ceux d’un Jésuite qui m’apprit à mentir avec science et génie.

—Dieu lui-même ne dit jamais sa pensée; imitez-le, Monseigneur, et vous deviendrez un prince célèbre, affirmait-il, le regard sinueux et la lèvre pincée. Puis un bataillon de professeurs hiérarchisés succéda à l’Ignacien. Mais tous, quels qu’ils fussent, prêtres ou laïques, me dupèrent avec méthode, travestirent la réalité du monde, arrangèrent l’Histoire et la Vie, comme me l’apprirent des livres: l’immense Rabelais, les Encyclopédistes, les auteurs du XVIIIe siècle: Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, Voltaire, Diderot, les poètes: Gœthe, Vigny, Léopardi, les penseurs comme Bayle, Proudhon, Buchner, Renan et le Maître incontesté des libres intelligences: j’ai nommé Schopenhauer, que je fis acheter en cachette parce qu’on les avait vilipendés devant moi. A la bouche de tous ceux qui m’approchent, purule le mensonge, pensai-je; ces livres doivent être beaux puisqu’on m’affirme qu’ils sont odieux. D’ailleurs, est-ce que les crabes peuvent juger les goëlands? me dis-je, en évoquant mes professeurs qui expertisaient les grands hommes. Et ils me façonnèrent. Là, toute ma prescience d’adolescent trop sensitif, toutes mes inductions personnelles vinrent se vérifier avec une précision mathématique.

Tous les mois, l’Empereur venait nous voir. C’était un grand vieillard, svelte et droit, staturé en force comme un coltineur de Trieste, et qui en avait, à peu de chose près, la mentalité. L’Impératrice, sa femme, avait été d’une beauté sensationnelle et d’une intelligence, d’une cérébralité véritablement indécente parmi les Cours européennes.

Amoureuse de toutes les œuvres de l’esprit, passionnée d’art, miraculeusement compréhensive, un Sophocle ou un Euripide eussent, à peine, été dignes de son choix et de sa couche. Elle était mariée avec un balourd qu’elle fuyait onze mois sur douze pour aller vivre à Capri, dans une villa grecque, au péristyle de marbres rares, aux colonnes doriques, au pur fronton, qu’elle avait fait élever d’après le modèle de celles qui, jadis, ourlèrent le Pnyx ou le Céramique.

L’Empereur se consolait en allant chasser l’isard dans le Tyrol ou la gélinotte en Styrie.

Invariablement, il parlait chasse avec mon père.

—Il me part un coq de bruyère à 50 pas... vous comprenez, duc... un coq de bruyère... je récite la moitié d’un ave, les dix premiers mots d’un pater, et je l’abats... à plus de 60 toises...

—Oui, je sais, répliquait mon auteur, vous êtes le premier fusil de la planète, Sire... vous aimez la virtuosité... vous ne tirez jamais de suite.

—C’est ça... c’est parfaitement ça... autrement mes gardes en feraient autant...

Et il prenait mon père par le bras, s’épanchant alors sur le compte de l’Impératrice.

—Vous savez qu’elle est folle... voilà qu’elle s’est toquée des œuvres d’un poète juif... un nommé Henri Heine... Connaissez-ça, vous?...

—Connais pas, ne lis jamais de saletés, Sire... Mort aux juifs!...

Une fois par semaine, je voyais ma mère qui avait un évêque pour amant. Et cela n’étonnait personne dans ce milieu où les coutumes féodales s’alliaient aux mœurs florentines.

Elle me faisait mander dans son oratoire, me posait la main sur l’épaule, sans jamais m’adresser la parole, me tenant une minute sous la radiation de son œil bleu, pour me renvoyer après avoir déposé sur mon front un baiser distrait qui sentait le musc et l’encens d’église. Mon père, l’être responsable du crime de m’avoir enfanté, ne s’inquiétait pas de moi deux fois dans l’année. Le bruit courait dans le château qu’il était au début d’une paralysie générale, tare de notre maison. C’était un petit homme qui, bien qu’il n’eût pas plus de cinquante ans, assumait déjà l’apparence vétuste d’un vieillard tout cassé et égrotant. Il passait ses journées dans une immense volière qu’il avait fait construire dans le palais en abattant les cloisons de quatre grandes salles. Quinze cents oiseaux de tous pays et de tout plumage voletaient, piaillaient, bruissaient dans ce hall treillagé, et mon père ne voulait laisser à personne le soin de remplir leurs mangeoires ou de nettoyer leurs déjections. Constamment, il allait parmi eux, en basquine de soie violette,—car il affectionnait, dans le privé, les habits d’ancien régime—les mains pleines de mil ou de chénevis, incitant de la voix les serins néerlandais ou les perruches du Brésil à venir prendre leur nourriture dans ses paumes ouvertes.

Pendant de longues heures, on entendait ses petit... petit... cui... cui... frou... frou... Et quand il était fatigué, il s’asseyait dans un large fauteuil à oreillettes et, béat, considérait ses oiseaux d’un œil extatique, ne s’arrêtant de rêvasser que pour essuyer d’un mouchoir de batiste, au chiffre impérial, les fientes tombées sur le dos ou les épaules de son habit. Souvent on lui apportait là les pièces à signer par délégation, les pièces d’État que, parfois, les bestioles irrévérencieuses blasonnaient à leur tour d’un sceau blanchâtre, d’une pastille molle et intempestive, que le chambellan, lui, recouvrait gravement de poudre d’or.

—Petit... petit... cui... cui... cui... frou... frou... frou... faisait mon père en apposant son parafe, infatigablement, et sans lire jamais.

Il avait eu, paraît-il, des chagrins d’amour dans sa jeunesse. La diplomatie, en mariant à un autre prince la femme qu’il aimait, lui avait porté un coup terrible. Immédiatement, il était devenu poète, passant ses nuits à composer des vers élégiaques dans lesquels il prenait les nuages, les étoiles, le soleil et la lune, la lune surtout, à témoin de son malheur. On m’avait montré ses poèmes en me disant que, moi aussi, je n’aurais pas le droit de choisir ma fiancée, car cet avantage que possède le dernier des rustres est refusé à la souche royale, pour motifs supérieurs et raison d’État. Une autre de ses passions était de panneauter des chats—ennemis nés des oiseaux—de les prendre au traquenard d’une chatière. Ce sport, seul, atténuait pour lui le deuil de ne pouvoir chasser, par suite de l’état débile de sa santé. Il avait fait lâcher un peuple de matous à travers le palais, et tous les caniveaux, tous les recoins des cours, étaient semés de ces pièges, de ces chausse-trappes qu’il amorçait d’un morceau de viande saigneuse. Quand un chat était pincé, l’ancien maître d’équipage sonnait du cor à pleines lèvres, faisant entendre l’hallali triomphal. Et mon père quittait ses oiseaux, accourait tout joyeux, en boitillant, appuyé sur sa canne, toussant, crachant, par les vestibules et les perrons, pendant que les familiers et les larbins s’écartaient chapeau bas.—Plus vite, plus vite, Frédéric, criait-il au grand laquais galonné, en culottes de soie et en catogan, qui le suivait à dix pas, portant à la main des pots de couleur et des pinceaux. Alors, pendant que le valet maintenait la malheureuse bête prisonnière, mon père longuement la peignait avec délices, en bleu, en rouge, en vert, lui attachant par surplus une casserole à la queue. Puis, il la lâchait brusquement, roulait parfois à terre, tant il riait d’un petit rire aigu, devant le bond désordonné, la trajectoire folle du chat terrifié qu’on libérait enfin.

