Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
XV
C’était le seizième jour qu’ils passaient tous trois dans la petite villa isolée de la rue du Mont-Ventoux. Cyrille Esghourde était parti, s’expédiant en Espagne dès le lendemain même de l’excursion, sans être venu les voir, après leur avoir fait seulement porter quelques mots d’excuses par le chasseur du café de la Bidassoa. La maison ne comportait qu’un rez-de-chaussée assez élevé et un premier étage mansardé, de deux pièces seulement, dont une servait à la bonne. Cette servante était très drôle. Sa conversation, où fracassait un effroyable accent du Béarn, se composait uniquement de sentencieux aphorismes sur la cherté des légumes, l’impolitesse du garçon boucher et de reniflements... Ses fosses nasales, obturées, lui commandaient, à chaque minute, de placer son index sur sa narine gauche, et de faire entendre ainsi le cri du canard inquiet de sa lignée. La bâtisse s’enclavait dans un jardinet rechigné et poudreux qu’un autochtone, salarié par le propriétaire, venait, une fois par semaine, molester d’un rateau pessimiste et, au travers duquel, sans aucun résultat appréciable, d’ailleurs, il promenait un fallacieux arrosoir. Les boniments, la conversation des bourgeois qui, chaque année, louaient cet endroit, devaient avoir découragé toute tentative honnête de la végétation. Les roses de juin et les glaïeuls ingénus s’entêtaient à ne point éclore et, seuls, deux ou trois buissons hispides témoignaient d’un bon vouloir tenace qui leur faisait s’agripper au passage, de toutes leurs épines, aux vêtements des hôtes ou des fournisseurs. Trois chambres à coucher, en arrière de la salle à manger et d’un salon exigu, s’ouvraient sur le corridor pénombral du rez-de-chaussée, qui desservait également, tout au fond, la cuisine et le petit retiro placé là à point, semblait-il, par une trouvaille de l’architecte, pour condimenter les odeurs culinaires de ses remugles sournois.
La Truphot et Siemans faisaient chambre à part, tout au moins en apparence. Accompagnée de ce dernier, la vieille femme filait ponctuellement, chaque matin, dès dix heures, à l’Établissement thermal pour y confier sa gorge aux appareils de fumigation ayant assumé la curatelle de la vétusté, du découragement et des végétations insolites, qui se permettent de ravager sans aucun respect le larynx des gens à leur aise, le larynx qui leur a été concédé par la nature pour proférer, leur vie durant, le plus de sottises possible. Elle en revenait vers midi pour déjeuner et repartir ensuite avec le Belge qui ne la quittait plus. La plupart du temps, Boutorgne restait seul, vaquait l’après-midi à travers la ville, désorienté et mélancolique. On ne l’invitait pas à faire de compagnie la moindre promenade. La Truphot paraissait même tenter tout le possible pour qu’il prît congé et filât sur Paris, de sa propre inspiration. Siemans qui, jusque-là avait montré un beau désintéressement et un parfait dédain de toutes ses tentatives de main-mise sur sa maîtresse sexagénaire, avait-il compris qu’à la longue il finirait peut-être par devenir dangereux? Ou bien la veuve avait-elle confessé que le gendelettre lui avait proposé, à Suresnes, de l’enlever pour aller vivre, tous deux, en Grèce, et s’y marier en justes noces? Toujours est-il que Siemans braquait parfois sur Boutorgne un regard où celui-ci pouvait démêler déjà la volonté manifeste de procéder à son évacuation, dès la première circonstance profitable. Et le prosifère acharné sur Balzac, rué sur Beyle, ne trouvait toujours pas l’expédient pratique, la talentueuse machination, qui le débarrasserait de son rival. A l’heure actuelle, il feuilletait les bas feuilletonistes, les Montépin, les Jules Mary, les Decourcelle, les Malot. Si ceux-là ne donnaient rien, il compulserait Paul Bourget en désespoir de cause. Mais ce dernier ne s’occupait que des gens distingués, ne fournissait que le traquenard de salon. L’humanité ne commençait pour lui qu’aux personnes qui ont cent paires de bottines, comme Cazals. Penché sur les bidets armoriés, il révélait au public, avec des cris d’admiration, ce que la semence des gens du monde contient de principes supérieurs. Et puis, il exprimait en langage suisse des pensées de chef de rayon. C’était à croire qu’il faisait fabriquer ses romans chez Dufayel. Il était donc déraisonnable d’espérer qu’il eût entrevu comme possible l’existence d’une femme aussi démunie de particule que Madame Truphot, d’un homme comme lui qui s’habillait à la Belle-Jardinière, se chaussait chez Raoul et pratiquait le rufianisme autre part que dans les salons du faubourg ou les pince-choses de l’île de Puteaux. Seuls, les romanciers populaires lui seraient secourables, évidemment. Il y retournerait, les lirait ligne par ligne. Diable! il allait oublier Georges Ohnet, le plus fécond d’entre tous, celui dont les monceaux de volumes représentent dans la librairie contemporaine quelque chose comme la Cordillère de la sottise.
