Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
II
Il n’y a rien d’odieux dans la satire
qu’on exerce contre les méchants: elle
mérite, au contraire, les éloges de tout
homme de bien qui sait juger sainement.
Aristophane.
La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue Jean Bart et même le cœur de filet Rossini se trouvèrent déglutis au milieu des banalités, des calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de liant invariable aux convives les plus spirituels. Puis les propos s’égaillèrent et, dès l’apparition du faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre mois, plusieurs convives dûment assouvis, se mirent en devoir de besogner ferme pour faire briller leur génie.
A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont il avait jadis fréquenté le mari, trônait Truculor, le Tribun socialiste. Verbe incontesté des plèbes, sa phraséologie graissée au meilleur cambouis de l’École normale devait introduire le Pecus dans la Jérusalem nouvelle, dans la Terre promissiale de Fraternité et de Justice, à moins qu’auparavant notre système solaire ne devînt tout à fait caduc et que la planète, intempestivement ne trépassât de vieillesse. C’était un gros homme, à la face halitueuse et patinée d’une teinte de grès roussâtre, qui ressemblait assez exactement à un contremaître potier dont le visage aurait été vernissé par le feu de son four. Trapu et d’encolure massive, le thorax redondant de cet orateur était une sorte de buffet d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et le basson d’une éloquence polyphonique qui se passait à l’ordinaire du stimulant de l’Idée ou de la plus menue conviction, tout comme un piano mécanique se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité de Truculor était le déchaînement dans la forme classique: ce qui faisait percevoir aux moins compréhensifs le puffisme du procédé, car dans chacune de ses gloses l’humanité et l’enthousiasme véritable avaient été expulsés par huissier pour que la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise, se mettre dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses parlottes, de ne point ravaler ses collègues du Parlement de toute la vastitude de son érudition, on pressentait néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs eussent pensé de la conjoncture et combien il eût fallu d’épithètes aux Romains pour évaluer l’événement. Aux jours d’inspiration, aux minutes vaticinatoires, quand le rhéteur brandissait au-dessus du verre d’eau et des sténographes un facies congestionné et prophétique, quand il menaçait l’assemblée rétrograde de convoquer devant elle un avenir gros de menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur de feu, dont les lèvres, à son dire, avaient été touchées par le charbon ardent d’Élie, n’arrivait que très péniblement à déflagrer une lamentable flammèche oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de fumeuses étincelles totalement incapables d’embraser quoi que ce soit de l’ordre établi ou d’incendier le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire, la Révolution, en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait de faire son deuil de la véhémence de cyclone, de la lame de fond des grands Conventionnels qui, comme des éléments déchaînés, chavirèrent l’ancien Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier sur les portes d’airain de Danton, la froide logique, les théorèmes acérés de Robespierre qui eurent raison du vieux monde, qui désossèrent l’inique société, ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une voix de bugle qui finissait toujours en soupirs de serinette; l’élan magistral partait pour emporter d’assaut l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas bien loin, dans les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques de l’ancien Romainville... sur la petite chanson. N’en doutez pas, si Truculor au lieu de siéger sur les bancs socialistes de la troisième République avait siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir du 10 août, il se fût transporté incontinent dans la loge du logographe pour consoler Louis XVI et l’aurait emmené avec les camarades boire du Samos, avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le lendemain, trente-deux colonnes de son journal eussent expliqué à Samson déconvenu et au peuple fumisté tout le lumineux de cette détermination.
Dans ses discours protéiformes, tous les genres du poncif prétentieux se coudoyaient. Tantôt, il endossait les paillons du sublime, se goudronnait d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt, il apparaissait constipé et solennel, comme les cuistres qu’on appela jadis les grands parlementaires, ou bien il brandissait des pistolets d’enfant, des foudres en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures en un attendrissement diluvien, quand survenait la nécessité d’appliquer un émollient sur le cœur de bronze des majorités. Et cet instrumentiste vacarmait comme un orphéon, devenait à lui seul plus imposant, plus tumultuaire et tout aussi artiste que l’harmonie de Dufayel qui désoblige les moineaux du dimanche dans les squares parisiens. Pathétique, oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades comme un coup de pompe un pneu de bicyclette, et il régnait sans conteste sur la foule des porteurs d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin un orateur ayant victorieusement passé son bachot.
Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur de l’époque, parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir, à chaque ouverture de session, à chaque automne, le vieux parapluie quarantehuitard de l’éloquence parlementaire d’une silésienne de métaphores fuligineuses, d’affligeantes banalités ou d’incorrections dans le genre de celles-ci: «Jamais dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt des passions et des haines humaines, jamais une aussi large clairière de paix n’avait été pratiquée.»—C’est de la poésie, lui criait alors Monsieur de Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible de ses propos, et qui, impressionné par la forêt des passions, prenait ce pathos pour la langue de Pindare. D’ailleurs, dans tous les discours de Truculor, il y avait une forêt, comme dans les démonstrations théologiques des trois derniers siècles, il y avait le mécanisme de la montre et l’argument final: Qui donc, si ce n’est Dieu, est l’horloger? Il ne sortait pas de là, c’était son trope le plus fabuleux, sa tautologie préférée. «Je gravissais un soir, la rue, avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous un soleil mêlé d’azur triste et de blanches nuées, je sentais une haute espérance grandir en moi, assez forte pour remonter le flot de misère et d’inquiétude qui dévalait le long de la voie assombrie[1].» Il gravissait, un soir, sous un soleil et il sentait une haute espérance, assez forte pour remonter!!! Non, Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer un pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil vomis. «Comme l’aigle qui monte vers le soleil.» «Ce discours dont les vagues poussées par le vent du large», continuait le tribun jaloux de colliger toutes les images qui le feraient refuser au certificat d’études de la laïque, anxieux de ne résilier aucun pompiérisme et de surpasser, si possible, Georges Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire la preuve, sous les bravos frénétiques des trois quarts de la Chambre, qu’un homme de réel talent ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et l’exécration de la solennelle niaiserie, un orateur enfin, qui serait tout le contraire de lui, ne pourra jamais prospérer dans une assemblée délibérante. Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses gloses, dans le Parlement non moins que dans la Presse, et «l’Aigle», la «Forêt», «le vent du large», toute cette éloquence ravagée par un herpès de propos éculés passait aux yeux de ses collègues et des matulus des gazettes, pour la suprême manifestation du Verbe humain.
Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier, Truculor, avec ses éternelles palinodies, la nécessité où il se trouvait de se déjuger sans cesse, l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes les campagnes menées par lui dans son journal, Truculor, le Logomaque, commençait à lasser les honnêtes gens et les intelligences de son parti et pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien ayant fait ses humanités. Ce Cacique du Socialisme voyait autour de lui déserter les Incas. Il faisait, du reste, tout ce qui est indiqué pour cela. Lui, hier encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené à confesser, en pleine séance que l’accointance avec l’autocrate du Nord était utile et louangeable, après lui avoir, vingt fois auparavant, jeté l’anathème. Et il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader du centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe, les horreurs de la Sibérie, les massacres de paysans dans les provinces, le vol de la Mandchourie, la persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part, puisque c’est avec son argent qu’ils ont pu être perpétrés.
Le triomphe de Truculor était la réunion publique. Hissé sur les tréteaux, il s’employait—avec le meilleur de son accent languedocien—à faire résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le chaudron mal étamé de ses prosopopées, besognant de son mieux pour griser son public, d’un seul coup, avec le trois-six de ses tirades, se démenant en des gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras giratoires et la tête renversée en arrière, menaçant chaque fois d’éteindre le lustre sous une averse de postillons issue des profondeurs de son larynx tempétueux. En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait tout vivant le lapin du bonheur futur. Sans rémission, il chevrotait les incidentes, abusait du trémolo, la voix jouant de l’accordéon sur les finales, à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement, on le voyait d’abord s’appuyer au soutènement de l’érudition, évoquer tour à tour Locke et Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et Bernstein; puis il s’autorisait ensuite, pour son propre compte, à faire jouer les grandes eaux du Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer Egée de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque et puérile était l’Amphitrite dépenaillée.
On aura touché du droit la belle spontanéité de cette nature quand on saura que, pendant quatre années consécutives, il avait servi aux étudiants de l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse phrase sur la misère humaine bercée par la vieille chanson: phrase qui était alors un anathème spiritualiste jeté au matérialisme vainqueur. C’est tout ce que son génie devait enfanter jamais comme suprême offrande à la mentalité moderne. Il n’était pas un postulant de la licence qui n’eût bénéficié, là-bas, de cette formule avant qu’elle ne s’envolât pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu député, il avait placé son unique effet, sa trouvaille estomirante dans sa malle, sous une pile de gilets de flanelle ou un lot de chaussettes, et il était accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement.
Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se réduit à deux définitions heureuses du mysticisme et du scepticisme; le bagage de Truculor, plus mince, se réduira vraisemblablement à cette sentimentale ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules contemporaines pour les mirlitonades est poussé à un point tel que celle-ci suffit, d’un coup, à lui faire conquérir la perdurable gloire.
Et «le grand tribun» apostat de l’opportunisme, Coriolan du centre gauche qui, en 1894, avait accusé les anarchistes d’être subventionnés par l’Église, poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci: corser d’un peu de machiavélisme et de politique vaticane, la défense jusque-là maladroite du Capital et de la Propriété en danger imminent, les sauver, pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au peuple, pour le mieux abuser. La caste possédante sait très bien que les masses populaires ne peuvent point, impunément, être toujours heurtées de front. Il convient de temps en temps d’employer la cautèle. Ce que dit l’esclave Démosthènes au charcutier, dans les Chevaliers d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait merveilleusement à Truculor et définissait son cas:—Il faut attirer le peuple par des caresses de cuisine et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour agir sur lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le naturel pervers et la charlatanerie du marché.
Aussi en moins de six années, grâce à l’influence qu’il exerçait sur les masses passives et abêties, il venait de réussir à passer un anneau, une fibule dans les naseaux de l’ours socialiste dont les bras, en se refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en rond devant la classe au pouvoir, en bon plantigrade qui ne sait plus qu’exécuter des courbettes et lécher éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans la partie de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un siècle, avait engagée avec le vieillard Démos, pendant qu’elle faisait miroiter à ses yeux les cartes biseautées d’un hypocrite apitoiement ou d’un profit illusoire, Truculor s’était promu à l’emploi d’allumeur, de compère, de comtois, incitant le Pecus à tenir l’enjeu de moitié avec lui, protestant avec de grands coups de poing sur la table volante, qu’on allait enfin gagner la partie, exhortant, en un mot, le malheureux à choisir le néfaste expédient, à tourner la mauvaise carte.
