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Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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VIII

Le sculpteur que les bonnes, la nuit précédente, s’étaient refusées à veiller, et qui avait passé ses dernières heures à l’air libre, tout seul au milieu de quatre bougies et sous les plaintes et les crissements du sommier épileptique de la vieille, le décédé avait été enterré le lendemain qui était un mardi. Boutorgne avait chargé une agence de funérailles de faire toutes les démarches et de préparer les choses, de façon à ce qu’il fût acheminé au cimetière sur les onze heures du matin, au moment où les ronds de cuir et les négociants qui composent, en quasi totalité, la population mâle de Suresnes, se sont tous restitués à leurs pourrissoirs administratifs ou à leur flibuste commerciale. De cette façon, les rues seraient solitaires et il n’y aurait pas à redouter d’embêtements. Une messe basse avait été dite. Un soutanier atteint de la pelade, aux joues bleutées et suppurentes, au ventre pyriforme, qu’on déléguait sans doute aux viles besognes, avait surgi d’une chapelle latérale et, accostant le cortège, s’était mis, sans préambule, à donner l’essor aux barbarismes latins de son répertoire. Deux enfants de chœur l’accompagnaient, deux jeunes bardaches vêtus d’un surplis en dentelle de paquet de bougies sur une souquenille d’andrinople. L’eau bénite, accompagnée de quelques gouttes de pus stillées par les écrouelles du desservant était tombée sur la bière. Ensuite de quoi le sacerdote, sans fausse honte, avait requis de Boutorgne un supplément de tarif, et les deux gitons, ses assesseurs, des cigarettes, cela avec le sourire alliciant et les mains frôleuses de l’emploi.

Le cimetière était à peu près sans visiteurs. Le gardien, un vieux soldat médaillé, dont l’haleine encensait l’absinthe sur le dehors, vint s’aboucher avec le maigre convoi. Il le guida, faisant ranger sur l’accotement de l’allée unique deux ou trois vieilles femmes aux vêtements noirs élimés, qui cheminaient armées d’arrosoirs. C’étaient les veuves classiques des nécropoles, les veuves couperosées à qui le trois-six fut consolateur et qui aiment à se rémémorer le cher défunt, combien il était rigolo, le soir, après le gloria, et comme il batifolait gentiment dans l’alcove embellie de punaises.

Après que le sculpteur fût inséré dans l’hypogée, que la Truphot munificente lui avait loué pour cinq ans, ce fut la nuée des croque-morts, circonscrivant la veuve et le gendelettre d’une dizaine de mains ouvertes, aux doigts énormes et spatulés, pendant que les bouches grimaçaient dans la concupiscence du billon. Ils connaissaient l’effroi, la répulsion que leur côte à côte inspire et ils en jouèrent en artistes, marchant derrière le couple, faisant, à ses trousses, sonner sur le pavé leurs gros souliers ferrés. Bien qu’on leur eût donné toute la monnaie disponible, ils ne consentaient pas à se faire disparaître, protestant d’une voix grasse qu’ils avaient eu beaucoup de mal, que le mort était très lourd.

Deux semaines alors se passèrent, pendant lesquelles, la Truphot cuisinée par Siemans, Boutorgne et tous les autres, se résigna—sans toutefois avoir l’audace de déposer une plainte formelle—à expédier, au Parquet et à la Préfecture, un long factum exposant ses griefs, dont les plus notables étaient «qu’un individu qu’elle ne connaissait nullement—un fou sans doute—avait fait un soir irruption chez elle, sous le prétexte d’y venir reprendre sa femme invitée à dîner, et avec qui elle était en relations depuis seulement deux jours; et que ce Monsieur l’ayant menacée d’un revolver, elle n’avait dû qu’à des circonstances fortuites de n’être point assassinée.»

Elle priait qu’on surveillât l’agresseur et «qu’on la défendît contre le retour de pareilles entreprises.» Le prosifère et le belge, eux, s’étaient rendus dans une agence Tricoche et Cacolet, une agence à 50 francs le faux témoignage, qui avait promis de leur livrer tout le passé de Honved, dans lequel—à moins d’être malchanceux au possible—on trouverait bien quelque chose pour l’embêter. Puis ils avaient commandé aussi dix agents marrons chargés de renforcer la filature du quai des Orfèvres. De la sorte, Honved, ni sa femme, ne pouvaient plus faire un pas sans traîner à leur suite une théorie d’individus rasés de l’avant-veille, vêtus de redingotes versicolores, coiffés de haut de forme excoriés par un psoriasis opiniâtre ou lustrés par les ondées et dont les mines redoutables permettaient de se documenter sur toutes les variétés du prognathisme ou du chafouinisme humain. Siemans et Boutorgne en surveillaient eux-mêmes les marches et les contremarches, se gaudissant de la chose qui poussait Honved aux dernières limites de l’exaspération. Ils étaient là-dedans comme dans leur élément, et leur rêve était que ce dernier, rendu enragé, se portât un jour à des voies de fait sur quelque mouchard trop acharné. Cela lui amènerait une sale affaire qui les vengerait tous car, dans notre époque, le mouchard est intangible. Et ils y travaillaient du meilleur de leur obstination. Une trouvaille de Boutorgne consistait à faire accompagner Madame Honved, dans toutes ses pérégrinations à travers la ville, par deux estafiers occultes, l’un déguisé en tondeur de chiens, l’autre en marchand d’habits. La malheureuse, obsédée, affolée, se réfugiait-elle chez une amie ou dans une boutique de pâtisserie, le tondeur de chiens survenait, offrant ses services pour couper le chat de la maison et le regrattier ambulant s’insinuait peu après pour s’enquérir si on n’avait pas des vieux chapeaux à vendre. Même, dans la rue, ils s’autorisaient à lui parler, lui demandaient de l’argent ou bien devenaient galants, lui faisaient des madrigaux en affirmant qu’elle n’avait pas besoin de se gêner avec eux et que «son sale mari se foutait bien d’elle.»