Il irait au plus tôt requérir à la bibliothèque municipale quelques-unes des Batailles de la vie. Puis il réquisitionnerait l’Arriviste, de Champsaur et Sébastien Gouvès, de Léon Daudet, ce morphinomane qui n’hésite pas à traîner dans les sentines du nationalisme le nom de son père, l’auteur de Tartarin. Qui sait, parmi les plus imbéciles on trouve quelquefois l’embryon d’une idée qui devient géniale dès qu’elle a été cultivée et mûrie dans la serre chaude d’un esprit averti, comme le sien, par exemple? Il n’y avait du reste plus à hésiter. Chaque soir, en effet, il demandait ostensiblement deux lampes à la petite servante renifleuse qui composait à elle seule tout le domestique; il ne manquait pas de faire savoir à la vieille qu’il se sentait dans une veine de travail extraordinaire, et que, bientôt, le manuscrit destiné à être signé par elle et lui serait presque charpenté. Eh bien! Madame Truphot ne bronchait pas; Madame Truphot ne manifestait aucun enthousiasme. Elle se contentait de hocher la tête plusieurs fois, d’un air maintenant détaché. Il avait eu beau faire donner les réserves, sortir de sa malle et lui exhiber une liasse de papiers de famille démontrant qu’il pourrait relever, quand il le voudrait, son marquisat créole, elle ne paraissait plus s’exciter sur la possibilité de s’administrer une particule, un génitif, dans un hyménée légitime. Que faire? que faire alors si son imagination ou les inventions des romanciers glorieux ne lui fournissaient pas la pratique péripétie qui le débarrasserait du Belge? Il ne pouvait pourtant pas, dans une excursion de montagne, le précipiter d’un coup de tête dans une crevasse. Son tempérament de civilisé et sa nature d’artiste protestaient d’avance contre la vulgaire brutalité d’une pareille détermination.
Un matin, comme il sortait de sa chambre, les paupières violacées d’insomnie, Siemans, solennel et componctueux, l’arrêta par le bras. Il avait une allure inquiétante, un air de gravité insoupçonnable jusque-là en ce lourdaud empêtré. Et le gendelettre, un instant, redouta un discours de diplomate qui, avec mille et une précautions ou circonlocutions, avise un confrère que ses lettres de rappel sont sur le point d’être signées. Mais l’amant de la Truphot, sans doute, ne se sentit point à la hauteur d’une telle tactique; il dédaigna tout prolégomène et tout déploiement oratoire pour ne garder seulement que la gourme du plénipotentiaire et dire à l’autre:
—Mon pauvre ami, nous partons à Pau dans huit jours et nous ne pouvons pas t’emmener. Madame Truphot demande ce qui te serait nécessaire pour gagner Paris.
Atterré par ce coup du sort qui, bien qu’il s’y attendît un peu, tombait sur son crâne comme la masse d’un bélier tombe sur un pilotis, Boutorgne trépida un instant sur ses courtes jambes pendant que des flammèches de toutes couleurs dansaient devant ses yeux vagues.
Néanmoins, avec crânerie, il vint se planter devant le Belge.
—Alors c’est toi qui me chasses? questionna-t-il, sa poitrine en côte de melon gonflée d’une humeur belliqueuse.
Siemans roulait un œil commisérateur, que gênait dans les coins un petit diaphragme de chassie matinale, et il évaluait Boutorgne en promenant avec insistance sur sa chétive personne un regard en zigzag, qui supputait un à un tous les ridicules plastiques du malheureux matulu.