—C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux, tourne la rouge, et tu vas empocher....
Le vieillard Démos, dédaignant la noire, tournait la rouge sur ses conseils et n’encaissait qu’un surcroît de famine et un supplément de coups de fusil...
Crainquebille des lieux communs, Truculor se remettait alors à pousser devant lui la petite voiture du marchand des quatre-saisons de la rhétorique électorale, dans laquelle se trouvaient entassés pêle-mêle les choux-fleurs, les carottes et les navets, tous les légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté de lui, attelé à la même bricole, barrant la chaussée du tangage de ses épaules, la poitrine adornée d’une médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre sa marchandise contre les coups de main des mauvais garçons, une sorte de fort de la Halle, de coltineur endimanché. Cet individu, ancien peintre en bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie, comme rufian dans les bouges de Montmartre. Il y sollicitait naguère des consommateurs, avec une profusion de coups de casquette, la permission de vider le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de chanter la romance et, maintenant, le collectivisme du Larbinat ministériel l’avait promu à une des dignités les plus en vue de la Soutenance politique. A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait la servilité et la castration à la multitude prolétarienne et emportait comme salaire le billon négligeable des fonds secrets, la menue monnaie périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau. Puant l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer de l’odeur indélébile des mauvais lieux, son patron lui avait donné un maître d’armes et lui avait fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des fortifs de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs les plus en vue. C’était le Saltabadil, le Cloutier de la bande. Mais il fallait le surveiller encore et le rétribuer toutes les fois avec munificence pour l’empêcher de sonner l’adversaire sur le pavé au lieu de le découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants imbéciles et les médecins odieux qui se prêtent encore aux grotesques gesticulations des affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes et les pantalons hors d’usage des premiers ministres et, comme il parlait nègre par don congénital, on en avait fait—juste vengeance—un député de la Pointe-à-Pitre.
Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe au pouvoir. Le fait est à peine croyable, mais il fut. Depuis la commune—cette secousse qui n’est pas encore éteinte dans ses moelles—la Caste exactrice vit dans la teneur de voir, un jour, incinérer le Grand-Livre. C’est ce qui la décida à embaucher Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas vivre en bons frères siamois, réunis par la même membrane d’imposture? Truculor qui promenait dans la vie une sensualité ingénue de paysan mal façonné et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré grand homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie, avec la plus extrême facilité, l’avait-elle pipé au trébuchet de ces deux travers. On avait laissé traîner à sa portée quelques rogatons dont les enrichis ne voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe et de la somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa province; on l’avait fait vice-président de la Chambre, on l’avait admis officieusement dans les conseils du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces détritus avec des voracités d’otarie affamée, cependant que les journaux respectables recevaient le mot d’ordre de lui attribuer chaque jour, une somme incommensurable de génie—dilapidé, par lui, hélas! dans la mauvaise cause, disaient-ils.
Immédiatement, Truculor avait donné des gages.
Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en effet, déclaré la guerre au catholicisme, le dénonçant comme le pire ennemi de la civilisation, mettant en batterie, chaque soir, les balistes ou les mangonneaux de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin, le monde stupéfié avait vu Truculor conduire sa fillette à la sainte table pour lui faire ingérer la plus notoire et la mieux famée des trois hypostases. C’était pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument, en un débordement de copie qui n’était point encore réfréné. Et, le bon public, le bon public simpliste qui n’a point pris à l’École normale le goût des arguties byzantines se demandait vainement depuis ce jour, comment il se faisait qu’un homme, nourrissant pour la paix un goût si immodéré, vînt s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a pas à dire, il conviendrait pourtant de choisir entre le personnage de Déménète, de Plaute, ou celui de Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la révolte est esthétique pour, rentré chez soi, se laisser rosser par sa femme. Les foules, en mal de soulèvement, feraient preuve de quelque intelligence en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un chef, à ce point audacieux, qu’un coup de torchon de la conjointe le fait rentrer à la cuisine, pour éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une opinion.
Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était d’avoir tronçonné en deux, déshonoré pour toujours peut-être le socialisme en le faisant verser dans une ribote de trois années dont il sortait à peine, avec un mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de hoquets, ayant barboté à pleins grouins dans l’auge bourgeoise. Et maintenant, quelques-uns parmi les plus notoires des amis politiques de Truculor, à qui l’aventure avait permis de devenir ministre comme Millerand l’Iscariote, de se paver de joyaux, d’acquérir des terres historiques et de s’étouper de billets de banque, faisaient la roue devant le prolétariat toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur, aux quatre coins du pays:—Ayez confiance, citoyens, vous avez vu? Nous nous sommes ivrognés à d’augustes tables, nous avons été tolérés dans les parlottes de l’État; même nos femmes ont dîné avec le Tsar. C’est ce qu’on appelle le socialisme réformiste, la conquête des pouvoirs publics et la Révolution en marche...
Oui, le forfait irrémissible de cet homme—qui s’était offert en 1885 à la liste réactionnaire de sa circonscription—l’inexpiable crime de ce politicien, accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un parti quel qu’il fût, était d’avoir naufragé à jamais l’ultime chance de salut des multitudes spoliées, l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste devenu sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa dernière espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un croc-en-jambes sournois, devant la Bourgeoisie exultante, alors qu’à grands coups de pavés et avec des sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le gouffre de mort et de ténèbre la Face douloureuse, tordue par les spasmes de la faim, la Face sainte et tragique, qui employait son dernier souffle à réclamer encore la Justice et la Pitié!
Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires ne connaissait pas le remords, rien ne pouvait décrocher la satisfaction béate qu’il arborait sur son visage. La destinée du compère, ministre, baron et multi-millionnaire, l’avait émotionné au point de lui faire perdre toute retenue dans l’impudeur et il totalisait les différentes sortes d’apostasies, de mensonges, de compromissions et de traîtrises à la Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar de Dieu qui, d’après son témoignage, était une Somme, car il avait jadis publié un livre chez Alcan: 800 pages intitulées: De l’irréalité du monde matériel, dans quoi il avait entassé toutes les balayures philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité chère à M. de Mun et à Paul Bourget, Truculor était la Somme des impostures possibles pour parler son jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il chantait la Carmagnole sur la nappe des banquets, et la classe dirigeante, dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un coup de botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit saint descendez en nous» et au benedicite de la table conjugale. Un homme d’État, dont la stratégie politique digne de l’auteur du Prince suscitait la joie des intelligences amoureuses de belles manœuvres et que sa connaissance parfaite de la saleté humaine non moins que son mépris superbe de l’humanité vile faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et le moderne, un premier ministre dont le savoir-faire réduisait par comparaison ses confrères du passé: les Dubois, les Barras, les Talleyrand à la condition d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser, grâce à Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant, qui assurait pour toujours le triomphe de la Bourgeoisie un instant en péril. Lorsque la Révolution, à la suite d’une affaire célèbre, paraissait avoir reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie, lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre les balises du Capital, en menaçant cette fois de le submerger, ce tacticien eut une inspiration merveilleuse. Il se rappela à temps le procédé employé jadis, au XVIIIe siècle, dans les colonies anglaises pour étouffer les insurrections de nègres.
Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques têtes et s’étant conditionné des pennons rouges avec les intestins fumants de deux ou trois colons, dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers, on sait que les soldats des trois royaumes n’avaient cure de verser dans les inutiles fusillades. Ils se retiraient simplement à l’arrière de la ville, après avoir roulé au milieu de la rue principale quelques barils de tafia. Alors, ils attendaient, placides, en chantant le God save the king ou en jouant au bezigue. Au bout de deux heures, ils revenaient, la pipe aux dents, car il n’y avait plus d’insurrection.
Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé les barils de raki, se vautraient à l’entrée des paillottes, exactement à point pour être jetés à la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État chargé de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en travers de la route quelques menues voluptés bourgeoises, des provendes bien immondes, des honneurs qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations, du vin de Samos, des prostituées, des pelisses de fourrures, des coupons de loges d’Opéra, des abonnements au Chabanais, un portefeuille de ministre, sans oublier des caisses de savon à l’opoponax, du linge de corps, des corsets de la Samaritaine, de l’astrakan de conducteur d’omnibus, des bijoux de la rue Rambuteau et quelques marlous des grands bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes, tout l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait des cris de chimpanzés hystériques, s’étouffait de mangeries, se battait pour se filouter réciproquement les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait à faire trembler les vitres voisines, s’enfonçait les doigts dans la bouche, afin de se libérer l’estomac et de manger encore, toujours, dans le geste itératif et le vomissement éperdu de Vitellius[2].
Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et leur avait fait vider ses crachoirs.
Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil inquiétant, une tête de marchand d’esclaves, d’écumeur de naufrages ou de pirate barbaresque. C’était Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique, héritier du gueuloir de Veuillot qui, moyennant cent sous ou un dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles, l’emploi de la Colère céleste et pulvérisait l’assistance, au dessert, en précipitant sur elle le courroux des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant, n’en font qu’une et tiennent dans la même à la suite d’on ne sait quelle pénétration sodomique; Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire, incendiait ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins de fréquenter, en laissant choir sur les convives la pluie d’étoiles en fromage mou d’une Apocalypse redevable à l’alcool de son meilleur ordonnancement. Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose à faire tourner les mayonnaises, mais dont il tirait parfois un effet surprenant. Coprologue et stercoraire, il était à proprement parler, le Ruggieri de l’excrément, le Liberty de la fécalité et, sous le prétexte de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour bâtir des Alhambras en guano et des Parthénons en poudrette. Ce fut lui qui, jadis, on s’en souvient, qualifia Zola de Triton de la fosse d’aisances naturaliste sans prendre la peine de considérer qu’il pouvait être à son tour le Parsifal d’un Niebelung étronnifère qui, brandissant un fanion ponctué de naïves virgules, se serait lancé à l’escalade d’un Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque.
Ancien communard, d’après son propre aveu, enragé de n’avoir pu prélever dans l’insurrection du 18 Mars, ni dans les années qui suivirent, une notoriété quelconque, tenu à l’écart par les premiers rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait été, un jour, offrir sa marchandise dans la boutique adverse, changeant soudain de paroxysme et transmuant en catholicisme d’inquisition sa frénésie révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des Diaboliques pour demander aide et réconfort. Barbey d’Aurévilly, ce nomenclateur enamouré des plus ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier aristocrate du Logos, pour le Connétable des Lettres, l’avait gratifié du meilleur accueil en s’engageant à le présenter au comte de Chambord à la première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout en se rengorgeant sous ses jabots achetés aux ventes du Mont-de-piété et ses dentelles d’Antony sexagénaire, qui avait acquis l’impérissable amour du pourpoint et du panache, pour avoir sans doute dans sa jeunesse, entendu chanter Saint-Bris au fond de sa province ataxique, il interrompit net la réfection de ses cravates qu’il reprisait lui-même et il lui conseilla—par goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme romantique—de revêtir le harnais de combat et de se confectionner l’âme chrétienne d’un Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois, réquisitionné le meilleur de sa polémique et de sa langue dans les conflagrations du Marché de la volaille et du Pavillon de la marée.
Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques Paraclet, muni d’une apostille du Maître, s’était, à défaut d’autre débouché, mobilisé chez Rodolphe Salis, le propriétaire du Chat-Noir qui régnait alors comme conservateur sur ce musée Dupuytren de l’Histrionat.
Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique, désireux d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain à pousser des glapissements de chacal à qui on extirpe un ongle incarné, le gentilhomme cabaretier l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de quelque inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été chargé d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer les petits bancs aux dames et de jeter du sable jaune sur les crachats, dans les couloirs, puis permission lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au boniment et d’invectiver le public afin de le porter au point culminant de l’enthousiasme. Comme son bagoût avait permis de hausser de quinze centimes le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que deux colonnes du journal de l’endroit, dirigé par Emile Goudeau, fussent mises à sa disposition, avec toute licence d’étriper les pontifes. C’est ainsi que s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique de tombeurs littéraires et, caleçonné d’une peau de tigre eczémateuse, chaussé des bottes à gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous le dolman et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel cagneux, il offrait le gant aux adversaires, pratiquait avec brio la «ceinture devant» et le «tour de tête», alors que pleuvaient les décimes dans la sébille de fer étamé et qu’il criait:—Encore dix-neuf sous et j’vas vous crever Renan.
Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais du reste qu’à la Civilisation, se battant en Tétanique contre la Science et la Pensée, braquant sans relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet, Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture moderne, un obusier forain bourré de phrases au picrate irascible, une vieille caronade de corsaire chargée d’explosives épithètes à triple percussion, pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire, une formidable mousqueterie de tropes empoisonnés, de démentielles métaphores.
Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car, seul j’ai couché avec le Verbe et, seul, je l’ai fécondé, semblaient, dans leur superbe, hurler tous ses livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul coup, ainsi qu’il le prétendait, mais comme celui du Jardin des Plantes, il n’avait avalé qu’une couverture et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce dont il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais. Rongé vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié par un éléphantiasis de vanité, il exerçait dans la périphérie parisienne le métier de prophète et prélevait sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers et les confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris aux livres qualifiés saints, aux livres des Vaticinateurs ou des grands hystériques juifs, tout l’anachronisme, toute la mécanique de sa prose laborieusement composée, toute l’architectonie de son style qui, pour moderniser les aboyeurs d’Israël, avait spolié à peu près tous les siècles: Juvénal, le vieil Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout arrive, son conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly, mais dans lequel il éclusait seul un inéluctable gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur avait ses grandes marées, son flux et son reflux et roulait implacablement sous des aurores boréales et des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur pourléchait avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui était personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la tinette à l’étoile. On le croyait parfois enlizé dans la fiente: il était dans la voie lactée. C’était sa façon à lui de manier l’antithèse et d’infliger la sensation du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse et d’entendement, qui se précipite tête baissée dans tous les traquenards du livre à trois francs cinquante. Un effroyable gongorisme était d’ailleurs l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme transformé par lui en orchestre de monstres, en tératologie malmenée par le tétanos.
Et cet homme n’était pas moins fier de sa beauté que de sa prose. Dans sa dernière œuvre: Je m’obsècre, la vénusté de son profil était dévolue à l’admiration des multitudes sous la protection de ce titre: «Promesse d’un beau visage—mon portrait à 18 ans, peint par moi-même à l’huile de requin.» La prunelle de l’innocent lecteur pouvait s’y délecter d’un facies impubescent de garçon marchand de vin, d’une tête de calicot congestionné qui vient de rater «une guelte», de bonneton ou de bobinard qui voit un client faire «un rendu».
Carapacé, tel le Tancrède des Stercoraires, d’une armure de bran durci à l’usage de la balle, il était néanmoins d’une intaille singulière, et cet échantillon d’un autre âge réclamant pour lui-même l’honneur de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les grands abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu, ne se pouvait cataloguer dans la platitude accoutumée, dépassait la pelade contemporaine de toute la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante. Comme Truculor, il avait en poche la solution de la question sociale et cette solution était très simple, elle consistait:
1o A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus prochain dépotoir;
2o A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or du poids (?) de plusieurs millions;
3o A astreindre tous les Français à communier au moins une fois par semaine, sous peine de mort!
Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se demandait vainement, à la suite de cette écriture, comment l’époque, qui n’avait pu offrir à Jacques Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II, ne lui avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés de Bicêtre.
Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui, dans son livre, l’Imprécateur, un chapitre sur la bondieuserie, la coprolâtrie de Saint-Sulpice, qui était une manière de chef-d’œuvre définitif, avec deux ou trois rugissements adventices assez bien expectorés.
C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot d’inviter Jacques Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir d’incidents peu ordinaires. Jusque-là, cependant, il avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur des Baedekers, s’était lancé en une description pointilleuse de son pays natal, des gorges du Tarn, et le squale catholique s’était contenté de déglutir ferme et de considérer en silence la beauté svelte, les yeux d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure de Madame Honved dont les pesantes torsades la casquaient de rouille sanglante et chaude. Il ne s’était même pas enquis, au préalable, par une de ces interpellations foudroyantes dont il était coutumier, si cette dernière avait fait congrûment ses Pâques, car Jacques Paraclet, au café, dans les bureaux d’omnibus, les rédactions et les mangeries bourgeoises faisait la place pour Dieu le père, informait les gens de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh avec une bien autre infaillibilité que le déguisé du Vatican. Malgré que ce soir-là, il se tînt coi et parût avoir été passé au chloral, il agaçait Honved qui, sans la présence de sa femme et dès le second service n’aurait point su résister, sans doute, au plaisir de lancer, contre le fulminate désormais mouillé de cette torpille de sacristie, quelque perforant brocard destiné à la faire exploser, si toutefois elle en était encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques Paraclet, étant donné tout ce qu’il comportait d’obscénités littéraires, lui répugnait devant sa compagne. Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase campagne, après qu’il eût d’avance bourré sa faconde de ses invectives habituelles dont la moindre aurait été capable de donner des hauts-le-cœur à une pompe nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son terrain, pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le feu grégeois d’une série d’anathèmes trempés dans les laves du meilleur Juvénal.
Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la brette terrible de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire, sous les rubans, les velours et les fleurs d’une excessive politesse venant encore ajouter à l’acuité de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là très discuté, était arrivé enfin à la grande notoriété avec ses trois derniers actes de l’Odéon: L’âme païenne. La grâce antique oblitérée par dix-huit siècles de catholicisme, enterrée sous les mucus et les excrétions de tous les exégètes, avait enfin été exhumée victorieusement, comme un bronze intact quoique deux fois millénaire, dont la jeune lumière à nouveau vient caresser amoureusement le svelte contour et la chaude patine.
Les initiés et les érudits avaient crié au miracle devant ce sens aigu du génie latin, et son art, sa technique, son dialogue, toute la grâce sereine et fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et redoutable, acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses faiblesses et ses hontes, uniquement parce qu’elle est la minute fugitive qui permet de prendre conscience de l’univers imparfait et vain comme l’homme, disait-il; les amants effeuillant des tubéreuses sous les térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du sang aux doigts, du sang d’esclave rebelle ou de tyran abattu, les chants d’agonie des patriciens venant de se procurer la mort ainsi qu’une débauche, selon le mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour donner un conseil aux couples enlacés, réciter un vers d’Horace ou fixer un point de philosophie Rerum pulcherrima Roma; tout cela revivait comme aux jours de Tibulle et de Properce, et semblait avoir été signé par un de ceux qui, les premiers, scandèrent le Verbe et le Génie humain en une forme définitive. L’âme païenne, est-il besoin de le notifier? avait eu exactement dix-sept représentations, et la plus belle recette qu’elle atteignît jamais s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon, secondé par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible pour que le public parisien ne prît goût à un art qui se permettait d’entrer en si parfaite hétérodoxie avec celui du Quo Vadis ou de l’Aphrodite de M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être remercié, car placé à la tête d’un département de l’esthétique moderne, il doit avant tout veiller à la conservation des choses existantes, éviter les révolutions intellectuelles, les brusques changements d’optique et toutes autres perturbations aux gens bénévoles qui, ayant le loisir d’acquérir, sous les galeries, moyennant trente-cinq sous, Plaute, Molière, Racine ou Lucien versent à son comptoir des sommes beaucoup plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia ou Albert Lambert, ancêtre, qui vagissent tous les soirs ce qu’il y a de mieux dans l’œuvre d’Émile Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André Theuriet.
Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved, venait d’épuiser le lot de ses comparaisons favorables et de ses épithètes avantageuses. Présentement, il n’avait plus à sa disposition un seul vocable littéraire pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles de sa voisine. Après l’avoir successivement confrontée à Bethsabée, à Cléopâtre, à la reine de Saba, elle-même, après s’être porté garant qu’elle ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine, Viviane ou Urgande, après avoir affirmé qu’elle détenait des yeux comme il devait en brasiller jadis, dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et, de la prunelle, faisait le tour de la table comme pour implorer quelque improbable et mystérieux secours. Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures, cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un fait inattendu, ou plus simplement la vue d’un objet banal, totalement incapable de dispenser l’émoi au restant de ses semblables, l’impressionnaient, un trou noir se faisait dans son esprit, des mouches diaprées et des lucioles bizarres dansaient devant ses yeux et il était investi d’une subite et irréductible aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté le secrétariat d’un mandarin désireux de se lancer dans la politique et qui avait besoin d’un scribe amoureux de la faute de syntaxe, pour pouvoir se faire comprendre de ses électeurs et de ses collègues du Parlement. Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures, était resté invraisemblablement aphone et, malgré les encouragements et la bienveillance du Maître, n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes et des gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné en circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela recommençait, juste à la minute où il avait besoin de tout son talent pour affrioler Madame Honved et l’induire dans la nécessité d’entreprendre, sans retard, l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se râcla désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha d’aucun son qui pût, à la rigueur, passer pour une parole et, encore moins, pour une pétarade de mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme qui se noie, il recommença à promener autour de lui un regard affolé. Hélas! les autres ne se souciaient guère de le repêcher, ne s’apercevaient même pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour l’interpeller directement, rompre ainsi le charme maléfique, ce qui lui aurait permis sans doute de reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait, dans son entour, qu’un bruit confus de conversations dont il n’arrivait même pas à saisir le sens: chaque convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne pérorant encore dans le silence de tous, en potentat indiscuté de la parole, du savoir ou de l’esprit.
—Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de l’auteur dramatique, amusée de son désarroi et trop parisienne pour le laisser barboter en paix dans les marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore les évocations stellaires, les étoiles et les météores, les soleils et les comètes. Ne me jugez-vous pas digne de ces dernières? Il y en a justement une au zénith en ce moment.
Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux Boutorgne, qui disparut cette fois dans l’hébétude comme si un boulet de 80 l’eût tiré par les pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement les yeux, se démena frénétiquement sur son siège, avec la grâce d’un jeune pingouin qui se serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon. Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise, riait maintenant d’un rire cristallin et cruel dont les fusées railleuses perforaient le lamentable gendelettre qui, les paupières closes et la bouche pincée, s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir, sans doute, d’être à ce point idiot. Certes, il aurait dû prévoir la chose: cette femme l’impressionnait trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et, un cataplasme de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la terreur de revoir au moindre dessillement des paupières les deux redoutables prunelles sablées d’or, et couleur de feuille morte qui le médusaient, le restituaient à sa véritable nature et le faisaient redevenir crétin, indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une parcelle d’entendement: ce fut pour se précipiter à la recherche d’un quelconque des deux ou trois mots de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui pouvaient se placer toujours, en n’importe quelle occasion. Mais dans le désarroi de son esprit, au moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle, il crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de terreur, pour ne pas récidiver et faire apparaître, dans son entier, l’indigence de son esprit inscrit à l’Assistance publique du plagiat.
Un moment, il perçut sous la table un concert de pieds froissés. Évidemment, cette ironique Mme Honved, qui lui avait tendu la chausse-trappe d’un sourire pour mieux le faire marcher, qui douchait ses emballements et ses meilleurs effets des cascades réfrigérantes de son rire, prévenait son mari d’une accolade de cheville, afin qu’il ne perdît rien de sa déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus l’épaule de sa femme, considérait un moment le grotesque du personnage dont la poitrine de poulet bombait plus fort, d’angoisse rentrée, dont le cou s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins:
—Dépêche-toi de le regarder une fois encore; tout à l’heure, il ne sera plus visible: son thorax est en train d’avaler sa tête...
Le Prosifère sentit des flammes terribles brasiller sur sa face jusque-là verte. Il chercha vainement une riposte, ne la trouva point, s’entêta, s’acharna, et n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors quatre ou cinq lamentations profondes et intérieures. Alors il serra frénétiquement les lèvres pour réfréner la tentation qu’il avait de vagir quoi que ce soit d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait donc la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de reconnaissance; il délira de gratitude éperdue; il eut même envie d’embrasser Siemans, quand celui-ci, qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de sa voix lente et épaisse:
—Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon beau-frère ne me l’avait fait entrevoir: le sol dièze est très difficile à attraper; il faut boucher le dernier trou aux trois quarts comme ça... avec le petit doigt...
—Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne du timbre altéré d’un monsieur qui se voit tout à coup nanti d’une confidence et d’une révélation dont l’extraordinaire intérêt est capable de le culbuter dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa mutité par l’inconsciente intervention du Belge, il se passionna, devint avide de renseignements, s’intéressa au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par la tangente dans une conversation exempte, cette fois, de périls, dans une conversation où les yeux de Madame Honved ne lui verseraient plus, comme tout à l’heure, le maléfique inébriant.
Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait assisté à l’effondrement du malheureux. Elle haussa les épaules, eut une lippe de pitié. Un homme qui, en une heure, n’était pas capable de se faire agréer d’une femme n’était qu’un imbécile ou un castrat pour elle. Elle décida que, désormais, Boutorgne serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était bon qu’à cela.
Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin de gauche, à Sarigue, un grand garçon sec et blond, au nonchaloir affecté, qui s’efforçait de maintenir son masque au point voulu de mélancolie et de byronisme, comme il sied à un mortel sur qui pesa le Fatum, selon une expression de lui favorisée.
Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il exhalait une senteur ravageante de passion tragique même, car il odorait le cadavre, ayant tué sa maîtresse en un drame fameux, qui jadis, occupa toute l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait trouvé dans la chambre à coucher d’une villa du littoral algérien, la joue éraflée d’une égratignure, faisant de son mieux pour répandre des hémorrhagies apitoyantes et copieuses, et simulant des râles d’agonie près du cadavre de la femme d’un protestant notable de l’endroit, réputée jusque-là pour son rigorisme et son horreur des illégitimes fornications. L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire quoique déjà aoûtée, avantagée par surcroît d’une fortune impressionnante, avait le front fracassé d’une balle et, préalablement à la minute où elle fut décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié ses derniers linges: ce qui est un sacrifice conséquent, comme on sait, pour les personnes conseillées par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua la passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui peuvent, à la rigueur, précipiter dans ce que le bourgeois appelle l’inconduite, les mères de famille jusque là placides et que la quarantaine semble avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua, en objectant les viles manœuvres, la suggestion, l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec des mots choisis, en une véritable page de littérature, s’était efforcé de faire au Jury la psychologie du drame. Il avait expliqué que les voluptés cardiaques ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le couple sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient décidé d’y surajouter celle de la mort, que la conjonction dans le néant avait été résolue d’une commune entente, mais qu’après avoir tué froidement la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât, à la minute suprême.
Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas dangereusement blessé, lui. Non, le revolver s’était senti sans entrain pour saccager une peau d’amant aussi reluisante, et, c’est à peine, si au lieu de cervelle—en admettant qu’il en possédât une—il s’était fait sauter quelques poils de la moustache. Il avait fait cinq ans de bagne sur les huit qui lui furent octroyés et, maintenant, il cuvait son désespoir et promenait son âme inconsolablement endeuillée dans tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre. Il couchait chez toutes les filles qui voulaient bien marcher à l’œil et racontait infatigablement ses aventures avec des gestes affaissés ou des tirades à la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous les gynécées publics de la butte,—ce goitre de sottise appendu à la gorge de Paris. Très couru d’ailleurs, il était l’amant inquiétant et trouble, le survivant tragique d’une épopée de traversin, et il procurait le frisson romantique dans le XVIIIe arrondissement et les alcoves mieux famées où l’épiderme sans imprévu des agents de change est devenu insupportable. Un grand journal du matin s’était même attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine, ce cabot de l’assassinat passionnel, plus vil et plus lâche, certes, que le dernier des chourineurs, car il avait histrionné dans le suicide et dupé sa maîtresse avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture, ce grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour à deux cent mille individus. Il discourait aussi sur l’honneur, depuis qu’il avait échappé à sa chiourme et s’était récemment offert comme témoin pour assister, dans un duel, un ami journaleux. En sa petite garçonnière de la rue des Martyrs, se réunissaient de doctes conciles. Des tartiniers notables, ses protecteurs, accréditaient le logis où l’on fabriquait de menus actes pour les théâtres à côté. Son crime n’était plus retenu que comme un chapitre littéraire, un chapitre vécu, écrit avec du sang, qui lui assurait pour le restant de ses jours une place enviable, en librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux, la terrifiante inconscience de cette Société qui a déjà fait périr de famine ou de désespoir tant de gens de cœur, pour décerner toute la considération, tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux plus atroces bandits, est à ce point confondante, qu’une pièce vengeresse dont il était le premier rôle immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia empoisonné, par le Paris des Lettres.
—Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour une... enseigne... de vaisseau... glapissait, en lui passant la salière, un petit homme, à figure chafouine et olivâtre de Maltais dont la chevelure en boucles de karakul frisottait au-dessus de deux yeux d’un noir indécis et louche. C’était le sieur de Fourcamadan, comte indiscutable à son dire et irréfragablement apparenté, nous devons le croire, aux plus augustes familles et même à un duc de l’Académie, qui trouvait le moyen de notifier à la société son lustre indéniable d’ancien lieutenant de vaisseau. Chaque mortel, en effet, après deux minutes de conversation avec ce fils des croisés, ne pouvait plus ignorer que, sorti du Borda, il avait été promu, au bout de quelques années, à la dignité d’aide de camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser sa carrière et quitter la marine à la suite d’un duel retentissant avec le prince Murat. Sans un décime d’avoir personnel, d’ailleurs, après une vie affreuse de bohème, après avoir été courtier au service d’un marchand de papiers peints, après avoir vendu dans Paris aux mercières désassorties des boîtes de carton pour leurs rubans ou leurs collections de boutons de culotte, il avait fini par épouser, à Béziers, la dernière descendante d’une lignée de négociants en graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée le titre de comte dont il se réclamait.
—J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants. Ma cousine qui est par les Montlignon et les Boisrobert.... une brave fille et qui ne crache pas dessus.... achevait-il, avec un sourire égrillard et une claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de Fourcamadan, désireux de rénover les meilleures traditions aristocratiques, estimait congru d’initier le prochain au tempérament de sa conjointe.
Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice sans seconde, qui ne le lâchait pas d’une semelle, l’accompagnait de par la ville, par crainte de dépenses outrancières, et obscurcissait son blason par le côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées à peine dignes d’une marchande de lacets ambulante, ce gentilhomme vivait dans la plus complète servitude domestique, sans un liard d’argent de poche, ne trouvant chez lui que la matérielle chichement dispensée. Réduit aux expédients, il s’astreignait à rapter les monnaies des amis par toutes sortes de basses manœuvres, acculé qu’il était à la nécessité de râfler les pièces ayant cours traînant sur les meubles, pour pouvoir, de-ci, de-là, satisfaire ses fringales de juponnier et combler les acteuses des quartiers excentriques de bonbons sébacés ou de bouquets fossiles.
La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon, Vauvenargues ou la Rochefoucauld, il écrivait, lui aussi, pour le théâtre, élaborait de préférence des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon qu’il faisait circuler sur le plateau, au lieu de perdre leur temps à se reculotter ou à rajuster leur suspensoir après l’adultère, préféraient s’employer à dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires de police dont l’arrivée, selon les règles de l’art, clòturait immanquablement la dernière scène. Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et les malformations plastiques des marcheuses au rabais dont son génie réglait les ébats sur les planches, toute la fessarade de ses petites pièces montmartroises étaient à intention de chambardement. L’ordre de choses actuel, selon lui, devait être combattu à l’aide des quiproquos, de la conjuration dans les placards, des justiciers en pan de chemise, et de la Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur. Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était plus le cheval de bois qui devait permettre aux combattants de s’emparer de la cité d’exaction, mais bien le petit meuble en forme de violon pattu.
Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan se préposait au calembour et, dès lors, les assistants pouvaient perdre l’espoir d’arriver à jamais placer un mot. C’était une logodiarrhée intarissable, une menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet aristocrate, qui détenait, du reste, un appétit de chemineau, avait en partie apaisé sa boulimie, il se saisissait de la parole et réduisait l’assistance à merci en lui propulsant au visage les plus fines essences de son esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère pétard ou bombardier, qui sort victorieux de toute mêlée, rien qu’en déflagrant, devant l’olfactif de ses voisins, le contenu des vésicules gazeuses de son arrière-train.
Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel et le besoin de commenter sa généalogie à la passion du calembour—cet esprit des gens qui n’en ont pas. Et il n’attendait point que la conversation lui permît de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au hasard sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour le moment, dans le registre aigu de sa voix acidulée, et d’un ton condescendant pour la vile roture qui s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée d’un incident de sa prime jeunesse.
—Oui, Messieurs, la scène se passait au château, devant la comtesse, ma mère, et mon oncle, le marquis, président à la Cour. On finissait de dîner dans la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux Baptiste—le plus ancien des valets de chambre qui était né chez nous, du reste—entra, la figure bouleversée, ruisselante de larmes et si ému qu’il s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec des précautions infinies et les mains tremblantes comme s’il touchait une précieuse relique, il portait un plateau d’argent blasonné aux armes des Montmorency, nos parents, dont ces derniers avaient fait cadeau au feu comte mon père, et, sur ce plateau, une épée était posée en travers, toute petite, à fourreau de maroquin rouge et à poignée de nacre.
—L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de Fourcamadan, dit Baptiste d’une voix qui, d’émotion, succomba dans la finale.
Nous ne comprenions rien à la scène.
—Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous.
Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince de Fourcamadan, bisaïeul de défunt M. le comte, était le propre père du commandeur de Malte, de la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape et arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier, entra dans Byzance à la tête de l’armée du Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le pont du vaisseau le Grand-Dauphin, à la bataille de Stromboli.
Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment il avait retrouvé la sainte chose, en pratiquant des recherches dans les oubliettes de la tour de l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes vestiges du passé. Le marquis, mon oncle, fut si ému qu’il embrassa Baptiste en l’appelant: noble serviteur, et que la comtesse, ma mère, décida qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait dorénavant avec nous sur une petite table voisine de la nôtre. Puis la comtesse, ma mère, et le marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée de l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon père, qui était le quatorzième à gauche dans la galerie du Nord que je serais marin à mon tour. Six ans plus tard j’entrai au Borda.
Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant eu l’idée, un jour, d’écrire au commandant du Borda et de requérir de son obligeance quelques renseignements, reçut la communication suivante:
École Navale
VAISSEAU LE BORDA
Le Capitaine de vaisseau
commandant.
Monsieur,
En réponse à votre lettre du 15 avril courant, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’aucun élève du nom de Fourcamadan n’a figuré sur les matricules de l’École Navale.
Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose. Mais le comte n’était point homme à abandonner pour si peu la tribune aux harangues. Cet esprit primesautier et saugrenu était habile au décousu et aux plus déroutantes variations. Le buste incliné sur la nappe, rasant de la tête les plats du service, à nouveau il conquérait la parole.
—Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir de vous faire savoir à tous ce que j’ai répondu il n’y a pas un quart d’heure à mon voisin qui me demandait mon opinion sur le remarquable discours de M. Deschanel et qui voulait savoir dans quel parti je rangeais l’orateur. Vous me direz si j’ai tort. M. Deschanel, lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun groupe, il est lui-même et c’est assez, car s’il y a dans la Chambre des anti-ministériels, des anti-militaristes, des anti-cléricaux et des anti-sémites, lui, tout simplement, est Anti... noüs...
Un murmure flatteur et des rires de la meilleure spontanéité furent le salaire de ce trait d’esprit. Truculor sortit même un très-bien aussi sonore que ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours des ministres, sur les bancs de la majorité.
—Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du crabe et du matelot, dit Boutorgne, qui venait de récupérer dans son plein l’usage de l’entendement.
Mais le comte se défendait.
—Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment pas... Cependant, comme cela flattait sa manie de fin diseur, il ne prit point plus longtemps la peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il y fut autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous.
—Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que je la mets dans la bouche d’un pair de France, à la table de Louis XVIII, le roi spirituel, dans le petit acte que je termine en ce moment pour le Grand Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle inconscience, il se lança, une demi-heure durant, dans un monologue fécal, détaillant les aventures d’un gabier marseillais qui, sur le sable d’une grève, luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois, pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent de ses digestions.
—Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce... tu n’es plus à la hauteur avec tes pinces, si tu veux y goûter, tu prendras une cuillère... paracheva le comte qui avait un peu bu.
Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor devenu hilare et dont la chose chatouillait agréablement l’inéliminable substrat de rusticité qui faisait le fond de sa nature, Truculor riait aux larmes et complimentait le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse joie, donnait des coups de coude dans les flancs de Boutorgne qui avait définitivement abandonné la conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur dramatique et le convive extraordinaire, M. Eliphas de Beothus, signalé par Madame Truphot au gendelettre, ne disaient rien, non plus que Jacques Paraclet, qui paraissait surtout occupé à ne pas laisser disparaître la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de gros yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils, d’avoir à remplir son assiette, et requérait le maître d’hôtel qui versait les vins, d’un geste de l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer près de lui.
Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé à nouveau et en proie au vertige du génie, ne s’arrêtait plus. Debout, dressé sur la plante des pieds, il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée, déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul tout humides des abondantes et faciles transsudations méridionales.
—J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la cantharide? voulez-vous, disait-il, déchaîné.
Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame Honved fût tout le contraire d’une bégueule, elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais cela n’arrêtait point le sire.
Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une parité et une relation très vagues avec ceux du xviiie siècle, ceux de Madame Dupin ou de Madame d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en primeur la lecture de la Pluralité des Mondes, de Fontenelle. Après tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais telle est généralement l’attitude des bourgeois beaux-esprits à l’heure de la fermentation des estomacs. Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus aucun corps de garde ont l’heureux don de déclencher leur plus déferlante hilarité et de mettre à jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale et la bassesse de leurs coutumières attirances ne demandent pas de caresse autrement savante pour venir s’ébrouer à la surface. Dans leurs festins les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la noce à Coupeau.
—Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan, en s’essuyant le coin des babines de sa serviette roulée en tampon, comme un zingueur qui s’apprête à en dégoiser une,—un soir, la cantharide aux élytres bruissantes...
Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri aigu tel le sifflement d’une locomotive hystérique ou le coup de sirène d’un paquebot déchira l’air. Parmi un éboulis de vaisselles et un effondrement de verres et de bouteilles, un individu d’une quarantaine d’années, maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce aux fards et aux cosmétiques, de persévérer, aux yeux de tous, dans la jouvence et l’extérieur d’un éphèbe, venait de disparaître sous la table. Jusque-là, cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se contentant de lustrer sa chevelure digne de Clodoald et de faire pleuvoir des averses de pellicules, d’une main satisfaite baguée d’art nouveau. Même il avait répondu aux menues questions de ses voisins d’une voix timide de pucelette qui fait sa première sortie. Maintenant ses yeux chaviraient dans l’orbite et ses deux mains crispées à la nappe la secouaient furieusement au milieu de la danse éperdue de tout le service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les bouteilles d’un Corton 1889 qu’on venait d’apporter entraient en saltation bruyante, tout comme si Papus ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait, se tordait, se tendait et se détendait en des secousses d’épilepsie pareilles à celles qu’eussent pu lui procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé. En quelques instants, il fut couvert de nourritures, de sauces et de vins, cependant que le trémolo de ses hurlements se faisait plus impitoyable.
—C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir, du Pégase, expliquait Madame Truphot alarmée, mon Dieu, il a sa crise!
—C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y connaissait.
—Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla Honved, ironiquement.
Transporté dans le salon voisin, l’homme du Pégase, ne tarda pas à reprendre ses sens sous les affusions de vinaigre et les vigoureuses tapes dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait tournoyer ses bras, comme s’il eût voulu marteler un boulon sur le fer d’une enclume. Ses yeux s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois tentatives infructueuses encore, il bégaya par à coups, d’une voix blanche et ténue comme un fil.
—Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le grand Flaubert, je suis épileptique... C’est le surmenage... la fin de mon poème me coûte bien du mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le dernier chant... Quand la Princesse Rupéronde, fille du roi Nabuchodonosor, vient de consommer l’inceste avec son père changé en bête... Vous comprenez cette complication de l’inceste par la bestialité, la zoophilie, est très difficile à rendre.
Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup, désormais ressuscité, il claironna d’une voix terrible.
Pendant que flosculait la brume argyrescente,
Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente
Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!
Devant la menace de postérieurs alexandrins et d’un dolosif poème tout entier en rimes féminines, la société, du coup, opérait, en désordre apeuré, son transfert sur des lieux moins redoutables.
—Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal pour nous placer ses vers, dit, de sa voix de cuivre, Truculor, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, énonçait une vérité.
Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le laisser quelque temps encore aux soins de la femme de chambre.
—Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot à cette dernière; vous savez qu’il est pour homme: il vous arracherait les yeux ma fille.
Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet incident lui eût coupé son effet, s’accrochait à la manche du Tribun socialiste.
—Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien bonne; vous en aurez la primeur: Sarigue me demandait à moi, qui suis marié, mon opinion sur le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait en penser était formulé par les termes mêmes dont on désigne les époux. Ne dit-on pas d’eux qu’ils sont des conjoints?..
Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent.
⁂
Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le grand salon, la table se trouva remise au point et l’on reprit le cours du dîner.
Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu extraordinaire, annoncé par Madame Truphot et de qui, selon ses prières préalables réitérées à chaque convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes, comme les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à ce moment. C’était un homme très grand, exagérément maigre, à la face bossuée de méplats, au teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup de quelque émotion, lui saillaient parfois de l’orbite, et qu’il semblait porter, alors, à la façon de certains insectes qui les brandissent au bout de leurs antennes. Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de balafre de yatagan, complétait cette laideur irritante non moins qu’hoffmanesque.
