Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
X
Débarqué à Suresnes, le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi, Médéric Boutorgne précipitait le pas de ses petites jambes car il était porteur de nouvelles affriolantes qui devaient, à son sens, faire escalader à la veuve les différents échelons de l’allégresse. D’abord, le dernier Camille de Louveciennes, de la Revue héliotrope, avait été reproduit, in extenso, avec des commentaires laudatifs, par les Cahiers helvètes, un fascicule de Lausanne dont le secrétaire de rédaction était un ami à lui. C’était un article sur les primitifs flamands du Louvre, réfléchis par son propre entendement, par le miroir de son âme, après que la Truphot, au préalable, eût fait circuler ses dires à travers les provinces radieuses de son esthétique personnelle. Car la vieille avait des idées, beaucoup de concepts avantageux sur la peinture en particulier. Elle détenait des aperçus qui eussent fait passer Joris Karl pour un sacristain wallon, rien qu’à la confrontation avec les verdicts de ce dernier; elle donnait aussi l’envol à des théories que le sar Péladan n’eût pas répudiées pour se faire honneur dans les salons où l’on calamistre le cinède. Puis, Médéric Boutorgne serrait contre son cœur un précieux papier, une lettre bizarre reçue le matin même qui, si elle n’était pas une pure fumisterie, promettait quelque chose d’invraisemblable, un spectacle d’un haut ragoût pour quiconque, comme lui, faisait partie des Lettres françaises. On se rendrait à l’invitation formulée en cette épître avec la Truphot. Comme tout arrive dans le monde de la Littérature, surtout les faits du plus pur maboulisme, on pouvait—d’après le contenu de l’épistole et la personne du signataire—conjecturer ce qu’il y avait de plus formidable dans l’insolite et l’imprévu.
Il se fit reconnaître, à la porte, en prononçant à trois ou quatre reprises les paroles cabalistiques destinées à lui valoir l’accès de la maison, car la veuve, toujours embastionnée, avait institué tout un jeu de formules convenues afin que l’aventure de l’autre soir ne se renouvelât pas. Parvenu en trois sauts jusqu’à la salle à manger, le gendelettre, tout à coup, recula d’un pas et resta bouche bée, anéanti, comme si un aérolithe venait soudainement de choir à ses pieds.
Devant un petit guéridon poussé contre la table non desservie encore et qu’encombraient les reliefs du déjeuner, la veuve, Justine, la femme de chambre, Sarigue et le comte de Fourcamadan faisaient tranquillement un petit poker à quarante sous de relance.
—Cent sous et deux francs de mieux, disait l’Africain à l’homme blasonné..... un carré de rois, rien que ça... votre full aux valets est comme les pièces de Jules Lemaître, ou la parole d’honneur de Truculor, il ne vaut rien... j’empoche.
—Et moi qui avais un brelan d’as; bien sûr je me serais déshabillée dessus, déclarait la Truphot, par manière de parler, sans que ses partenaires parussent sursauter d’effroi à l’audition d’une telle menace.
—Quoi?... c’est moi qui le suis et, contrairement aux proverbes qui, décidément, sont la sagesse des imbéciles, c’est lui qui a la veine. Non, mais, vous n’allez pas nous regarder comme ça, avec des yeux grands comme des plaques tournantes, continuait le comte qui, cette fois, interpellait Boutorgne à qui l’émotion venait de retirer l’usage de la parole, comme le jour du dîner où il devait emporter de haute lutte l’amour de Madame Honved.
La veuve perdait douze louis que Sarigue et Fourcamadan empochaient par part à peu près égale.
—Ils ont couché avec elle... ils ont couché avec elle... se désespérait in petto le malheureux prosifère se rappelant tout à coup la fuite de Sarigue la veille, dans le haut de la rue Lepic, et le manège du comte refusant sa petite noce dès qu’il l’eût assuré qu’il ne devait pas rentrer le soir même à Suresnes.
—Je suis frit... c’est sûr... Mais voyons, Fourcamadan n’est parti que le second; il a dû être distancé.