—Non, mon vieux, mais Madame Truphot a reçu des lettres anonymes, dans lesquelles ton rôle se trouve commenté sans bienveillance, et il ne faut pas que sa respectabilité, à laquelle elle tient par dessus tout, tu le conçois, puisse en souffrir.
—Tu mens! Tu mens! s’enrageait Boutorgne, devant la vision de toute sa carrière brisée.
Le Belge sans doute eut pitié. Des sympathies confraternelles l’envahirent. Peut-être aussi, superstitieux, eut-il peur que trop de sécheresse d’âme indisposât plus tard et, à son tour, le Destin en sa faveur.
Il rétorqua:
—Non, je ne mens pas; c’est en copain que je te parle; il n’y a rien à faire pour toi ici. Tu peux encore te créer une situation par ailleurs. N’use pas tes forces contre l’impossible...
Alors, remis d’aplomb en toute sa suffisance; se carrant à nouveau dans son égoïsme et la bonne opinion qu’il avait de soi, il se sourit béatement, se donna, pour ravaler son interlocuteur, deux grands coups de poing sur le thorax qui résonna comme du métal.
Le prosifère, comprenant que la prolongation de ce débat serait oiseuse, regagna sa chambre d’un pas aussi solennel que celui de Napoléon après son abdication, à Fontainebleau. Seulement, supérieur à l’autre, il n’entailla aucun guéridon d’un canif rageur.
Il murmura:
—C’est bien, je m’en irai dans quatre jours: le temps d’attendre mon courrier.
Mais le Belge sentit ses brutalités naturelles prédominer. Il redevint féroce, n’ayant pas la victoire élégante; voltant lui aussi, de loin, il jeta avec cynisme, sans se retourner:
—Tu as raison, car ferais-tu un chef-d’œuvre; serais-tu un jour et tout ensemble Baudelaire et Verlaine, Balzac et Flaubert, tous les types dont tu nous rases, que tu pourrais encore te bomber...
Et il éclata d’un gros rire. Une minute après on entendit l’ocarina qui donnait l’envol à Petite brunette aux yeux doux.
Rentré dans sa chambre, Médéric Boutorgne envoya rebondir, d’une bourrade, jusqu’aux rideaux de la fenêtre, où elle s’accrocha en miaulant désespérément, la chatte de Cyrille Esghourde, la malheureuse Aphrodite, qui le hantait de préférence aux autres, et était venue se frotter à ses jambes. Puis il se jeta sur son lit, la joue appuyée à son coude, médita farouchement en une pose romantique de héros terrassé par le sort, besogna du plus aigu de son esprit à trouver enfin le moyen de salut tant cherché. Et la chatte, rassurée par son silence et son immobilité, peu à peu s’enhardissait. Dans le clair obscur de la pièce, avec son dos violâtre et chantourné, sa queue éployée en forme de guivre de blason, elle escalada le dos d’un fauteuil qu’elle écussonna, héraldisa, de sa ligne inquiétante, quasi-fantômale, éclairée par les deux topazes en flammes de ses yeux.