—Vous considérez ma hideur avec étonnement, dit-il à Honved, qui, depuis longtemps déjà, le dévisageait stupéfié. Je suis très laid, en effet, Monsieur, et cependant, comme la plupart des autres hommes, mon être intime est de beaucoup plus affreux encore que mon relief apparent. Mais, ainsi que vous le voyez, je me suis débarrassé au moins, moi, du préjugé commun à mon espèce animale, qui consiste à se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir être expertisé favorablement au point de vue moral quand l’extérieur est sans avantage et que la nature vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je ne suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez en moi un individu pour qui l’opinion de ses congénères, leur blâme, leurs suffrages ou leurs louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui peut se passer dans une autre planète. J’existe dans la plus belle liberté intérieure et les paroles ou les jugements qu’on peut prononcer sur moi ont tout juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie bien inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un prenait jamais le souci de vouloir m’analyser—chose bien vaine, car qui peut analyser un être?—soyez assuré que je répugnerais à la règle d’éducation civilisée qui commande d’apparaître «en Beauté» et de parquer immédiatement dans les écuries invisibles, dans les porcheries profondes de la Psyché ou du cœur les sentiments qui prennent la peine de s’agiter intra-muros. J’ai coutume, moi, de les laisser barboter aux yeux de tous et même à ceux du psychologue dans leurs auges préférées. L’Humanité, n’est-ce pas? ne vaut pas qu’on lui mente.
Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que présentement. Il paraît même que je fus beau, très beau sur mes vingt ans et, si j’en crois mes souvenirs, je n’avais pas alors assez de mes jours ni de mes nuits pour déférer à la requête de toutes les femmes qui désiraient frotter leurs muqueuses aux miennes. Mon profil aquilin était tout à fait dissemblable de celui que je fais circuler à l’heure actuelle, mon œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu d’être comme aujourd’hui d’un noir bizarre qui fait penser à la suie des vieux poëles, et il n’était pas jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente, qui ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée comme l’arc d’Eros. Bref, j’étais élaboré pour susciter l’amour autour de moi et retirer aux femmes, à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter la passion des mâles, et si j’avais vécu à Rome, il n’aurait pas été malséant, pour moi, de songer à me faire épouser par un César tant j’étais un Jouvenceau cupidoné.
—Alors, comment diable êtes-vous devenu si laid? interrogea Honved qui riait franchement.
—En me penchant sur la réalité de la vie, monsieur. Jusque-là, ante pilos je n’avais rien vu, et lorsque la hideur, l’infamie et la scélératesse du Monde me sont apparues subitement, mon âme a soubresauté d’épouvante et le choc a été tel que mon facies, par contre-coup, éclatait, pour ainsi dire, brisant son noble contour et détruisant pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes. L’ovale de mon visage a été rompu, le nez s’est mis à plonger d’effroi, la couleur de mes prunelles s’est insurgée, et la bouche s’est tordue dans une grimace de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a voulu redresser mon masque par l’électricité, il paraît que c’est possible là-bas.
—Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous aussi, comme les autres, comme tout le monde, et vous vouliez reconquérir votre vénusté première dans l’intention de vous marier avec une milliardaire sans doute, interrompit Honved que le personnage amusait.
—Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre, ce qui m’évite de discourir d’un seul tenant, chose toujours fâcheuse au point de vue de l’art; mais pour en venir à votre question, je vous répondrai: Bien que mon nom se décline au génitif, ce qui est très demandé dans les alcoves de Chicago, je n’avais pas l’intention de négocier ma particule. Je suis un nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé de toutes les tares, de toutes les hontes, de toutes les prostitutions et de tous les sales attouchements que vous imposent l’ambition et la beauté. J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement un judicieux emploi de ma fortune, pour y créer une institution comme on n’en avait jamais vue encore sous le soleil.
—Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de Fourcamadan, tout à fait aviné, qui s’était levé de sa chaise, espériez-vous donc réaliser le trust des maisons chaudes et du calomel? Être maître ainsi du prix des coucheries honteuses et de leurs néfastes incidences, sur les marchés du monde?
—Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur, quoique ce fût d’un autre ordre. Je suis un philosophe avisé et non le parent d’Eva la Tomate et de Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège professionnel, une école d’application, en un mot, pour régicides... Rien que ça... une sorte de Saint-Cyr ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois.
—Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit Truculor.
—Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur, je ne suis pas socialiste... et comme tout le couvert était devenu attentif, Eliphas de Béothus éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire.
—Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats contre les dynastes échouaient par insuffisance d’entraînement des révoltés. Riche à dix millions, je résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait rater les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi je me déterminai ainsi, je vous répondrai que la Société me dégoûte, que les bourgeois, mes frères, parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant trouvé le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction et s’étant empressés de porter leur sanie et leur squalidité à cet effroyable cosinus, je résolus, un beau matin, de leur déclarer la guerre à eux, ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au... nez du singe.
Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à faire du sport, des femmes, à monter des chevaux, des yachts, des automobiles, à palabrer dans les cercles fermés et à ajouter ainsi quelques versets au Koran de la sottise, mais le crétinisme de ces différents comportements s’étant présenté à moi, je me suis décidé à utiliser, de façon autre, mon intelligence, mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui pourquoi, ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme des grands aristocrates du XVIIIe siècle, qui applaudissaient des deux mains aux coups portés à leur caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art, et le trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le bourgeois qui sort de sa classe et le premier combat sa classe? Les révolutions ne peuvent être faites que par des patriciens ou des privilégiés qui s’acharnent contre le privilège du Patriciat. Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour le démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand se dresseront devant elle, pour la combattre, sans quartier ni miséricorde, seulement quelques bourgeois ne postulant d’autre récompense que celle de voir enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable, l’innommable pyramide d’exaction qui porte à sa pointe, comme la fumerole d’un caca pyriforme et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et de la Force.
J’achetai donc des terrains très loin de New-York, là-bas, dans le Colorado. J’y fis édifier des bâtiments, circonscrire un champ de tir avec des buttes, des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai d’avance des professeurs d’escrime et de balistique, d’anciens officiers pour la plupart et des maîtres du genre, dans le civil. J’eus un laboratoire de chimie où un pontife de Faculté, ignominé par ses semblables et qui entrait en belligérance avec la Société, lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois par semaine, clandestinement. Je m’assurai le concours d’un grand toxicologue, qui chez moi, enseignerait les simples et les alcaloïdes en tout point inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs de belles manières et de civilités afin qu’il fût possible à mes élèves de se présenter dans les Cours, et d’y tenir des emplois variés dont la gamme devait aller de la fonction de marmiton à la charge de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes Magnicides pussent, le cas échéant, se tirer des griffes d’un mouchard en l’impressionnant grâce à leur savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs imparfaits du subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait supérieurement la navaja, non plus que quatre polyglottes parlant toutes les langues du monde. Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications, construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent de matériel roulant: cela pour répéter l’explosion de dynamite à l’usage des Tsars.
Quand ma petite caserne où des appartements munis de tout le confort moderne, empreints cependant d’une note de sévérité nihiliste, avaient été ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point; quand le laboratoire, le polygone, le champ d’essai des bombes furent prêts à être utilisés, quand me furent parvenus des meilleures armureries d’Europe des merveilles de carabines, des bijoux de revolver et des poignards d’une trempe indéfectible; quand mes clapiers regorgèrent de cobayes pour l’essai des poisons; quand mon professeur de maintien et mon archididascalus d’éloquence m’eurent assuré, qu’en moins de six mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le plus inculte et en faire un gentleman capable d’éclipser dans les salons et les belles-lettres, Monsieur Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des États de l’Union. Vous me comprenez bien? Je voulais faire des régicides aptes non seulement à tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans les milieux les plus défendus, et à tuer en habit noir comme en bourgeron souillé. Grâce à moi, les tyrans et les grands de la terre, autocrates, rois constitutionnels ou bourgeois retentissants, ne devaient plus connaître un seul instant de quiétude ou de repos. Il me fallait élaborer des Chœreas et des Louvel, des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en nombre indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le nouveau, l’attentat devînt endémique et qu’une pluie de sang bleu fécondât le sol rajeuni, ainsi que les gouttelettes chaudes d’une ondée de printemps; je voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent enfin le phlegmon social, tel l’orage à la chevelure d’éclairs qui débride le ciel d’août congestionné comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève la portière de soie, le cuisinier qui conditionne les plats, le familier rencontré par la ville, le passant quelconque ou la maîtresse conquise depuis peu, le Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à coup, découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et qu’ils s’abattissent enfin, devant la valetaille en déroute, sous le couteau empoisonné de ptomaïnes ou la balle explosible trempée dans le curare!...
Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des frissons de malaise secouaient les nerfs de la plupart des convives. Truculor, Sarigue et le comte de Fourcamadan jetaient sur la porte des regards apeurés comme s’ils craignaient la subite intrusion de la police.
L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme verte tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges, Monsieur Éliphas de Béothus continuait.
—Installé dans un petit logement de la XIXme avenue, dès le lendemain de mon arrivée, je fis circuler, parmi les journaux à grand tirage, une annonce ainsi libellée:
«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de la vie, et qui se sont, d’ores et déjà, condamnés à mort, sont priés de s’adresser au Révérend S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons pratiques.»
En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept visites. Pour faire un tri parmi elles, j’avais revêtu l’habit de clergyman et je m’étais enduit d’une vaseline papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement, comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs, il y eut bien du déchet. Il me fallait, vous le saisissez, négliger tous ceux que la misère avait déterminés au suicide. Évidemment, après avoir mangé, après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne voudraient plus entendre parler de la guillotine ou de la pendaison magnifiantes et me glisseraient dans les doigts. De même je devais négliger les crétins, les confondants imbéciles qu’un désespoir d’amour pousse à abolir leur falote personne.