—Ah! ah! comme il court! On dirait l’Italien à Custozza.

Et il retournait à ses oiseaux.

Un soir, le Surintendant de Police nous le ramena, car depuis trois jours il avait disparu du château. Il avait été arrêté dans un jardin public de la Capitale voisine, à la nuit tombante, sous la pluie rageuse d’un après midi de mars. Mon père, en cette circonstance, était, paraît-il, accompagné de deux individus entre lesquels il marchait pendant que l’un d’entre eux—celui de gauche—tenait un large parapluie destiné à abriter le déambulant trio. Vingt fois ainsi, revenant sur leurs pas, ils avaient parcouru une allée écartée, cependant que mon père... comment dire cela?... je n’ose... cependant que mon père, de chacune de ses mains, travaillait ses compagnons, comme le duc d’Angoulême avait l’habitude de se travailler soi-même...

L’Empereur, à la suite de cet incident, donna l’ordre de ne plus le laisser sortir. Et désormais, il vécut dans sa volière où il avait fait dresser un lit, et dans laquelle on lui portait ses repas. Il ne voulait plus voir personne, et si parfois quelqu’un s’approchait des grillages, un être étrange, en habit de cour, enlinceulé de blanc par les fientes des oiseaux, s’offrait à sa vue qui, d’une voie cassée, chantait des lieds d’amour et faisait des vers en comptant sur ses doigts. Deux ou trois fois par mois, seulement, le maître d’équipage venait le chercher pour forcer un chat.

A l’époque de ma puberté, dois-je vous le dire? les chambrières ne manquèrent pas de m’enseigner l’accouplement, de me faire goûter à leurs caresses vicieuses, de m’initier à des dérèglements sournois, pendant que leurs amants, les valets de chambre, me suggéraient des habitudes, des travers de prisonnier.

—Avec ça on devient un grand prince; on évite l’écueil des femmes, me disaient-ils en fanfaronnant dans leur turpidité et leur cynisme. Aucun d’eux ne manifestait la moindre crainte au sujet d’un renvoi possible. Qui donc oserait les chasser? Ils avaient bien trop de secrets. Et, moi, je leur étais reconnaissant, car ils m’apprenaient tous les potins, tous les scandales, toutes les hontes de la ville et de la cour.

A dix-huit ans, on me questionna sur mes goûts; on me demanda si j’avais fait choix d’une carrière. Je répondis sans hésiter que je voulais servir l’Église, que depuis soixante ans ma famille n’avait fourni aucun cardinal à la chrétienté, et que je réparerais cette lacune de ma lignée. Tous les miens me félicitèrent, et pendant deux jours, comme faveur et témoignage insigne de satisfaction, mon père qui était sorti de sa volière—ce qui ne lui arrivait plus deux fois par année, peut-être—m’autorisa à assister, à sa droite, au laisser-courre de ses chats. Ma mère, elle, me fit cadeau de son médaillon enrichi de brillants, et l’évêque, son amant, m’embrassa au front, de ses lèvres peintes. Alors, je fus déféré à tout un lot de théologiens chargés de me donner l’enseignement sacerdotal.

Pendant vingt-quatre mois, Messieurs, je témoignai de la ferveur la plus grande, de la piété la plus édifiante; pendant vingt-quatre mois, je ne levai pas trois fois peut-être les yeux sur les gens pour les dévisager, car le regard de mon semblable me paraissait toujours être un outrage à moi-même. Cela fera un saint, disaient les soutaniers, mes professeurs, qui vivaient dans un perpétuel émerveillement. Et la veille même de mon ordination, je priai mon père de les réunir avec ma mère et mes autres parents, dans la grande salle du palais, pour ouïr, de ma bouche, une déclaration importante. Quand tous furent assemblés, quand d’un signe, l’auteur de mes jours, m’eut autorisé à parler, je tirai de ma poche un petit manuscrit, fruit de mes veilles littéraires, et je me mis en devoir de le leur lire incontinent.

Cette nouvelle, Messieurs, vous n’en serez point privés. La voici...

Et, comme il en avait menacé l’auditoire, l’accusé sortit de sa poche un fascicule broché et donna lecture de ce morceau:

CONTE BIBLIQUE.

Marie de Béthanie, debout sur le seuil de sa maison, scrutait de sa prunelle saphirine des lointains poudreux de la route de Jérusalem, que rejoignait, là-bas, vers l’horizon, un grand ciel de pyrope et de safran, balafré par les stries violâtres du soleil au déclin. Une tiédeur douce, une onde de joie chaude, enchantait tout son être, quand aux heures du soir, comme en ce jour, elle attendait son nouvel amant, le Nazaréen, à la parole balsamique et aux cheveux volutés. Marie, cependant, n’était point entièrement heureuse. Un pli soucieux creusait son front, exhaussé par un cimier de nattes couleur de cuivre, lorsqu’elle venait à songer que jamais encore, malgré ses plus vives instances, le nouveau Prophète n’avait consenti à partager complètement sa vie. Pourtant, depuis la dernière Pâque, elle vivait dans l’espoir qu’il cèderait enfin. Et, pour subvenir aux charges lourdes de l’existence commune, le plus souvent possible, elle dérobait à la rapacité de sa mère la majeure partie des monnaies diversement effigiées, avec lesquelles les centurions du Proconsul acquittaient le loyer de son corps.

La mère de Marie de Béthanie avait fourni à Rome une belle et longue carrière de mérétrice retentissante. Pendant vingt-cinq années au moins, l’or fumeux de ses cheveux roux avait été chanté en vers hexamètres, glyconiques, phaleuces ou asclépiades par les plus réputés des poètes qui florissaient dans la ville des Césars, et souvent on s’était égorgé pour elle dans le camp des Prétoriens. A quarante ans, quand elle était belle encore, elle s’était repentie d’avoir délaissé les cataphractaires ou les chrysaspides du Palatin pour les porteurs de lyre, car, l’un d’entre eux, après avoir juré, sans doute, de mourir de façon bizarre et inusitée, avait fait d’elle une infirme dont le visage ne pouvait plus que semer l’épouvante. Ayant acquis, moyennant quinze aureus, la faveur d’être aimé une nuit, il avait sournoisement bu l’euphorbe avant les étreintes, puis s’était lié à la mère de Marie par un réseau de cordes fines qu’il avait, dans une rage d’amour décuplée par l’approche de la mort, serrées comme au cabestan. Cinq heures durant, il avait hoqueté, écumé et pantelé dans les affres de l’agonie, ponctuant les joues, le front et les lèvres de la courtisane de la mousse verdâtre de ses derniers spasmes. Et, lorsqu’au matin des voisins, attirés par ses hurlements, étaient entrés chez la courtisane, ils l’avaient trouvée accolée à un cadavre déjà froid et couleur de bronze oxydé. L’épouvante de la malheureuse avait été telle que son visage s’était tordu comme en une convulsion tétanique qui ne devait plus disparaître, et que ses yeux la veille encore si beaux, semblaient converger toujours vers la même horreur, dans un strabisme définitif.