Sarigue l’inquiétait peu quoique très redoutable dans les choses d’amour. Mais il devait épouser la comtesse après divorce et avait été fiancé par la veuve. Avec lui rien de durable n’était à craindre. Il ne devait avoir comme but que de soutirer quelque somme. Le péril, c’était l’autre qui se trouvait sur le pavé maintenant et n’avait plus d’autre ressource que de placer son titre à nouveau. Si la veuve s’excitait sur les armoiries, il n’y avait pas à dire, il était fichu, lui. Tant d’efforts, tant de sales besognes acceptées et réalisées pour rien... Ah! c’était bien là sa chance coutumière.
Le comte ajustait présentement sur lui un visage d’un effroyable coloris; ses deux orbites tuméfiées, d’un violet exaspéré se nuançaient du savant dégradé des couchers de soleil; des cercles concentriques de rose et de bleu sombre rayonnaient jusqu’au milieu des joues recouvertes, elles aussi, par les torgnoles de la veille, d’une frottée de pastels tenaces et polychromes. Le nez, au centre de sa petite face chafouine, deux fois grosse comme le poing à peine, se boursouflait sous une pourpre vineuse, et la lèvre inférieure se gonflait, d’un rouge sale, tel un bourrelet de porte-fenêtre mal essuyé.
Et puis il avait eu l’idée, plusieurs jours auparavant, de laisser pousser sa barbe, une barbe qui était maintenant d’un noir sans entrain, piquetée de blanc et qu’on aurait pu utiliser assez pratiquement déjà comme brosse à décrotter, étant donnée son inéduquable rugosité.
Evidemment, avec un pareil extérieur, peu susceptible de déchaîner les frénésies, il n’avait pu embarquer dans la couche de la Truphot, diagnostiquait Boutorgne pour se conforter. Fourcamadan riait d’ailleurs, s’avérait au mieux désormais avec son agresseur de la veille qu’il tutoyait même par instants, réconcilié sans doute par quelque flibusterie réalisée en commun. Le larcin de la femme, de la fortune et de la maison de campagne paraissait avoir été amnistié par lui, déjà. En gentilhomme qui sait vivre, il ne le chicanerait plus dorénavant à propos de pareilles misères. Il avait été le moins fort, et pour une fois le moins roué. Il acceptait l’ukase de la Fortune, en patricien qui ne récrimine pas inutilement.
Médéric Boutorgne, toujours sans voix, conservait l’apparence d’un malheureux inopinément statufié. Il expirait de petits soupirs d’angoisse et n’arrivait pas à proférer la moindre phrase. Cet homme-là, certainement, était né stupéfié; il avait l’ébahissement congénital. Malgré tout, en cette minute encore, il se trouvait plus de savoir-faire qu’aux camarades et ne doutait point de l’issue du tournoi. Sa campagne antérieure—d’une scélératesse si niaise—lui apparaissait comme une petite merveille de rouerie compliquée. On verrait bien qui l’emporterait en définitive.
—Non, mais tournez-vous..., dit le comte peu difficile sur le choix de ses plaisanteries, en désignant le gendelettre à ses compagnons, non, mais il en bave comme un escargot qui regarde découcher sa promise...
La vieille s’esclaffait, sans rien trouver d’injurieux au quolibet, étant de trop bonne compagnie et ayant l’esprit assez large, par surcroît—comme elle le disait souvent—pour ne pas tolérer les facéties de ses invités. Tout cela l’amusait. Jamais elle n’avait été courue de la sorte, même au temps de sa jeunesse, à l’époque de Monsieur Truphot; d’autre part, peut-être, ne prenait-elle pas Boutorgne très au sérieux.
—Eh! bien quoi? Arrivez donc, on va vous faire un jeu, commandait le héros passionnel.
—Amitiés à tout le monde, finit par évacuer le dérouté Médéric en serrant les mains tendues et en baisant celle de la veuve. Excusez-moi, j’ai marché si vite... un peu de dyspnée... et puis voir le comte dans cet état.
—Un accident d’automobile, les journaux sont pleins de ça... ce matin; nous avons culbuté avec le duc de Valfreneuse à la descente de la côte de Picardie. N’est-ce pas Sarigue?
—Certainement, répondit l’autre avec le sérieux qu’il devait avoir usagé pour répondre, jadis, au Président des assises.
—J’apporte des nouvelles épatantes, réexpectora Boutorgne résolu à pallier le désastreux de son arrivée.