La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert que l’amour, qui ne peut pas se consoler d’avoir été répudié, ou à qui le souvenir d’un nez établi de telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque agrément, d’une chevelure colorée selon son goût, la tourte moustachue, à qui la perte de tout cela fait croire qu’il ne pourra plus jamais frétiller aussi voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède qui mésuse de la lumière solaire et, quand il se replonge dans le néant, la chose ne doit lui demander aucun effort, car il ne paraît pas en être jamais sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre de moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il aurait fallu être M. Hugues Leroux, lui-même, pour les écouter sans faiblir et leur donner des conseils par surcroît, dans le Journal. Un moment, j’eus l’envie de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui, grâce à eux, aurait pu diversifier un peu les thèmes de ses affabulations. Mais je me décidai pour le geste beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors, et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire catholique en s’autorisant ainsi à me raconter toutes leurs saletés. De cette fournée de vingt-sept désespérés, je n’en retins qu’un seul qui me déclara, lui, qu’il voulait se donner la mort parce que la vie le dégoûtait tout simplement, pas plus. Lorsqu’on a une âme tant soit peu affinée, au bout de trois ou quatre années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce pas? me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous les plaisirs que l’existence tient en réserve. La gloire, l’argent, l’ambition, c’est un identique guano qui se recommence et se diversifie à peine. L’indigence d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste et on se demande vainement pourquoi elle nous a convoqués avec tant d’âpreté, ici-bas. Il reste bien l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut être un collégien indécrottable pour jouer encore, passé vingt-cinq ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton. Je cherche depuis déjà six mois, sans pouvoir le trouver, le moyen de faire une sortie décente, acheva-t-il, en s’emparant d’une de mes manchettes pour me secouer le bras. Connaîtriez-vous un mode d’évasion un peu moins niais que celui employé couramment par mes frères en désespoir. Je faillis l’embrasser.—Si j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais vous l’indiquer, moi, le seul moyen de partir en beauté!...
—Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même l’amour? flûta Madame Truphot, en coulant vers son convive un regard où elle avait insinué tout ce qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux.
—Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient à la beauté de l’amour, à la nécessité de procréer, à la gloire, en Dieu et autres obscénités, sont avisés que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une seule parole pour ensemencer leur... entendement...
J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc pas perdu mon voyage et de suite je l’installai dans l’École des Régicides en le priant de patienter un peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York et je réussis à découvrir encore sept désespérés du même ordre, ou d’acabit à peu près similaire... Douze mois après, j’en avais vingt. Où sont-ils donc les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement, à régénérer le monde? Je pourrais leur faire toucher du doigt le noir filon de pessimisme que j’ai mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre comme cela, aussi facilement, une telle proportion de jeunes hommes qui ont déclaré la guerre à la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite pour saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si du jour au lendemain peut se recruter ainsi une telle phalange de nobles êtres se réclamant du Nihilisme non pas parce qu’ils sont pieds bots comme Byron ou bossus comme Léopardi, mais bien parce qu’ils ont éventé le piège grossier de la Nature, on va assister à des spectacles intéressants sur cet excrément sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre!
En même temps que le judicieux entraînement de mes pupilles commençait, j’entrai en correspondance avec tous les cercles anarchistes du monde. Et ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir ma remonte, par voie de tirage au sort, afin de remplacer ainsi ce que l’échafaud aurait décimé. Les moyens, les dons physiques ou moraux, de mes pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les sériai en diverses catégories, je procédai à leur répartition dans les classes de bombe, de revolver, de couteau, de carabine ou de poison.
Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant enthousiasme de mes cadets? Ces hommes jusque-là sombres, sarcastiques et d’une misanthropie redoutable se prêtèrent tout à coup avec la plus grande souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que j’étais en droit d’exiger d’eux. Leur front crispé se détendait; dans leurs yeux s’allumait une flamme juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la date approximative où tout permettait de croire qu’ils seraient prêts enfin. Les chrétiens qu’on destinait au Cirque ne témoignèrent pas jadis d’une pareille ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que ce qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre eux, ce fut le silence de trappiste, l’absolu mépris de la parole. La certitude qu’ils allaient mourir en héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité: ils se racontaient par avance et préparaient déjà, avec des gestes appropriés, leurs réponses aux juges ou aux jurés. Or, un régicide ne doit pas parler, ni avant, ni après. Il convient qu’il méprise l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une mutité farouche et obsècre le langage articulé qui aide les hommes à se pénétrer de la réconfortante certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns les autres...
Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires, travaillant à miner la voie ferrée ou transperçant d’un coutelas inspiré, au passage de la voiture lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui tenait l’emploi du potentat...
Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible! En moins de trois mois, quatre de nos futurs tyrannicides mettaient les sept balles de leur revolver dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que leurs camarades, jouant le rôle de policiers, les assommassent à demi de coups de canne, s’accrochassent à leur bras qui, malgré les bourrades, ne tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme disent les poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux artistes qui, à cinq cents mètres, avec la carabine, vous plaçaient une balle dum-dum dans le fond d’un chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste m’avait fabriqué une poudre qui ne détonait plus et ne dégageait pas la moindre fumée, vous voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de foule, au passage d’un souverain ou d’une puissance sociale, la mort qui, au loin, part tout à coup, fulgurante, se déchaîne d’une fenêtre invisible, et tombe du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver le point initial de son envol...
Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons Rœntgen, les rayons X, qui perforaient l’opacité de la matière et permettaient d’explorer l’organisme. L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et conférèrent au corps humain, à l’homme, la propriété de se rendre invisible à volonté, aux yeux de ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me vendit deux cent mille dollars la découverte miraculeuse qui permettait à tout être de s’abstraire, de se soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le champ transmué en effluences insaisissables. Cela tenait du sortilège, de l’hypnose; cela faisait penser à certaines expériences des brahmanes indous. Le régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher un commutateur placé au creux de sa poitrine pour s’effacer subitement, pour obnubiler son relief, pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière ou la nuit éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva que deux ou trois parmi mes justiciers qui voulurent se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux responsabilités de leur geste sublime. Les autres donnèrent sang pour sang, vie pour vie. C’était plus noble mais moins pratique.
Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il fallait, vous pensez bien, que l’âme fût trempée comme le corps. Des lectures leur étaient faites de tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent le régicide. Je ne veux point vous les énumérer, le pédantisme étant le seul recours des crétins. Je leur détaillai par le menu les plus récents forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat du sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les horreurs de la Sibérie, les proscriptions en masse, le Knout qui torture et avilit et la dernière invention du Romanoff: le croiseur destiné au transport des condamnés politiques, où, tout près des cages de fer de l’entrepont, une machine à ébouillanter amorçait à la chaudière d’eau brûlante deux lances horrifiques braquées, à toute heure du jour et de la nuit, sur les révolutionnaires jugulés, sur les doukhobors enchaînés, sur les plus nobles cœurs de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de Mallarmé interviewé sur les anarchistes: Je ne suis pas assez pur pour parler de ces saints.....
Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir, en entendant Monsieur Eliphas de Béothus approuver Mallarmé.
—Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut avoir le courage de le dire. Qu’est-ce qui a bien pu comprendre quelque chose à l’œuvre de ce galfâtre..
Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire lentement sur son pivot, l’étrange personnage, dressa vers le plafond un index vertical, et prononça d’un ton calme.
—Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler de ces pures étoiles dont la lumière répugne à mettre moins de deux mille ans pour parvenir à la racaille d’ici-bas?
Un éclat de rire général accueillit cette boutade, sans aménité et, trop lâche pour se fâcher, l’infortuné gendelettre, qui s’était dressé à demi, pour mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut ramener au niveau des sauces de son assiette un front désormais chargé d’opprobre.
M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait.
—Le culte malencontreux que je nourris pour la vérité m’oblige à vous confier que je ne fus pas sans éprouver quelques désillusions au début. Deux régicides, dépêchés par moi en Europe, et munis d’une assez forte somme, se dérobèrent, devant la mort en beauté, l’un préféra s’établir marchand de reconnaissances du Mont-de-Piété rue de Clichy, et l’autre se fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui mit le pied au Havre, tua son souverain en moins de huit jours. D’ailleurs, vous pensez bien: je me vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut égorgé, sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome de Grœnendal et l’autre, le marchand de reconnaissances, eut les deux poignets coupés et les yeux crevés, un matin dans son lit, par un de mes justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains, préalablement momifiée, servit même pendant deux ans de gland de sonnette à la porte de mon cabinet. Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout marcha à souhait.
Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York emportant deux tyrannicides et, comme vous avez pu le constater, Messieurs, les attentats se succédèrent avec une régularité d’échéance. Le premier en date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892, et déjà c’était un chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez tous, n’est-ce pas? Un mètre cube de panclastite fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la police, malgré le chapelet de mouchards protégeant l’infâme bistrot. Nous avions répété la scène pendant plus de deux mois. La catastrophe avait une telle allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance occulte, une émanation de l’Inexplicable avait pris soin de placer l’engin et d’en déterminer l’explosion. Puis d’autres suivirent, qu’il serait oiseux de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par des anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y avaient été entraînés: Angiolillo, Bresci, Luccheni, Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi dont on ne parla point par raison d’État ou de famille. Des ministres, des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés dans les cours, ou suicidés chez eux. Ah! j’ose dire que j’ai lancé sur le monde quelques assassins qui ont fait leur chemin...
Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de Béothus, après avoir trempé ses lèvres dans une coupe de champagne, neuf années pendant lesquelles j’engloutis dans cette entreprise la moitié de ma fortune. Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes frais étaient innombrables et à l’heure actuelle je subviens encore aux besoins de quelques vieux parents de mes régicides. Bresci me coûta même cent mille francs après sa condamnation à la détention perpétuelle. Supplicié dans sa cellule, il put réussir, grâce à l’entremise d’un guichetier gagné par lui à l’anarchie, à m’adresser un billet où il m’exhortait à le faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus débourser cinq mille louis d’argent français pour le faire stranguler par un de ses gardiens, qui en reçut l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez que j’étais un véritable père pour mes élèves.
Mais un soir de février mon professeur de chimie vint me trouver dans mon Cabinet directorial. Monsieur, me dit cet homme plein de génie, votre œuvre est admirable autant que sans seconde parmi les œuvres des hommes, mais elle est imparfaite encore, souffrez que je vous le dise. Pourquoi diable vous astreindre à enseigner le meurtre et l’assassinat ou plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux procédés beaucoup plus pratiques, beaucoup plus propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi. Voici le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir devenir presque aussi scélérate que la Nature. Celle-ci qui après avoir inventé l’amour a gratifié les hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir en couches les femelles assez stupides pour enfanter et déférer ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair, celle-ci, dis-je, qui après avoir suscité l’oxygène délectable aux poumons, l’oxygène imprégné de l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur le point d’être égalée en tant que bourrelle et gouine infernale. A l’aide de nos bouillons de culture, ne détenons nous pas, nous savants, le pouvoir de répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques individus à son exemple, la syphilis, la phtisie, le typhus et le tétanos? Répudions le couteau, la bombe ou le revolver et usons des toxines animales. Une cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur—et mon chimiste frappait de l’ongle sur un bocal étiqueté,—une cuillerée de cette culture dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne, de M. W. milliardaire américain ou Y., usinier français et vous allez voir le sujet, faire immédiatement du cancer, cela sans appel, sans remède possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier la maladie à conférer. Alors, entendez-moi bien, plus de scandale, plus de cris: A bas l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de procès, plus d’échafauds. La justice est désarmée cette fois et l’assassin insaisissable, car l’acte est impossible à prouver. Levé, dressé d’une détente, j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons à organiser la chose de suite, lui dis-je. Vous ne sortirez de mon cabinet que lorsque le plan de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans ses grandes lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en tête à tête, ne prenant presque aucune nourriture, nous travaillâmes ensemble.