Aussi, la mère de Marie, de retour à Jérusalem, avait-elle décidé que sa fille ne servirait jamais qu’au plaisir des militaires qui lui avaient laissé de bons souvenirs, et avec lesquels pareille aventure n’était point à redouter, car s’ils s’entretuaient parfois après les orgies, ils étaient notoirement incapables, par pur dilettantisme, de pareils détraquements.

Les centurions de la légion de Judée aimaient en Marie de Béthanie la facile composition. D’humeur passive, elle ne les injuriait pas au matin quand il leur arrivait de se refuser à verser le salaire que, par Perséphone, ils avaient juré la veille. Sa chair de blonde toujours amoureuse était en grande réputation à Iérouchalaïm. Des lettrés qui faisaient profession de n’aimer que les Grecques s’étaient même discrédités auprès de leurs pairs en recherchant ses faveurs, qu’elle leur avait refusées par surcroît. Et ceux-ci s’en allaient répétant, comme excuse spécieuse à leur faiblesse, qu’elle pouvait à la rigueur passer pour une femme d’Ithaque ou de Céphalonie, puisqu’elle savait danser aux crotales tout comme les filles de l’Archipel.

Marie jouissait d’une large aisance jalousée par la plupart de ses compagnes. Si le Nabi devait se refuser toujours à vivre sous son toit, elle pouvait tout au moins, songeait-elle, l’arracher à la grande route et, comme deux ou trois de ses amies l’avaient fait pour des garnisaires, le mettre dans ses meubles, dans des meubles de cèdre ou de santal précieux, et lui acheter des toiles de Perse et des manuscrits hellènes, pour orner sa demeure ou son esprit. Oui, l’avoir constamment près d’elle, ne le quitter que pour satisfaire rapidement, le plus rapidement possible, et comme à la dérobée, aux exigences de sa profession! Cette pensée la confortait quand ses nuits étaient prises par les caresses vénales.

De beaucoup, elle préférait son destin à celui de sa sœur Marthe occupée aux besognes ménagères, alors que son frère Lazare, associé avec un grammate émigré d’Athènes, à la suite de canailleries majeures, avait édifié un Cottabéion à Hyérosolyma. Sans compter les osselets et le cottabe, Lazare y dépouillait fort congrument la jeunesse du négoce—entichée par pose des mœurs de l’Agora—à l’aide de dés pipés que maniait, avec un art incomparable, une équipe salariée par lui. Trois philosophes d’Ionie, ayant depuis longtemps blasphémé la sagesse, composaient cette équipe, que venait renforcer un Ripuaire, staturé comme Héraklès, et sans rival pour contondre les récalcitrants. Le frère de Marie espérait, grâce à l’argent amassé et à la protection du Grand Prêtre, pouvoir acheter, plus tard, une charge de magistrat et finir ainsi ses jours dans le respect unanime.

Donc, avant de connaître Jésus, Myriam n’avait éprouvé d’autre désir que celui d’une prompte fortune, acquise d’après l’exemple maternel.

Lorsque riche elle serait seule au monde et libre ainsi d’orienter son destin, elle conjecturait qu’il lui serait facile de goûter les joies de l’hyménée avec un jeune caravanier, ou bien avec quelque lettré ayant plus de gloire que de pécune.

L’âge et la vénusté de ses amants l’avaient jusque-là indifférée. Comme ses veines charriaient en profusion les généreuses calories d’amour, l’homme, l’individu, s’effaçait à ses yeux pour n’être plus qu’une force, qu’un choc destiné à faire issir la volupté continuellement rembuchée dans la coulée intérieure de ses moelles trop actives. Une seule fois—l’année précédente—elle avait refusé de dormir avec un de ceux qui la sollicitaient, parce qu’avec lui, réellement, aucune conjonction épidermique n’était envisageable. Celui-là était un chef de cohorte. Des sèves sournoises avaient institué sur son visage des sortes de végétations quasi-madréporiques; ses joues boursouflées étaient semblables à de grosses éponges imbibées d’eau malsaine; et des bourgeonnements, des cryptogames charnus et de polychromie désolante, s’incrustaient à ses maxillaires en dispensant une inéluctable fétidité. Cette maladie provenait, paraît-il, du lointain pays des Mèdes, et plusieurs médecins de la ville disputaient sur elle jusqu’au point d’en venir au pugilat public. Cependant, le chef de cohorte, sur qui toute médication avait été essayée, sacrifiait à Isis en désespoir de cause et consultait les poulets sacrés qui avaient prononcé que la Déesse, déchirant ses voiles, viendrait elle-même le guérir un jour, par simple imposition des doigts. Cinq ou six centurions qui pratiquaient, eux, les étranges rites d’amour en usage sur les rives chaudes de la Gétulie avaient trouvé Marie complaisante et même intéressée par tout leur inédit. Jamais non plus, elle ne bayait aux récits parfois itératifs que lui faisaient de leurs campagnes et de leurs blessures quelques-uns de ses amants qui avaient combattu chez les Daces. Elle était donc de toutes leurs nuits orgiaques, quand le kinnor et la sambuque assourdissent imparfaitement les stridulations des femmes en amour, quand l’air se poisse du parfum des cassolettes, des fleurs et des toisons, et que dans le lointain des chairs moites s’enroulent, rampent et se déroulent, comme des vipères possédées, les nerfs que la volupté a tordus.

Mais, contrairement aux intérêts de Marie, les mœurs des centurions commençaient à se modifier sous l’influence des coutumes asiates. Déjà, ils fréquentaient les éphèbes qui servaient aux vices patriciens. Ils ne sortaient plus qu’en litière, gesticulaient avec préciosité en coupant l’air à l’aide de petites baguettes d’agate ou de jade. Ils rémunéraient moins largement les courtisanes, et débitaient contre le peuple d’Israël de violentes diatribes apprises par cœur et que confectionnaient des érudits à gages. La mère de Marie et Marie elle-même vengeaient de leur mieux le peuple élu en leur subtilisant, à chaque occasion propice, quelques-uns de ces bijoux travaillés par les meilleurs orfèvres d’Alexandrie, dont ils alourdissaient maintenant leurs doigts et leurs chevilles, et où s’enlevait, en fines intailles, le scarabée d’Égypte.