Supprimer Siemans, oui, l’assassiner par un moyen génial et qui n’éveillerait point le soupçon, c’est à peu près ma seule ressource, pensait froidement Boutorgne qui, malgré les apparences, ne s’avouait pas complètement vaincu. Tout, tout, plutôt que de réapparaître au Napolitain sans faste et sans gloire, comme par le passé. Faire un beau livre n’était rien, l’emporter de haute lutte sur la vie contraire, voilà où résidait le talent. Et il ne voulait pas, lui, qui était destiné plus tard à de grandes œuvres, se charger l’âme du poids de la déroute; il ne voulait pas consentir à la castration morale du vaincu. Parmi tous les procédés de meurtre sournois et sans danger que la littérature avait inventés, il était prêt à choisir le plus décisif. Mais auquel donner la préférence? Son imagination surexcitée évoqua d’abord les crimes fabuleux de l’Asie, le lacet de soie, le venin de trigonocéphale injecté dans la veine jugulaire pendant le sommeil, l’épingle d’or rapidement insérée dans le cervelet. Puis ce furent les thyrses de Bacchantes, les poisons de Locuste, l’aspic de Cléopâtre, la coupe de Médée, l’étouffement sous des pétales de roses découvert par Héliogabale, les breuvages de la Brinvilliers, qui tous manquaient d’à-propos. Il n’était point un dynaste oriental, un chef de Janissaires séditieux, ou un prétendant de souche royale; en tout cas il se trouvait par trop démuni d’esclaves noirs pour œuvrer selon le mode asiatique. Restait l’assassinat plus moderne, l’empoisonnement par certains alcaloïdes qui ne laissent aucune trace, mais il était dénué de connaissances en toxicologie, et le dangereux de l’affaire était, en l’occurrence, le pharmacien toujours délateur. Alors quoi? Qu’avait-il à sa disposition pour en finir? Il avait le bouillon de culture du tétanos, de la typhoïde, de la diphtérie, versé à pleines cuillerées dans le potage comme l’avait enseigné M. Eliphas de Béothus, le soir du dîner, chez la Truphot. Oui, mais les flacons de coli-bacilles, de septocoques, ne couraient pas les rues. On n’en trouvait chez nul épicier. Il aurait fallu être avantagé d’un ami dans un institut séro-thérapeutique et lui avoir, au préalable, filouté la précieuse fiole. Il n’était pas dans ce cas. Bigre!... quelque chose de rudement fort était la mouche charbonneuse, gorgée de pus cadavérique, insinuée dans la chambre à coucher. Le charbon donnait-il toujours la mort? Où trouver la mouche à tarière empoisonnée? Pourquoi ne pas injecter à Siemans, dans son sommeil, à l’aide d’une Pravaz, quelques ptomaïnes puisées dans la charogne d’un animal putréfié? Oui, mais si le Belge se réveillait?
Aucune de ces solutions ne satisfaisait complètement Boutorgne. Et pour la première fois de sa vie, il commença à douter de son esprit inventif.
Sur les quatre heures de l’après-midi, le gendelettre, qui avait déjeuné en ville, promenait dans l’allée d’Etigny son front couturé des rides de la préoccupation, raviné par la scarifiante idée fixe. Il n’avait pas encore trouvé le mode d’assassinat inusité avec lequel il pourrait perpétrer l’acte en tout repos, sans avoir à redouter jamais le juge d’instruction ou la fâcheuse Cour d’Assises. Malgré tous ses efforts, sa cérébration avait été sans résultats, et il en était venu à s’avouer à soi-même que, puisqu’il était resté ainsi à court de toute invention, ce continent de l’activité humaine qu’on nomme la littérature dramatique lui serait fermé à tout jamais.
Sous la feuillée épaisse, sous la voûte continue des frondaisons de la célèbre promenade, la foule était dense. Tous les kakatoës, tous les busards, toutes les orfraies, tous les tiercelets et toutes les perruches des perchoirs civilisés ou de la forêt de Bondy bourgeoise, réconciliés dans la même parade de sottise, jacassaient, lissaient leurs plumes, ou se frôlaient avec amour sous les ombrages conciliants, à l’heure que préconise le bon ton. Cette humanité déambulante n’était plus que sourires; les différents individus qui la composaient, ayant chacun avantagé leur plastique du rehaut et des vêtures qui étaient pour la mettre en valeur et pour investir le prochain de sexe adverse du désir d’y goûter, donnaient libre cours à leur sociabilité. Des gens se présentaient les uns aux autres, en émettant, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, les banalités émétiques qui, pour les personnes bien élevées, servent à traduire, par avance, la joie qu’ils éprouveront désormais à commercer. Les grimaces congruentes à la bonne société se multipliaient pour mieux masquer l’intention profonde qu’avaient tous ces bimanes de se flibuster réciproquement leur femme, leurs maîtresses, ou leurs capitaux, avec toute l’hypocrisie et la cautèle de rigueur. Les beautés du boulevard, les catins érectionnantes, ayant transporté leur retape en Pyrénées, circulaient sous des harnais fracassants, empierrées de joyaux, malgré le plein soleil, et laissaient derrière elles une rumeur d’exclamations admiratives et un sillage de mâles en pâmoison. D’aucunes, ayant réussi à appâter de leurs charmes quelque crétin évidemment pécunieux, se hâtaient vers les petits gigotoirs qu’elles s’étaient ménagés dans les hôtels somptueux ourlant la voie de leurs façades pontifiantes et niaises. A la table d’hôte Sacarron, à travers les baies large-ouvertes, on pouvait apercevoir le geste obscène de Jean Lorrain mangeant des bananes, car il dînait là tous les soirs à cinq heures. Près de lui, un officier de la Légion d’honneur, un bourgeois autophage, dévorait une tête de veau. D’autres drôlesses, que le sort n’avait pas encore favorisées, imprimaient à leur croupe une saltation cadencée et s’efforçaient, en frôlant les hommes, de les allumer au pyrophore de leurs hanches redondantes. Et beaucoup parmi les conjointes légitimes, qu’escortait un mari découragé, un mari dont le tripot de l’endroit ou l’hiver dispendieux de Paris avait anémié le revenu ou saccagé la matérielle, travaillaient à rendre leurs prunelles fascinatrices, besognaient pour déterminer l’éréthisme dans leur voisinage, et lever, elles aussi, l’amant qui apaiserait les créanciers et sauverait les meubles de l’Hôtel des ventes.