Puis une pétarade de petits échos à double entente, d’insinuations perfides, partit dans les journaux nationalistes et, en moins de trois jours, Honved, sourcilleux, eut quatre duels sur les bras, sans pouvoir toutefois arriver à débusquer les deux porteurs d’ailerons: les directeurs de ces feuilles, dont on prend surtout connaissance par le côté anal, ayant préféré marcher que de découvrir ceux qui les subventionnaient. Ah! Oui, il saurait désormais ce que ça coûte de s’attaquer au maquerellat triomphant.

La chose n’avait pas de raison de cesser jamais, si un beau matin, la Truphot n’eût trouvé dans son courrier cette épistole, dont la lecture lui fit supplier peu après Siemans et Boutorgne, de ne plus s’acharner sur ce misérable Honved, car tout cela pourrait mal finir pour sa personnelle tranquillité et sa précieuse personne.

Paris, 3 juin 190...

Madame,

La persistance dans mon entour—ce matin encore—de deux individus dont la qualité n’est pas suffisamment définie ou l’est par trop, et qui n’ont d’autres moyens d’existence que vos bontés, m’oblige à vous avertir que je viens de dilapider, ces derniers jours, toutes les réserves de patience sur lesquelles je faisais fond pour continuer à déférer plus longtemps au respect des hommes entretenus.

Ces plénipotentiaires, à qui vous devez vos meilleures inspirations et que vous avez pris l’habitude d’interposer dans toutes vos négociations, se sont plu, il y a déjà deux semaines, à sortir de la mutité en laquelle se trouve confinée leur espèce animale, pour verser en des intrigues de police, enquêter sur ma vie, et servir actuellement de connétables à une bande de maltôtiers dans le marasme, qui adhèrent à mes talons, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur usage.

Qu’à Suresnes, ils s’aplatissent contre les murailles, versent incontinent dans une irréfrénable vésarde et courrent se réclamer de la maréchaussée, au seul surgissement devant eux de deux personnes non squamifères, qu’ils prenaient sans doute pour des mareyeurs, il n’y a point là de quoi me surprendre. On est Belge, écriturier sans travail, nationaliste et autre chose et, conséquemment, on se doit à ces différentes sortes de beautés.

Mais qu’ils se livrent eux... eux!!!!! à des investigations sur mon passé, dans lequel la plus irréfrénable lumière, le soleil le mieux déchaîné, ne ferait pas surgir la plus petite tache, que par surcroît ils déclarent à tous venants et vous fasse écrire—dans un libelle dont communication m’a été donnée—que vous ne m’aviez jamais vu avant le soir de Suresnes et que j’aurais l’intention de vous assassiner, voilà, je l’avoue, ce qui totalement m’éberlue.

Hélas! Madame, les nécessités de gagner ma vie, en écrivant des choses pour divertir les gens, m’ont fait asseoir deux ou trois fois à votre table, car on se documente comme on peut, et il me fallut, en ces occurrences et sans enthousiasme, je le confesse, profiter visuellement de la silhouette que vous profilez avec tant d’harmonie. Je me vis astreint, également, à bénéficier de vos discours, où bien en vain, on chercherait l’esprit, les propos pertinents d’une Créquy, d’une Dupin, ou de toute autre titulaire d’un Bostock à gens de lettres des siècles précédents. Quant à vouloir vous assassiner, grands dieux! pourquoi me livrerais-je à un tel carnage de votre personne? Je n’épouse, en aucune façon, soyez-en assurée, les affaires de votre entourage, pour vouloir, à ce point, précipiter l’ouverture de votre succession. D’accord avec mon ami Roumachol qui me servit de truchement, après m’être rendu compte du guet-apens que vous tendîtes à ma femme, j’eus seulement le dessein de la retirer sur l’heure de votre lararium infâme.