Trop souvent à son gré, maintenant qu’elle aimait un homme supérieur, Marie de Béthanie était forcée de consentir aux caresses salariées. Ah! ne partager qu’avec lui la couche basse, marquetée d’ivoire, parmi la nuit aphrodisiaque, aux senteurs opiacées du pays galiléen! Et ce soir-là, douzième soir des Ides du renouveau, elle édifiait en pensée la petite maison du bonheur, la petite maison sertie dans un parterre de passeroses et d’anémones d’Assyrie, où il serait si doux de vivre à deux, toujours... alors qu’à la veillée, avant l’heure amoureuse, il lui conterait à voix basse, quelqu’une de ces histoires de tendresse et d’élégie, qu’ignorent, les centurions au parler rude, et qui font se volupter les âmes sentimentales.

Mais guérir Jésus de son vagabondage?

Tout à coup, il parut devant elle, à l’angle de sa demeure, haut de taille, découplé en vigueur, le profil de chèvre, la peau saurée, les lèvres épaisses et très rouges, toisonné par les frisons, par l’astrakan d’une chevelure brune, en pur Syriaque qu’il était. Elle fut surprise, car elle n’avait point remarqué l’habitude qu’il avait adoptée depuis quelque temps de cheminer dans les fossés des routes ou de se dissimuler derrière les rideaux d’oliviers, pour surprendre les personnes catéchisables, ce qui doublait la profondeur de ses paraboles de tout l’effroi d’un surgissement imprévu. Quelques-uns le disaient thaumaturge et initié à la pratique du pantarbe. Et Marie de Béthanie fut près de croire qu’il était venu, porté sur les ailes du vent d’Arabie.

—Me voilà, femme, dit-il, pourquoi rester ainsi dehors et ne pas employer mieux le recueillement du soir?

Mais elle n’avait point perçu le sens de ses paroles, toute à la délectation de le revoir, l’oreille pleine de délicieux frisselis et les yeux papillotants, ne pouvant point croire encore à l’ineffable réalité, à la joie divine de sa présence. Elle vint à lui pour épouser son corps d’une étreinte; mais elle n’osa point aspirer à sa bouche. Une minute elle resta immobile; puis elle fléchit les genoux. Ses bras frais et nus ceinturèrent les flancs du Nabi, et, se traînant à demi, elle l’entraîna dans la maison.

—Chien errant, voleur de filles, renégat, contempteur de la Loi, honte d’Israël! vociféra une vieille femme bigle, aux paupières sirupeuses, dont l’affreux rictus découvrait les canines crochues, alors que la grisaille de ses poings tendus trouait de vagues blancheurs le clair-obscur de la pièce basse, mal éclairée par la lampe de bronze. C’était la mère de Marie, que chaque visite nouvelle du Nazaréen précipitait aux dernières limites de la fureur: Jésus, loin de payer, recevant des subsides. Et cela la faisait écumer, elle, qui poussait le souci maternel jusqu’à ne point vouloir gêner les ébats de sa fille par sa présence. Car chaque soir productif, elle allait requérir l’hospitalité d’une voisine et revenait aux premières heures du jour, pour passer une éponge mouillée sur les courroies des sandales et battre la toge militaire avec des verges de roseau. Ses tarots lui avaient appris, d’ailleurs, qu’il dégoûterait sa tille de la profession qui toutes deux les faisait vivre, et qu’il vouerait leur race à une éternelle exécration.

Jésus, depuis sa prime enfance, était habitué aux injures. Les siens, eux-mêmes, l’accusaient d’être de mauvaises mœurs et de n’avoir jamais su se faire une position, malgré toute sa facilité à discourir. Il se tourna donc vers la vieille femme et répondit de sa voix toujours quiète:

—Garde tes injures pour tes péchés, femme qui as trop vécu, et invective seulement ta propre nature qui se projette en avant de tes yeux et de ton esprit, et que tu découvres en toutes choses...

Hors d’elle-même, à la pensée que l’amour de sa fille allait, cette fois encore, rester sans salaire, la matrone, les bras dressés, attestait le ciel.

—Malédiction sur nous! La misère et le mauvais sort sont dans notre demeure, depuis que tu y es entré, mauvais fils. Qu’allons-nous devenir, dis, si tu détournes ainsi mon enfant de ses devoirs? Tiens, regarde—et elle brandissait sous le nez de Jésus une paire de chaussures à lunule—regarde, regarde donc, le dernier homme qui est venu visiter Marie nous l’avons pris pour un chevalier romain... Eh bien! ce n’était qu’un décurion, un pauvre décurion qui avait volé les chaussures de son chef. Le matin, il a payé en sesterces périmés, en sesterces du premier des Césars, du «Mœchum calvum» comme il disait en riant, ce bouc de sabbat, et j’ai dû garder ses sandales en gage...

—Le Mœchum calvum! exclama Jésus en jetant sur la porte des regards inquiets... Tais-toi, vieille, on pourrait nous entendre. Respecte l’autorité et les maîtres du monde... n’injurie pas César, surtout, redoute le Proconsul...

Et, marchant sur elle, il traçait dans l’air des signes d’exorcisme.

—Hors d’ici... hors d’ici, car Adonaï pourrait bien changer en crottin de mule les deniers d’or de ton fils Lazare, et, d’un voleur riche, en faire un gueux très pauvre...

La vieille, atteinte au creux de l’être par cette évocation sinistre, poussa coup sur coup deux glapissements de terreur; son rictus de cauchemar découvrit plus amplement ses maxillaires saigneux, un pleur résineux tomba de ses paupières dentelées en crête de coq, et, à reculons, elle s’achemina vers la porte, définitivement vaincue, non sans emporter toutefois, par crainte d’un larcin possible, un miroir d’argent niellé et une robe de lin astragalée d’or, cadeaux d’amour du vieux Caïphas à sa fille.

Alors Jésus tendit ses pieds pour l’ablution du soir. Dehors, des millions de topazes gemmaient le firmament qui enchapait la terre, comme toujours, de son pérennel et méprisant silence.

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C’était le temps béni où l’éclat de rire des hommes venait en partie de renverser l’Olympe, où la plupart des dieux païens jonchaient déjà de leurs débris le sol civilisé. La Raison, fille du Portique, la Vertu, formulée par Zénon, allaient convier le monde aux agapes de paix et d’éternel amour. Mais un calembour imbécile, à peine digne d’un barbier de Suburre: «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église» prévalut sur Aristote. Mais la sanction du vol et du banditisme fournie par cette maxime: «Rends à César ce qui appartient à César», car César ne possède rien qu’il ne l’ait volé ou extorqué par la force, permit aux forbans et aux supplicieurs de récupérer la Terre. Mais la lâcheté et le servilisme affirmés en cet apophtegme: «Si tu as reçu un soufflet sur la joue droite, tends la gauche immédiatement», étranglèrent la dignité humaine et eurent raison du stoïcien qui tenait la Nature en échec sur le granit aurifère de son âme. L’Occident, énervé par la superstition nouvelle, roula donc entre les jambes des barbares pour la saillie monstrueuse, et, pendant dix-huit siècles, l’humanité devait macérer dans la Ténèbre, le Mensonge et la Peur!