Boutorgne, dans le désarroi de son esprit, et affreusement seul parmi cette foule, considérait stupidement depuis une minute, le respectable Mont Ventoux, au front chenu, au chef enneigé, qui trônait, patriarcal et majestueux, parmi le clan des pics de sa tribu. Mais les yeux du gendelettre se trouvèrent arrachés à la contemplation de ce furoncle géant par une légère bousculade dont il fut l’objet. Un lot de rastas émanés des Tropiques, au teint iodé, au complet polychrome, circonscrits par le feu des gemmes dont leur plastron, leur cravate et leurs manchettes étaient imbriqués, venaient de le dépasser. Instinctivement, en homme qui connaît la vie, Boutorgne mit la main à ses goussets: sa montre de nickel et la monnaie dont il était détenteur n’avaient point déserté sa personne. Rassuré, il allait reporter ses prunelles sur l’impassible Mont Ventoux, afin de le bien implanter dans son esprit et de pouvoir en tirer, si besoin était, une prose subséquente, quand, tout à coup, il tressaillit. Les gentlemen de Montevideo ou de Caracas, en débarrassant sa perspective immédiate, venaient de lui démasquer un spectacle inattendu, une scène quasi-symbolique et représentative à elle seule de presque tout l’ordre social. La Truphot était devant lui, assise à dix pas, sur un pliant, et un vieux Monsieur, grand, très grand, qui éployait le chasse-mouches d’une longue barbe blanche, au proboscide démesuré plongeant presque jusqu’au faux-col, un vieux monsieur vêtu d’un suit gris clair, que Boutorgne reconnut immédiatement pour être le roi des Welches, se dirigeait vers elle, accompagné d’un jeune homme mince et blond, son aide de camp sans doute.
En deux bonds, le gendelettre fut à portée, dissimulé derrière le tronc rugueux d’un gros platane.
La vieille, à la vue du roi, s’était levée toute droite, la face cramoisie d’émotion joyeuse. Les mains à plat sur la jupe, elle esquissait, dans sa gaucherie ridicule, de successives et irréfrénables révérences, qui faisaient plonger son buste maigre et donnaient l’essor aux tire-bouchons de ses frisettes grises. Les efforts manifestes qu’elle faisait pour proférer des paroles d’accueil, pour émettre des propos de servilité attendrie, n’aboutissaient qu’à lui faire propulser de petits cris inarticulés. Siemans, près d’elle, les joues envahies, lui aussi, d’une pampination véhémente, ne savait plus où mettre ses mains, et les fourrait alternativement dans ses poches ou l’entournure d’un gilet, privé d’élégance, probablement conditionné aux Cent mille paletots de M. Jaurès. Un moment, son trouble fut si grand qu’il tira par contenance un étui à cigarettes de la poche de son veston, l’ouvrit, parut hésiter à en offrir une au monarque plein d’aménité qui lui souriait avec bienveillance, puis, finalement, n’osa pas et se contenta, avec sa grâce coutumière d’hippopotame atteint de cor au pied, de faire tomber sa chaise sur les jambes de l’homme couronné. Le roi, sans déroger aucunement à sa parfaite et condescendante urbanité, la ramassa d’un geste sans aigreur.