—Ah! oui, elles doivent être fraîches vos nouvelles, elles sont au moins contemporaines de la première dent de Sarah Bernhardt, ou de sa prime scène d’amour avec Damala, quand celui-ci posa sa blanche main sur la gorge aussi immatérielle que déjà avancée, ce qui s’appelait, en 82, la prise du mamelon vert... Non, mais nous prenez-vous pour des gens sans accointances avec les gazettes?... On les connaît vos nouvelles... Vous allez nous apprendre, n’est-ce pas, que M. Éliphas de Béothus, le type qui voulait détruire la planète, le soir du dîner, vient d’être arrêté pour avoir assassiné cinq personnes?... ironisa le comte gouailleur à l’adresse du prosifère.
—Comment vous savez? je tiens la chose d’un camarade qui est attaché au Cabinet du préfet... aucun communiqué n’a encore été fait aux journaux... répliqua Boutorgne.
—Nous savons tout, fit Fourcamadan, sentencieux, l’index levé, et en braquant sur l’autre son visage coloré comme un ciel d’Orient... Nous savons bien d’autres choses encore... Celle-ci, par exemple; à moins d’être menteur comme l’Agence Havas, vous confesserez que vous êtes porteur d’un papier extravagant, dont la teneur est identique à ce qui suit...
Et le comte, debout au milieu de la pièce, se mit en devoir de donner lecture, d’une voix crécellante, de la missive reçue par la Truphot, le matin même, et en tous points semblable à celle que le gendelettre, en surprise, se préparait à notifier son auditoire:
Hôpital Ambroise Paré.
Place de la Nation.
Salle Velpeau.
Le plus notable Réprouvé des Temps modernes, à qui Dieu décerna l’inconcevable honneur d’être choisi entre deux milliards de créatures humaines, afin d’être supplicié durant vingt années sur un Calvaire d’angoisse qui, seul, peut rivaliser avec le Golgotha: cela pourra racheter le Monde de trois mille ans de pourriture littéraire, Jacques Paraclet, pour le nommer, informe les personnes qui, de près ou de loin, s’intéressent encore à l’art d’écrire, qu’il tient actuellement, à l’hôpital Ambroise Paré, l’emploi de moribond.
Démuni des quarante sous nécessaires pour intéresser à son trépas l’infirmier de service, il entend ne pas être privé des témoins—Les Mêmes—qui, jadis, contresignèrent de leur présence les profitables râles et les délicieuses convulsions du Fils de l’Homme. D’autre part, comme il s’est toujours montré respectueux des plus légitimes désirs de ses contemporains et qu’il n’ignore pas ce qu’on doit à ses semblables, il fera le possible pour ne priver aucun individu de bonne volonté du spectacle consolateur de son agonie.
Boutorgne était atterré. Le comte lui avait coupé ses effets un à un. Mais les opinions fusaient déjà.
—C’est une fumisterie, comme lui seul sait les conditionner, prononça Sarigue.
—Raison de plus pour y aller, répliqua la Truphot qui, sans doute, n’en avait pas eu pour ses quinze louis et espérait quelque supplément ultérieur.
—S’il s’emploie à décéder, comment voulez-vous qu’il ait pu lancer des faire-part? reprenait, avec assez de bon sens, le compatriote de Jugurtha.
—Oh! c’est un homme de précaution; je le connais: il devait les porter sur lui depuis plusieurs années, en toute prévision; il n’y avait sans doute que le nom de l’hôpital à apposer, émit Boutorgne.
—Puisque c’est gratuit, pourquoi n’irions-nous pas? trancha le comte.
D’un commun accord, il fut décidé qu’on irait.
Et comme la petite bande, une demi heure après, s’engouffrait dans la gare, le comte tira Sarigue par la manche, le ramena un peu en arrière des autres en lui prenant les mains, et lui coula dans l’oreille, lui parlant de sa femme qui, la veille, accompagnée d’un homme de loi, avait envahi l’ancien domicile conjugal pour sauvegarder les meubles et les nippes lui appartenant par contrat.
—La comtesse est d’une nature aimante... tâchez d’être très caressant avec elle... hier, elle m’a fait une scène... vous avez dû la négliger... je ne voudrais pas qu’on se quittât en gens mal élevés...