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Le logis de la pécheresse n’était point sans luxe, ni même sans art. Son deuxième amant, un centurion qui rêvait, par le discours et la stratégie, de s’égaler au Grec Phocion, lui avait laissé, à son départ pour Rome, trois terres cuites, trois figurines de Myrina, plus une coupe signée par Euphronius lui-même, et dont les rouges silhouettes historiaient l’aventure de Thésée chez Amphitrite.

Des vases à relief et à lustre noir, des poteries et des hydries de Cumes, servaient aux soins de son corps. Des nattes fraîches recouvraient la mosaïque, près de laquelle, sur une console, parmi des pots de fard, des crayons d’antimoine et des lettres d’amour, s’encanaillait un manuscrit que Marie de Béthanie montrait volontiers à ceux qui lisaient les caractères grecs, et où le centurion prétendait, lui aussi, avoir configuré les véritables dieux. La table, ce soir-là, était frugalement servie d’une moitié d’agneau rôti, d’olives du Carmel et de figues de Chio, blondes et ambrées; dans trois lécythes de terre blanche odorait lourdement le vin noir de Syrie. Jésus, soucieux, avait mangé en silence et Marie, après l’avoir servi sans presque toucher aux mets, s’était assise à terre, s’appuyant à la tiédeur de ses genoux pour embrasser le bas de sa robe, chaque fois qu’il daignait baisser les yeux sur elle. Soudain, comme le sablier marquait la dixième heure, gagné sans doute par la quiétude du foyer, émollié par l’amour de la courtisane, ou se trouvant peut-être en une de ces minutes de découragement où le fond de l’âme remonte comme un flux irréfrénable aux lèvres des plus forts, Jésus parla:

—Je suis las, dit-il, femme, bien las. Les douze au retour de Bethsaïda ont perdu courage pour n’avoir pas réussi à immatriculer un seul esprit dans la foi nouvelle. Comme eux, je suis près de connaître la défaillance... Le doute, le doute affreux m’a envahi... Comprends-tu ce qu’un pareil mot veut dire pour moi? Jusque-là, je croyais tout savoir... Je croyais pouvoir tout expliquer avec les paroles jaillies du cœur. Je croyais que le sentiment devait être enfin victorieux. Un Grec aujourd’hui m’a montré que la raison seule est souveraine.

«Écoute-moi, m’a dit cet homme, comme j’enseignais près du mur aux prières, écoute-moi, bien que ma façon de discourir doive répugner à ta race illettrée, aux hommes dont tu es le frère et qui n’étaient point dignes du sacrifice de Prométhée.

«Je ne sais point parler sans préambule, et il me faut te dire pour donner quelque poids à ce qui va suivre que j’enseignai, jadis la Philosophie proche la fontaine de Callirhoë. Mon académie n’était point sans réputation, et j’allais définitivement bénéficier de l’épithète de Sage, lorsque j’eus le malheur d’improuver un Patricien puissant. Tu vois que je n’avais point droit au titre de Sage! Le Patricien fit fermer mon école, et j’aurais été réduit à la plus noire misère, si l’archonte au pouvoir, qui professait le scepticisme, n’était venu à mon secours et ne m’avait fait donner le poste d’œnopte, c’est-à-dire d’inspecteur des vins.

«Pour un philosophe, veiller à ce que le délire bachique de ses compatriotes soit de bon aloi me semblait plaisant, et j’admirais la prévoyance des dieux, qui fomentèrent la vigne afin que leurs créatures pussent, la bouche empâtée, bénir la vie, dire le plus de bêtises possible et oublier ainsi la scélératesse des Olympiens. Un jour, ivre moi-même, pris de vertige ou d’un prurit de sincérité, je dénonçai l’archonte mon protecteur, qui possédait des ceps en Achaïe, comme un vil trafiquant de breuvages adultérés, et j’allai même jusqu’à l’accuser de ne m’avoir nommé œnopte que pour pouvoir, en toute impunité, empoisonner la divine Athènes. Je dus m’exiler et devenir ici garçon d’étuve. Comme tout Grec, tu le sais, je puis être, tour à tour ou en même temps, grammairien, rhéteur, peintre, augure, mime, médecin, magicien, proxénète. C’est ce qui me vaut aujourd’hui le plaisir de dialoguer avec toi.

«Plusieurs fois déjà, je t’ai entendu te proclamer Dieu et prophétiser en ce sens. Tu es de bonne foi, évidemment. La croyance en ta divinité a dû germer en ton esprit, parce que tu t’imaginais parler autrement que le restant des hommes. Tu parles mal, crois-moi, tu ignores l’enthymème et le syllogisme, et tes gloses ne feraient pas une drachme sur l’Agora. D’ailleurs, si tu es Dieu, rien n’est plus facile à prouver. Tu dois en cette qualité connaître dans son plus petit détail la mécanique du monde. Explique-moi alors comment les étoiles tiennent dans le ciel sans crochets apparents et sont douées de régulières annulations? Quelle force les approche l’une de l’autre, sans qu’elles viennent jamais à se heurter, et les éloigne ensuite en leur faisant décrire des orbes que d’aucuns prétendent avoir calculés? Définis, analyse l’air, l’eau, le feu, le mouvement, la procréation. Pythagore affirme que le soleil est immobile parce qu’il est 1. Es-tu de son avis? Le Dieu ton père n’a pas manqué de t’enseigner tous les secrets que recherchent vainement les hommes, et tu pourrais m’apprendre pourquoi un corps lancé dans les airs ne suit pas toujours l’impulsion première et retombe immuablement vers le sol... Tout cela prouverait autrement ta divinité que tes hyperboles mal construites... Ton père doit être un fameux géomètre, crois-tu que les propositions d’Euclide sont justes?»

Jésus s’était levé et marchait dans la pièce...

—Cet homme avait raison, confessa-t-il. Je ne sais rien, rien, ou si peu! Je lui répondis néanmoins par une parabole:—En ce temps-là, les hommes orgueilleux désiraient la Science, mais Dieu leur envoya son fils qui leur apporta l’amour... Cependant mon contradicteur, paracheva le Nazaréen, de la voix qu’il devait retrouver plus tard dans sa passion, devenait sarcastisque et la foule, visiblement, était pour lui.—«Pose tes métaphores et réponds-nous sans fioritures... Tu n’es pas Dieu, puisque tu ne connais rien à la création et te défiles en mauvais rhéteur...»—Oui, oui, il n’est pas Dieu, grondait le peuple menaçant. Des pierres volaient vers moi; déjà les vieilles femmes commençaient à me lancer des excréments... Je dus fuir... fuir, pendant que le Grec, grimpé sur une borne, proférait la terrible, l’épouvantable parole que je redoutais depuis tant de jours, et qu’il avait trouvée, lui...

«Pourquoi le Dieu, ton père, qui pouvait faire le monde heureux et bon, l’a-t-il fait douloureux et scélérat? Est-ce qu’un homme, un simple humain, coupable d’un pareil crime ne serait pas digne de toutes les malédictions? C’est nous autres, les créatures, qui avons le droit de juger le créateur, et non pas lui... Arrière, imposteur! Tu dis venir nous racheter après que ton père nous a vendus. Qu’est-ce que c’est que cette vente monstrueuse et que ce rachat stupide? On voit bien que tu es d’Israël, à qui toujours les termes du négoce viennent à la bouche, que tu es de la race de Sem, éternellement vouée au commerce et à l’usure!»