—Votre santé s’améliore-t-elle, Madame? Vous me verriez fort heureux d’apprendre que les eaux vous sont secourables....
La Truphot éperdue, bafouillait des Votre Altesse..., des Majesté..., dont la plupart, d’ailleurs, n’arrivaient pas à se libérer de sa salivation intempestive. Une minute, au paroxysme de l’émotion, elle alla jusqu’à l’appeler successivement: Mon Roi!... Noble Prince!... Grand Sire!...
Le Constitutionnel welche souriait toujours. Mais désireux sans doute d’abréger les affres respectueuses de la vieille femme, il tendit la main à Siemans, la secoua par deux fois, en lui disant pour prendre congé.
—J’espère, mon cher compatriote, que vous emporterez de Luchon le même bon souvenir que moi.
Accolades, embrassades des rois, des putes et des marlous! ces derniers étant leurs meilleurs soutiens.
Et quand le roi se fut mis en route vers l’hôtel Sacarron où il logeait, Médéric Boutorgne put voir la Truphot passer le bras dans son pliant, serrer avec frénésie les mains de son compagnon, et l’entraîner en courant, pour, sans doute, loin de la foule et des regards profanes, aller cuver ensemble leur délire enthousiaste.
Ce que le prosifère ne savait pas et ce qui fournissait l’explication de cette scène était ceci: depuis dix ou douze jours, Madame Truphot, dans l’allée d’Étigny, faisait sa cour au Roi. Elle l’attendait là, chaque quatre heures, sur une chaise, trompant les longueurs de l’attente en coupant, avec des soupirs et des larmes sentimentales, les pages de Cruelle énigme, de Paul Bourget. Puis, du plus loin qu’elle l’apercevait, elle lui adressait à distance force risettes de ses vieilles lèvres parcheminées, exhibant le ris de veau de ses joues plissées, ployant son dos en arc de cercle, bien avant qu’il fût arrivé à sa hauteur, allant même, un après-midi, jusqu’à le précéder, pour, avec le Belge, effeuiller devant lui des pétales de roses et d’œillets, négligemment, comme sans y prêter attention. Vingt fois, peut-être, elle avait recommencé le même manège, si bien qu’un soir, vers six heures, le porteur de sceptre, touché par les attentions de cette vieille dame qui nourrissait pour sa personne un culte si exagéré, était allé spontanément lui décerner quelques mots aimables. Et chaque fois qu’il la rencontrait depuis, il ne manquait pas de s’arrêter et de prendre des nouvelles de sa santé.
Exagérer sa courtoisie et son terre à terre hypocrite avec quiconque du fretin, faisait partie, en dehors de son royaume, de la politique de ce Chef d’État, qui ne répugnait pas à être, en même temps, le miché le plus sérieux de toute l’Europe. Ce monarque très chrétien exerçait ailleurs, en Afrique, dans une partie du Congo, le métier de négrier, y rénovant de son mieux le commerce du bois d’ébène. Les noirs y étaient suppliciés par dizaines de mille, les villages brûlés, les fœtus arrachés du ventre des femmes grosses, les enfants lancés en l’air et reçus à la pointe des baïonnettes en un plaisant jeu de bilboquet, quand il arrivait que les malheureux indigènes ne montraient pas assez d’empressement à travailler sous la courbache, ou à livrer l’ivoire et le caoutchouc qui servaient au roi à payer ses passes dans les alcôves dispendieuses. Le bruit d’extraordinaires bénéfices et de massacres à ravaler son collègue Abdul-Hamid parvenaient de-ci de-là en l’Europe amusée, qui continuait à lui faire fête et savait qu’une partie de cet argent viendrait à ses lupanars. Dernièrement, il avait fait traiter ses sujets de Louvain comme ses esclaves du Congo, et il déchaînait l’admiration de ses collègues en royauté pour la poigne terrible qu’il cachait sous ses gants à côtes rouges de gentleman. Chaque année, il accourait ponctuellement faire une saison à Luchon où il expédiait à l’avance son faux ménage,—ce qui ne l’empêchait pas de goûter à toutes les grues retentissantes. Et il venait, tout récemment, de se montrer impitoyable pour les écarts de traversin des personnes de sa famille, et de témoigner d’un rigorisme incoercible en flétrissant, de façon publique, deux de ses filles qui, à son exemple, s’étaient autorisées à coucher illégitimement.