Que j’y aie mis quelque hâte et plus encore de brutalité; que je me sois présenté sans gants et sans civilité, après avoir oublié de vous décerner ainsi qu’à vos invités les salams prescrits par notre civilisation, que je me sois en un mot exonéré de toute excessive urbanité, je le reconnais, mais, oserai-je vous faire entrevoir que lorsque quelqu’un court le risque d’être asphyxié en quelques minutes par un gaz mortel, l’acide sulfureux, l’oxyde de carbone, par exemple, ou d’être foudroyé par l’acide prussique, on se débarrasse pour voler à son secours des vaines contorsions de la politesse, et que le rudoiement des bipèdes présents à la chose est sans grande importance. Or, pour moi, tel était le péril couru par ma femme, les vapeurs dégagées par les messieurs qui vous entouraient pouvant être assez exactement comparées aux émanations délétères ou au toxique que je viens de vous citer.

Sachez bien, Madame, que tous vos comportements me furent contés. Je n’ignore rien, pas même la scène saturée de pittoresque et d’imprévu où, paranymphe déplorable, vous entonniez l’épithalame en faveur d’un couple que je ne veux point nommer. Pour des cérémonies postérieures, j’oserai vous recommander les vers que Catulle décerne à Julie et à Manlius. Sans doute, ma femme était-elle destinée, elle aussi, à l’honneur de vous voir tenir sur sa tête le voile et les myrtes de l’hymen et devait-elle s’attendre à recevoir de vos mains augustes l’anneau de fiançailles qui la devait consacrer à Modeste Glaviot. Vouloir ainsi, à toute force, unir les autres, s’éjouir de la vue des amours voisines en ce qu’elles ont de plus secret dans leurs exhibitions, est un rôle fort difficile à faire accepter, malgré que notre époque pour les vésanies passionnelles soit bien tolérante. Ce rôle, le monde et les tribunaux lui assignent, à l’ordinaire, une épithète suffisante pour assagir les maîtresses de maison qui, dans les salons où s’étalent leur munificence et leur bien-dire, auraient quelques velléités de régenter autre chose que l’estomac et l’intellect de leurs commensaux.

Certes, j’étais bien décidé à ne point sortir de l’humeur paisible, en laquelle, à l’issue de la soirée qui nous occupe, je fus me cantonner, mais s’il me faut combattre à l’épuisette ou à l’épervier, vous m’y trouvez déterminé. Voyez comme j’étais bon prince. J’avais répudié l’idée de tirer vengeance de l’imputation portée, boulevard du Palais, par M. Médéric Boutorgne confédéré à M. Siemans, ce dernier nous accusant, Roumachol et moi, de nous être présentés devant eux armés d’un engin prohibé. Je n’avais voulu y voir qu’une tentative maladroite pour surajouter, aux bénéfices de leurs emplois respectifs, le menu salaire réservé aux indicateurs. Je pensais que la profession de M. Siemans est fort encombrée en France, et j’augurais qu’il faisait ainsi des efforts louables afin de se procurer un petit pécule pour le cas où le Gouvernement de la République ne croirait pas devoir priver plus longtemps S. M. Léopold d’un sujet aussi avantageux, et se verrait forcé de solliciter son «rapatriement

J’étais même plein de condescendance pour Monsieur Boutorgne—le nouveau Shakespeare comme l’a expertisé Paul Adam, à ce qu’il appert d’un papier à moi exhibé—qui cherchait ainsi sa voie et dans l’impossibilité purement momentanée, où il se trouva, sans doute, de recommencer Othello se mit soudainement à jouer la peur des coups, de Courteline, au naturel, puis, comme Cromwell, changea, quinze jours durant, de domicile, à chaque vesprée, afin qu’il fût moins facile de trouver le chemin de ses oreilles.

Vous voilà donc, Madame, fort à propos avertie. Vous voudrez bien, je pense, canaliser sur d’autres occupations les loisirs de ces Messieurs. Sans quoi, je me verrais, peut-être, dans l’obligation de porter le deuil parmi les habitants des grands fonds, de détériorer deux ou trois paires de branchies, ou bien d’appliquer sur les insectes de votre entourage un pyrèthre de coups de bâton, au risque de nuire pour toujours au brillant de leurs élytres: ce qui priverait le cours serein de votre existence de quelque agrément. J’aurai, cependant, la magnanimité, pour que votre esprit ne soit pas enchifrené d’un remords d’ingratitude, d’oublier que M. Médéric Boutorgne vint me trouver, un certain jour, de votre part, afin d’empêcher que le journal, aux destinées duquel je présidais alors, n’ébruitât le suicide de Monsieur votre mari qui ne sut point opposer jadis, à vos dérèglements, une âme d’artiste ou de dilettante souverainement dédaigneuse des négligeables contingences.

Veuillez croire, Madame, à tous les sentiments de rigueur en pareilles circonstances.

Honved.

P. S.—Les épîtres en langue brabançonne de M. Siemans seront, je dois vous en informer, fidèlement rendues au facteur et il me faudra, hélas! me priver aussi de vos autographes.


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