Une suette d’angoisse secouait Jésus frissonnant... une exprimable détresse faisait transsuder son front d’une rosée fumante... Ah! n’être qu’un homme, rien qu’un homme, avoir le droit d’être faible, ignorant et lâche! ne plus agir, rêver! ne plus parler, aimer! Et ses deux mains tombèrent aux épaules de la fille, soudain dressée devant lui.

Un ressac de joie délirante et folle venait de chavirer l’âme de Marie de Béthanie. Elle comprit que son rêve, son rêve si longtemps caressé, touchait à sa réalisation. Depuis qu’elle le connaissait, pour le conquérir à jamais, elle désirait un enfant du Nabi, un enfant qui serait blond comme elle, et, plus tard, sentencieux comme le père. Ainsi, elle le posséderait jusqu’à la mort. La maternité, estimait-elle, lui serait facile, car antérieurement elle avait failli concevoir des œuvres d’un scribe de l’Ethnarque. Mais sa mère, experte aux simples qui délivrent, avait résolu facilement la conjoncture improfitable au commerce charnel. Son ventre, frotté d’aromates, poli comme un albâtre pentélique, était donc resté sans rides, et ses seins n’étaient pas bagués à la pointe des larges cernes bleuâtres qui éloignent les lèvres de l’amant. Elle offrait tout cela à Jésus. Elle consentirait avec joie à moins de beauté si la vie qu’il éveillerait en ses flancs pouvait l’unir à lui, indissolublement.

La chair grumelée sous le feu qui ardait du profond de sa féminéité, dans l’envol de sa chevelure cinglant la pièce de parfums âcres, elle clama, les bras au cou du Nazaréen, accolée à lui de tout son être:

—Prends-moi, possède-moi, rends-moi mère, et que tu m’appartiennes à jamais!

Ivre à son tour de volupté réflexe, le thaumaturge chancela, pour descendre vertigineusement, en une seule minute, jusqu’au fin fond du gouffre où le Désir est roi. Pour la première fois, il comprit qu’il venait d’être confronté enfin avec le seul, avec l’unique, avec le véritable Dieu, avec Celui qui enfante la Vie dans la lumière et les étreintes, dont la flamme immortelle galvanise les mondes et régente l’Univers, avec le Désir, tour à tour Créateur, Unité et Absolu. Sur l’holocauste de son orgueil, Jésus pleura; deux larmes ravinèrent ses joues, deux larmes qu’il offrit comme rançon expiatrice aux hommes que, sans l’amour de cette fille, il était sur le point de tromper. Avec son seul vouloir, à l’aide de la Raison indéfectible contre quoi tout attentat est inexpiable et vain, l’humanité accéderait peu à peu à la divinité du Savoir. Et Jésus ouvrit les bras pour étreindre la femme, ouvrit les bras pour la posséder.

Mais on frappa à la porte, et l’homme de Bethléem se recula.

—Accès du seuil au noble Valerius Livianus, mon maître! disait une voix impérative.

C’était en effet le riche Valerius Livianus, tribun militaire et cousin du Proconsul, qui venait rendre visite à Marie de Béthanie. Quatre Nubiens, aux cheveux cotonnés, aux muscles de bronze frissonnant, soulevaient sa lectique aux rideaux de pourpre, et son intendant, précédant les esclaves, heurtait l’huis de sa baguette d’ivoire, afin de discuter avec la pécheresse le prix de la nuitée de son maître: car Valerius Livianus était économe et l’affranchi soucieux de ne perdre aucun courtage. La mère de Marie s’insinuait derrière le Romain, tout heureuse de l’aventure qui la vengeait du Nazaréen, Un ricanement victorieux accentuait l’hiatus de sa denture, et, comme le vin au miel qu’elle avait bu chez la voisine avait ajouté à son habituelle force d’invectives, Jésus, sous une nouvelle ventée, sous un raz de marée d’anathèmes, disparut par le jardin.

Il allait vers le Golgotha; le monde était perdu!

A nouveau, M. Éliphas de Béothus, ayant terminé la lecture de son petit conte, sollicitait une pastille de maître Pompidor, et ce dernier, avec une bonne grâce qui ne défaillait pas, lui passait le drageoir. Un silence tombal planait dans la salle, un silence d’hypogée que seul un prêtre—qu’on était du reste en train d’expulser sur l’ordre du président—avait troublé en protestant à haute voix contre les atteintes portées à la mémoire de Celui dont il était ici-bas le voyageur de commerce, et pour le compte duquel il louait des chambres dans le paradis.

Placidement, l’accusé attendit que le double tambour de la porte se fût refermé sur le placier en miséricorde, et, le geste toujours élégant, la voix sans trouble, il repartit...

—Trois mois d’arrêts furent la récompense de ce talent littéraire et subversif exhibé en famille, trois mois de dure geôle que je passai sans livre, sans papier, sans le réconfort d’une parole amie, mais aussi sans professeur ni jésuite. Au sortir de ma forteresse, je reçus des mains d’un fonctionnaire une feuille de route pour un régiment de cavalerie, où je devais être immatriculé comme cadet. L’envie de m’enfuir, de gagner l’étranger, de vivre au loin d’une libre vie, me vint, mais où aller, puisque j’étais sans ressources aucunes et totalement inapte à me créer des moyens d’existence? J’obtempérai donc, et pendant sept ans, donc cinq d’épaulettes, j’existai parmi les patriciens à sabretaches et à éperons. Mon Dieu! que j’en ai entendu des bêtises, d’outrageantes bêtises, des niaiseries vingt fois vomies et remâchées parmi ces hommes à belliqueuses moustaches dont tout le savoir-faire est orienté vers l’alcôve et l’écurie! Et le plus fort était ceci: lorsque je m’efforçais de montrer à mes soldats, aux cavaliers de mon peloton, quels sots et prétentieux mannequins, quels scurriles fantoches étaient les officiers, mes collègues, ils ne me croyaient point.