Ah! si la Truphot avait été de sang assez noble pour le recevoir chez elle, le traiter avec faste, comme le comte Boni de Castellane venait de le faire, et ensuite border ses draps en surveillant les coups de rein de ce gigolo septuagénaire et diadémé, c’eût été le couronnement de sa carrière.
Médéric Boutorgne, derrière son platane et sur la fin de cette scène, s’était mis subitement à gratter la terre du pied, comme un jeune étalon. C’est qu’une cinglée de lumière, une idée rayonnante, tel un éclair fulgurant, venait de zigzaguer dans son esprit et de l’emplir d’un crépitement de flammes.
L’expédient tant cherché, le moyen qui assurerait la victoire, il le tenait enfin! Oui, à regarder la Truphot, Siemans et le roi des Welches se faire de réciproques salamalecs, l’idée, jusque-là rebelle, s’était offerte, s’était élancée, avec tout l’imprévu et la belle furia des idées de génie. Et, maintenant, il filait le long de la ligne des arbres pour se mieux dissimuler, et ensuite il appuyait brusquement à gauche, pour se jeter en ville, détalant toujours de son allure la plus précipitée. Il s’était au moins embrayé à la troisième vitesse, comme disent les chauffeurs. Parvenu devant le bureau de poste de Luchon, il s’arrêta, s’épongea, et, une minute, souffla à pleins poumons. A nouveau, il ausculta son idée, pour voir si elle n’avait pas perdu, à ses propres yeux, sa force déterminante et le plus clair de sa magie, comme il arrive souvent aux idées de génie qui, sournoisement, emballent sur l’heure les cérébraux comme lui et apparaissent enfantines dans l’instant qui suit. Non, la sienne, à l’examen, conservait la qualité merveilleuse, toute la force avec lesquelles elle était venue au monde.
Alors, délibérément, il poussa la porte. Puis, arrachant une feuille de télégramme de la boîte appendue à la cloison fuligineuse de l’endroit, il œuvra en l’élaboration d’une dépêche adressée à un libraire de Toulouse dont il avait, au préalable, puisé l’adresse dans un Bottin, obligeamment prêté par la buraliste. En deux phrases concises, il priait ce commerçant d’adresser aux initiales A. S. poste restante, par le plus vertigineux et le plus prochain des express, tout un lot de revues, de brochures, de quotidiens et d’hebdomadaires spéciaux. Un mandat télégraphique devait, d’ailleurs, accélérer le bon vouloir de cet homme. Et, s’étant relu trois fois, Médéric Boutorgne, qui se sentait vivre une minute stendhalesque, égale au moins à celles que vécut jadis Julien Sorel, s’approcha du guichet et tendit son papier, avec un front aussi impassible et le même empire sur ses nerfs qu’avait pu en montrer le héros du Rouge et Noir, lorsqu’il approcha l’échelle de la fenêtre de Madame de Rénal, ou qu’il se prépara, plus tard, à escalader le balcon et la personne de Mademoiselle de la Mole.
Quand il se retrouva dehors, des cloches et des carillons sans nombre bien plus nombreux qu’à Bruges-la-Morte—ville réputée pour l’effroyable pullulement de ses sacristies et l’excellence de sa sodomie monacale,—molestaient la placidité de l’atmosphère et annonçaient l’imminence de la «croûte au pot», du «potage bisque» ou de la «barbue sauce câpres» dans les différentes tables d’hôte de la ville.
D’un talon qui sonnait cette fois victorieux, et la cigarette belliqueuse pointant sa tache de feu vers le bord de son chapeau, Médéric Boutorgne regagna alors en se dandinant et sans hâte aucune le couvert frugal de la Truphot.