Lorsque je leur disais que le plus brillant d’entre eux était certes mieux obturé que le plus hébété des gardes d’écurie, ils reculaient et baissaient les yeux, mal à l’aise. J’avais beau leur démontrer que le dernier des humains pouvait quelquefois penser par soi-même, conquérir, de par son propre entendement si mince fût-il, une parcelle de vérité, et l’officier jamais, car celui-ci pensait toujours à l’aide des idées toutes faites, des idées de sa caste ou de son école; j’avais beau m’acharner à faire vingt fois la preuve de tout cela, les malheureux balbutiaient et se reculaient apeurés et tremblants. Sans doute, l’hérédité d’esclavage était trop forte pour qu’ils pussent jamais se libérer. Sans doute, croyaient-ils que mon intention était de leur soutirer quelque parole d’approbation pour, ensuite, les faire passer au Conseil de guerre. Alors je m’acharnais, car je venais de lire Tolstoï et Ibsen et je voulais réaliser leur morale. A l’encontre de mes égaux ou de mes supérieurs, je m’étais de suite montré humain avec mes hommes, et maintenant une rage de fraternité m’emportait vers eux; je les traitais comme s’ils eussent été de mon propre sang, je leur parlais amicalement, me faisant conter leur vie; je leur distribuais non seulement tout l’argent de ma solde mais encore la plus grande partie de ma pension; je leur répétais dix fois par jour, peut-être, que j’étais officier malgré moi, et que je ne me reconnaissais pas le droit de leur donner des ordres, car nul n’a le droit légitime de commander à son semblable, ici-bas, rien n’y faisait. J’élevais ensuite le débat, espérant mieux me faire comprendre. Je définissais la Patrie, telle qu’elle aurait dû leur apparaître, la Patrie qui ne leur a jamais concédé aucune justice, mais qui, à chaque instant, confisque leur travail, leur liberté et même leur vie. Je leur disais que la Patrie c’était la somme des profits, des privilèges et des jouissances des riches, qu’eux qui ne possédaient rien devaient se désintéresser des querelles que la Patrie pouvait avoir avec les Patries d’à-côté. En quoi cela pouvait-il leur importer que le Français, le Germain ou le Slave triomphât chez eux, puisque toujours ils seraient pareillement exploités. Si les puissants et les satisfaits, en un moment donné, voyaient leurs biens menacés par l’envahisseur, ils n’avaient qu’à les défendre eux-mêmes, à combattre jusqu’à la mort, à mettre à jour de l’héroïsme, sans pousser à l’abattoir les multitudes qu’ils ont dépouillées et qu’ils maintiennent dans l’ignorance et la servitude. Puisqu’au sens des exacteurs, la gloire est une belle chose, et que les prouesses guerrières ennoblissent un peuple, pourquoi ne la réclamaient-ils pas pour eux seuls et réservaient-ils aux autres le soin d’accomplir les hauts-faits? J’ajoutais que, dans quelques siècles, jamais les historiens ne pourraient reconstituer l’état d’âme des foules misérables, des foules asservies et spoliées ne connaissant que l’endémique famine, et qui, cependant, sur un signal donné par un gouvernement, couraient s’égorger, de frontière à frontière, pour défendre le bien de leurs oppresseurs et assurer ainsi la pérennité du joug qui les écrasait. Tout était inutile, pas un œil ne brillait dans la joie de concevoir enfin la vérité et la dignité humaine; pas un front ne se relevait fier et libre parmi la double rangée de têtes rasées que j’avais devant moi. Non, ils ne pouvaient pas comprendre: la classe dont ils relevaient étant asservie depuis toujours; ils ne pouvaient pas m’entendre, car il leur était impossible de croire à la loyauté de mes intentions. J’offris de partager entre eux la moitié de ma fortune afin qu’ils pussent fuir, déserter, vivre heureux au loin, et ils restèrent muets et terrifiés. C’est un fou, pensaient-ils, ou bien c’est un scélérat. Tous redoutaient quelque effroyable traîtrise, tant il leur semblait insolite qu’un grand de la terre pût venir un jour à les plaindre ou à les secourir.

Et moi, rentré dans ma chambre, je pleurai tout seul parmi l’interminable nuit, car j’avais compris enfin que, quoi que je fisse, je ne serais jamais aimé, que je venais de trop haut pour être adopté par les humbles, que je pourrais être bon, pitoyable et généreux, nulle affection sincère ne s’approcherait de moi; j’avais reconnu qu’il était dans la destinée des puissants de toujours semer autour d’eux la haine, la peur ou la défiance, et que l’amour véritable ou l’amitié désintéressée leur avaient été équitablement refusés par la Fortune, jalouse de leur faire payer de cette affreuse rancœur les privilèges abominables du pouvoir et de l’argent.

Alors, à quelque temps de là, un soir de l’an 1889, je pris mon sabre d’ordonnance, mes épaulettes, mes croix, mes parchemins, et j’allai jeter le tout dans les latrines, seul reliquaire approprié à ces reluisantes ordures. Puis je m’expatriai; je courus le monde; je fis des conférences; j’écrivis dans les journaux; je stigmatisai le ridicule, l’infamie, la malfaisance du milieu en lequel j’avais été élevé. Je restituai, en toute sa réalité, à l’aide de la parole et de l’écriture, le vieux décor dont je m’étais évadé, le décor anachronique qui n’abuse plus personne, les figurants ni les spectateurs. Moi qui sortais du sein de cet abominable organisme, moi qui aurais pu y vivre toujours avec les bénéfices et les apanages qu’il confère à ses élus, j’en dénonçai le mensonge et la scélératesse; j’exhortai tous les hommes à s’unir, à fédérer leurs volontés, à surmonter un moment leurs dégoûts, leurs nausées, pour enfouir, d’un seul effort, ce vertige tenace, cet excrément maléfique du passé. Les bourgeois me considéraient bouche bée.

—C’est un dément, disaient-ils, comme mes anciens soldats. Car vous entendez bien, ils ne pouvaient pas penser, eux aussi, que je fusse sincère ni lucide. Ils avaient besoin de croire à ce dogme social, au principe d’autorité, au principe de droit divin; ils avaient besoin de révérer ce hideux et vétuste édifice d’exaction et de s’aplatir devant lui, malgré moi qui m’en étais évadé, malgré moi, archiduc, prince du sang, qui leur en faisais subodorer le souffle délétère, la peste de mort et de ténèbre.—Il parle de République, de Fraternité, de Justice, de Pitié, arrêtez-le, au bagne! à l’eau! à mort l’anarchiste! Ah! s’ils avaient été à ma place, eux, ils n’auraient pas quitté le bateau..., non; ils auraient plutôt renforcé le nombre des forçats qui rament dans la chiourme, ils auraient plutôt calfaté avec des cadavres les voies d’eau que la Raison a faites à la galère maudite.

Malgré tout, je ne me décourageai pas, et puisque les hommes ne voulaient pas de la Vérité et de la Justice, je résolus de faire fumer quelque encens personnel sur les autels de ces deux déesses diffamées. Écoutez bien ceci: moi, apparenté à des rois, je devins l’ennemi des rois, et je fondai, là-bas, en Amérique, un collège où, pendant dix années, l’on enseigna l’assassinat des tyrans. Puis, je fis mieux encore lorsque j’en vins à reconnaître que cette œuvre était inutile. Oui, tant ma soif d’équité et ma volonté de supprimer la douleur étaient surhumaines, je voulus détruire la Terre et la précipiter dans le Néant consolateur avec sa cargaison de damnés, d’imbéciles, de bourreaux, de tortionnaires et d’esclaves, avec ses multitudes de suppliciés qui ne peuvent pas s’abstenir de perpétuer la souffrance en perpétuant la vie monstrueuse. Et si l’homme de génie qui devait machiner la catastrophe libératrice ne s’était pas senti faiblir, ne s’était pas suicidé un mois avant qu’elle fût à point, je ne serais pas sur ce banc, et vous n’auriez point le loisir, Messieurs, de me considérer tous, présentement, avec des yeux plus larges que des hublots de transatlantique et des maxillaires qui pendillent lamentables, comme de vieilles montures de porte-monnaies.

Désâmé, rejeté en dehors de mon axe d’intelligence par l’effondrement, la chute à plat de ce dernier espoir qui était mon unique rai son de vivre, je fus surpris, emporté comme un fétu par les vents alizés, par le mousson de sottise qui balaient les vastes espaces de la mentalité humaine. De l’infini éthéré où m’avait hissé mon sublime concept, je culbutai d’un coup dans les marécages des attirances, des mobiles et des désirs normaux. Je déférai au stupre, au rut, à la salacité, aux braiments sentimentaux, à tout ce qu’en un mot, vous appelez l’amour. C’était sans doute le pénultième désastre que la vie me réservait. D’avoir promené mon corps, ainsi qu’une varlope frénétique sur l’académie de trois ou quatre femmes, je crus que mon cœur, mon cerveau, mon âme allaient exploser sous les déflagrations d’une panclastite de dégoût et d’effroi. Ah! elle est délectable et vaut d’être recherchée, la plus grande des voluptés humaines.

Parlons-en! Comme je vous le disais tout à l’heure sous une autre forme: brouter les chardons du platonique ou bien grouiner dans l’auge sensuelle; évacuer immédiatement toute intelligence, constater en soi la subite intrusion d’une frénésie démentielle qui saccage l’organisme, annihile la volonté et passe les muqueuses au rouge incandescent; sentir son épiderme s’enflammer et crépiter comme une allumette suédoise; gesticuler telle une grenouille touchée par le fil électrique; brasser des sueurs fétides d’aisselles; se rouler dans les pestilentes odeurs du delta périnéal; puis, tout à coup, libérer, du bain-marie des reins où elle mitonnait insidieusement, l’affreuse liqueur qui donne la vie. Évidemment, ma lymphe, trop subtile, épuisée par une permanente consanguinité, adultérée par les successifs incestes d’une lignée vieille de quinze siècles, m’avait fait percevoir ces horreurs qui vous sont parfaitement agréables, Messieurs, et réalisent pour vous, de la puberté à la mort, le superlatif du plaisir. Et c’est alors qu’après m’être acharné, qu’après avoir cru un moment au mensonge de l’art: putréfaction égale à toutes les autres putréfactions humaines, après avoir fait tout le possible, en un mot, pour, comme mes semblables ici-bas, m’amuser d’un hochet ou désirer n’importe quoi, fût-ce une immondice, je sentis s’introduire sournoisement en moi le goût du sang, le besoin du crime. Après avoir quitté le palais de mes pères, après m’être débarrassé de ma livrée d’officier, j’avais cru m’évader, me libérer définitivement, devenir un être sain et fort, me transmuer en juste, en rentrant dans la société de mes congénères. Eh! bien, non! cela n’était pas possible, toujours je devais rester ce que j’étais: un patricien, un aristocrate, un dégénéré élaboré pour opprimer les foules et non pour les secourir. Ma pitié, ma soif de vérité, mon amour des déshérités, mon besoin effréné de lumière et de justice, admirables chez autrui, étaient condamnés, de par ma naissance, à n’être en moi qu’insanes ou ridicules. Puisque j’avais répudié la carrière d’exaction; puisque je n’avais pas consenti à être un chef, il aurait fallu me suicider sur l’heure, car autrement, je ne pouvais être qu’un monstre. Je ne pouvais plus redevenir un homme. Toujours, je devais errer sans mesure, toujours je devais aller du génie cimmérien à la folie meurtrière, pour finalement retourner, en la diversifiant un peu, à l’imbécillité de mes ancêtres.

Pareil à un aérolithe qui s’est volontairement détaché par dégoût d’une planète scélérate et qui vagabonde sans guide dans les nuits sablées d’or, parmi le pollen des étoiles, j’étais astreint à errer, désorbité, jusqu’à ce que je vinsse m’écraser sur un centre d’attraction aussi horrifique que le premier. L’hérédité me commandait de mentir, de duper, de tuer; une âme de carnassier, quoi que j’entreprisse, devait me remonter aux lèvres, parce que j’étais fils de rois... oui, entendez-vous, fils de rois, parce que j’avais derrière moi, dans les ténèbres du passé, une ascendance de potentats fourbes et menteurs, de carnassiers absolutistes et d’hommes de proie couronnés. Le sort m’avait destiné à être un Malfaiteur acclamé, et si je m’étais mis en marche vers une morale supérieure, si j’avais résilié le pacte infâme, rien ne pouvait étouffer dans mon esprit et dans mon cœur le levain congénital qui, sournoisement, les gonflait, pour, finalement, les faire éclater. A la mamelle sainte de Pitié et d’Amour, tu ne boiras jamais, m’avait dit la Nature, car tu es engendré d’un tyran, et, malgré tout, devant la détresse et la misère du Monde, j’avais approché mes lèvres, et mes lèvres s’étaient gelées avant que j’eusse fini de me désaltérer à la source bénie. Bien que tu eusses la volonté d’être bon, la conclusion de ta vie ne sera jamais la Bonté, avait-elle ajouté. Et moi, stupide, dans une minute d’espérance, j’avais cru fuir, m’échapper, libre, secourable, heureux, reconquérir mon autonomie d’être pensant, m’affranchir de l’opprobre, éviter les souillures du Pouvoir, devenir un sage! Ce n’était qu’un leurre. Toujours, l’inexorable Destinée devait me réintroduire de force dans le cycle monstrueux que j’avais osé franchir un soir de ma jeunesse. Vainement, je m’étais révolté; vainement je m’étais efforcé, avec des râles et des cris d’épouvante, d’exterminer ma personnalité profonde, celle que m’avait léguée mes aïeux. Tout avait été illusoire et vain. Où que j’allasse, quoique je devinsse, j’étais marqué pour créer de la souffrance, pour jouir de la douleur, faire couler le sang et être malheureux. Fils de rois j’étais... Fils de rois, je devais rester... et il n’était pas en mon pouvoir d’échapper au mensonge et au crime...

Messieurs, je suis l’archiduc Salvador qui prit un jour la mer, sur le brick la Marguerite, et disparut sous le nom de Jean Orth...

Et ce que l’accusé avait vaticiné se produisit alors. Le Président des Assises se dressa dans un geste si violent que sa robe, s’arrachant à l’épaule, découvrit un tricot de laine, un vieux gilet de chasse lie de vin qu’au lieu et place d’un veston il portait sous sa toge, par économie sans doute. Un triangle de chemise, ponctué des maculatures séniles du café et du tabac à priser, apparut par surcroît. D’une voix étranglée par la terreur et qui avait perdu la majesté congruente aux solennels débats, il criait, pendant que ses deux assesseurs se démenaient, eux aussi, éperdus, boxant l’air de leurs poings désordonnés.

—Gardes... gardes... faites évacuer la salle... l’accusé est fou... l’audience est suspendue.

Fin.


Mayenne, Imprimerie Ch. COLIN.

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