Jamais les hôtes de la petite maison de la rue du Mont-Ventoux ne s’étaient montrés si aimables pour lui que ce soir-là. Siemans et la veuve semblaient se livrer à son profit à un véritable tournoi de prévenances et de politesses. En surplus d’un potage au lait, il y avait une omelette aux pointes d’asperges et un poulet marengo, plats que le gendelettre affectionnait particulièrement, puis un foie gras, aux truffes véritables qui avaient dû être commandées exprès pour lui. La vieille femme prêtait attention à tous les détails du service et la petite bonne fut saboulée d’importance, parce qu’elle avait oublié, une fois, de passer à Boutorgne une assiette chauffée à point. Si certaines circonstances qui n’emportaient point l’amitié, comme voulut bien le dire la maîtresse de céans, imposaient une séparation douloureuse pour tous, rien ne pourrait affaiblir ni diminuer leur sympathie réciproque. On se retrouverait à Paris, l’hiver suivant, voilà tout. Là-bas, loin des méchantes langues, on reprendrait la bonne vie précédente. Et, comme la vieille hypocrite déchira d’un sanglot, à cet endroit de son discours, la sérénité du repas, et fit pleuvoir, dans son assiette, une averse de larmes parfaitement machinée, elle crut le moment venu de passer, sous la nappe, à Siemans, pour que celui-ci la remît à son tour au prosifère, une lettre toute froissée et maculée.
—Vous pouvez lire, vous pouvez lire, cher ami, autorisa-t-elle... vous verrez comme c’est immonde.
Et Boutorgne ayant placé la chose—un papier anonyme—près de sa fourchette, lut, en effet, qu’un habitant de Luchon, soucieux de rester inconnu, accusait la Truphot de coucher avec son amant: un sale journaleux entretenu, cela devant son fils, impuissant, lui, à empêcher cette infamie. Car l’auteur de la missive, en toute ingénuité, prenait Siemans pour la géniture de la veuve. Pas une seule minute, d’ailleurs, le gendelettre ne douta que le truc de l’épistole ne fût issu de la coopération de leurs imaginations coalisées.
—Pour l’honneur d’une femme, n’est-ce-pas? il vaut mieux céder... lui disait le Belge; d’ailleurs, si je pince le scélérat qui a écrit cela, il passera un fichu quart d’heure.
Mais Boutorgne, ayant repoussé la lettre après avoir demandé un bol et un morceau de citron pour se laver les mains contaminées par cette ordure, fut admirable de chevaleresque abnégation. Il avait complètement oublié les paroles de Siemans, au matin. Lui, Médéric, ne comptait pas, déclara-t-il, ils ne devaient point se préoccuper de sa personne. S’il avait pu prévoir que Madame Truphot, pour qui il éprouvait une affection désintéressée dont la preuve n’était plus à faire, subirait, à cause de lui, de pareilles tristesses, il n’aurait jamais consenti à venir à Luchon. C’était sa faute. Mais avec des intentions pures, une âme liliale, peut-on prévoir jamais la vilenie du troupeau d’alentour? S’il lui avait été possible de conjecturer la dixième partie de ce qui arrivait, certes, il aurait préféré se faire tuer dans son duel avec le comte de Fourcamadan. Quant au polisson qui avait perpétré cette petite immondice, conclut-il, avec une candeur admirablement feinte, nul homme d’honneur ne pouvait songer à se commettre avec lui. Siemans devait donc le laisser tranquille. Le châtiment d’un pareil être consistait en ce qu’il ne pouvait comprendre l’amitié ou la Beauté, en ce qu’il ne pouvait percevoir la noblesse ni l’altitude des sentiments qui avaient prospéré en son âme à lui, Boutorgne.
Aussi quand le dîner fut achevé, après l’inévitable discussion esthétique où tout vint aboutir et dans laquelle le gendelettre exposa, en un compendium lumineux, son mode de régénération humaine qui devait rendre impossible le retour d’infamies semblables à celles dont ils souffraient; après que la Truphot eût déclaré qu’elle voyait le salut dans le retour à la vieille religion de nos pères; après que Siemans eût confessé sa foi en la rédemption sociale par la musique conjointe aux sports athlétiques, à la sagace éducation du muscle: le foot-ball ou la pelote basque, par exemple, dont il était, depuis son arrivée à Luchon, un adepte fervent; quand fut venue enfin l’heure du dormir, Médéric Boutorgne passa des bras de l’une, dans les bras de l’autre, fut imprégné par eux de larmes attendries, endolori d’étreintes et aux trois quarts étouffé d’embrassements.