Sept mois après, un Institut bactériologique faisant corps avec mon Académie des Régicides fonctionnait parallèlement. Et dès lors, nous abandonnâmes le meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue à l’aide des bouillons de culture. Une besogne philanthropique s’imposait avant toutes les autres: supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses du service militaire. Des justiciers, des missionnaires envoyés par moi dans toutes les garnisons d’Europe et surtout en France répandirent à profusion la typhoïde dans les casernes, débondèrent des dames-jeannes, des outres de microbes, dans les quartiers de cavalerie et d’infanterie où l’on parque les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état endémique, il y opère encore, y opérera toujours depuis notre intervention. Ainsi nous espérions que les mères terrifiées ne laisseraient plus partir leur géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers de soldats périrent et les ministres de la guerre, interpellés chaque trimestre, furent bientôt sur les dents. Hélas! nous avions compté sans la passivité, le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que faire à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête, continuer à décimer les Rois, les Augures, les Pontifes, les Magistrats, les Prêtres, les Tribuns de tous ordres et de toutes nuances pour les dégoûter de leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à licencier d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la tuberculose, la syphilis, le tétanos, la variole noire, le choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en est peu parmi ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de loin, qui, dans ces dernières années, moururent sans notre intervention. Rappelez-vous ces trépas imprévus qui stupéfièrent, ces êtres pleins de santé dont deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne vous en citer qu’un, faut-il vous parler de Félix-Faure à qui nous conditionnâmes un décès en conformité absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là nous l’avons travaillé en artistes que nous étions. Il n’était pas digne du tétanos ou du choléra. Une pincée de cantharides nocives dans son thé du matin l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard. Alors une atmosphère, une chape, un plafond de terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit courut dans Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement avec les bacilles des maladies contagieuses. Comme les microbes de la tuberculose couraient les rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en recueillir dans les expectorations, les crachats de pulmoniques, on vit des bourgeois terrifiés licencier leur domesticité. On vit des duchesses, jusqu’à des reines en exercice, préparer, de leurs mains, leur cuisine, triturer leurs aliments pour être sûres que des vibrions assassins n’y avaient pas été introduits sciemment. Les puissants, les riches, se servirent eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice, car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour rassurer les classes dirigeantes, le Comité d’hygiène se rassembla, délibéra et fit placarder dans la ville d’innombrables affiches qui invitaient les tuberculeux à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux les condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux de la vie de leurs congénères bien portants!
Cependant après neuf années de parfait fonctionnement de mon École des Régicides et trente-six mois de labeur de mon Institut bactériologique, après tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants mis à mort, je me rendis compte, un jour, qu’il n’y avait pas une douleur, pas une honte, pas un forfait, pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans la société policée. Et l’affreux doute prit alors possession de mon esprit.
A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les tyrans, mais bien le besoin de servitude qu’il faudrait pouvoir supprimer. J’avais été victime d’une épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait inventé cette doctrine néronienne et absurde: Tuer pour régénérer? Oui, l’anarchie comme toutes choses ici-bas mentait... L’anarchie était fausse dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle énonçait que les hommes étaient nés bons et que la Société seule les rendait mauvais. C’était la théorie de Rousseau, cet homme à la vessie percée qui, comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement sur une touffe de pervenches, au souvenir de sa vieille maîtresse, et qui empoisonna tout un siècle de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela, c’était une effroyable imposture, les hommes sont nés mauvais parce que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi et que, s’ils étaient bons, ils se déroberaient à l’œuvre qu’elle leur impose; c’est-à-dire qu’ayant vu la plupart d’entre eux souffrir et connaissant que la douleur ne peut être vaincue, ils refuseraient d’assurer la continuité de l’espèce. Il n’y aura donc jamais aucun moyen de les rendre bons, de constituer avec eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la Civilisation harmonique en un mot, où le fort ne dévorera pas le faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur suprême. On aura beau faire tomber toutes les lois, détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les maîtres, massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne l’Anarchie, l’homme sera toujours l’être de boue et de sang occupé à spolier, à imbécilliser ou à martyriser son semblable. Il n’y avait rien à espérer, parce qu’on se heurtait à la Nature, force plus grande que tous les vouloirs humains. L’Anarchie, qui imposait de croire à quelque chose, qui spéculait sur cet a priori, sur le dogme de la bonté innée de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante que toutes les théories religieuses ou sociologiques qui l’avaient précédée. Croire était la stupidité dernière en même temps que l’erreur suprême d’où découlaient tous les autres crimes. Si l’on voulait rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu, il fallait être en mesure, un jour, d’étrangler la Nature naturante, ou d’arracher d’un seul coup tous les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se cachait-il le nouveau Prométhée, capables de cette œuvre sublime autant qu’impossible?
Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous, parmi les philosophes ou les logiciens, n’a pu controverser que par des objections de sentiment, donc irrecevables, dès que le refus d’espérer eût prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École de Régicides. Et à nos cadets et à mes professeurs, désormais sans emploi, je distribuai une notable partie de l’avoir qui me restait. J’allai m’embarquer pour l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent de vouloir bien les suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté, je fus incarcéré pendant huit jours. Mais la justice recula devant l’énormité du scandale où allait sombrer peut-être l’honneur des États confédérés, car les nations ont, elles aussi, un honneur aussi mal placé que celui des femmes. Et puis la Magistrature américaine avait peur; elle s’affola évidemment à la pensée que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être donnée, fût imité par d’autres, par quelques hommes d’esprit désireux d’employer leur argent, de façon originale. Elle s’étonna seulement que mon Académie eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons. Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée à cent lieues de tout centre habité, au milieu des savanes de terre rouge du Colorado. Je rappelai également au gouvernement américain que j’avais demandé l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire aux écoles militaires de l’Europe, et que j’avais même offert, en ces dernières années, de fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,—ce qu’il avait accepté, du reste.
Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent, mais sans abandonner toutefois mes études et mes travaux, pour faire coûte que coûte et malgré eux le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la Douleur et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas, que le jour où l’on pourrait saisir le gouvernail de la planète pour l’aiguiller en dehors de sa route et l’aller fracasser contre une autre, dans un rejaillissement d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque les hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage, qui ne peut pas vivre sans idéal ni sans absolu, est bien forcé de rêver quelque chose de semblable à défaut du bénéfique onguent gris en possession de supprimer, du coup, les quelques milliards d’acarus enragés qui, sous le nom d’humanité, circulent sur le testicule terraqué. Si l’on arrive à tout sabouler, si l’on réussit à faire triompher enfin le Nihil consolateur, le Bien, le Calme et le Silence prendront alors possession du monde apaisé. Et la souffrance sera définitivement abolie, puisque l’on aura détruit l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme ou d’Anarchie en sera toujours le réceptacle. Donc, Messieurs, orientant mon intelligence et mon labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le possible pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si celle-ci avait connaissance de mon but, et se penchait sur mes travaux, elle pourrait, dès maintenant, couvrir la terre de cathédrales vouées à ma personne, engraisser des prêtres et me décerner des cultes comme elle l’a fait pour son supposé Créateur—entité responsable de tous ses maux—sans parvenir à acquitter jamais la dette de reconnaissance qu’elle contracte envers moi qui vais la faire disparaître.
—Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition l’onguent gris nécessaire à nous effacer tous, nous les acarus! interrogea Truculor.
—Certainement, répondit le phénomène, dont les yeux s’enflammèrent. Ce moyen est simple, comme vous allez vous en convaincre. Il y a deux ans à peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un chimiste, dans une expérience, avait réussi à enflammer l’azote de l’atmosphère, sans que la combustion ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant le champ étroit du laboratoire pour devenir enfin pratique. L’homme de génie dont je vous parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare en mesure de pouvoir, en moins d’un an, enflammer sur lui-même tout l’azote contenu dans la calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc, avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de l’instant où je vous parle, et après un préalable anathème jeté à ce monde effroyable où seuls peuvent germer le crime, le vol et le mensonge, après une dernière malédiction lancée à cette sphère obscène, une effroyable langue de feu se précipitera d’un pôle à l’autre, un mascaret d’incendie, attisé par les vents, se déchaînera, vengeur et implacable, pour assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans, calciner, effacer sans retour possible la vie végétale et animale, en faisant flamber la planète maudite comme un gigantesque bol de punch. Après l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez bien, les êtres et les choses, se plongera dans le coma délicieux du Néant, pour n’en plus sortir jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant d’épouvante dans le vide frissonnant, pendant que la Ténèbre pacifiante digérera lentement le monde scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient pas possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli la seule œuvre dont puisse s’enthousiasmer encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la Terre et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de Douleur et d’Iniquité!
Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se tamponna la bouche du coin de son mouchoir armorié d’une devise favorite: l’espoir suprême est dans le non-être et se leva de table, en ajoutant négligemment, comme survenait un flanqué de mauviettes.
—Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis approuver plus longtemps, par ma présence, les mangeries qui abêtissent et ont toujours pour immédiate résultante les coïts qui repeuplent...
Il gagna la porte sans autre débordement de politesse à l’adresse des convives. Pourtant, sur le point de sortir, il se retourna de trois quarts. Du coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et comme vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber encore:
—Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour où vous apprendrez peut-être mon véritable nom... qui vous expliquera alors bien des choses.
Et il disparut.
—Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout cela, pontifia Truculor que la bonne chère, en ce moment, semblait sur le point d’apoplectier. Le Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de générations au plus, fera la paix et la justice parmi les hommes réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une valeur de paradoxe...
Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait repoussé sa chaise et, les deux mains appuyées sur la nappe, il adressait à tous les commensaux le large sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir le grand homme, prévit la chose et, pour sauver l’assistance, n’hésita pas à commettre le crime de lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque l’exaspérait.
—Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en général, Monsieur, car il est des phrases dont la construction a exigé plus de science que celle des cathédrales et quand les basiliques ne seront plus que poussière, ces phrases chanteront encore dans la pensée des hommes. Le Socialisme ne vit que de cela du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous, ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux en leur faisant brouter des adjectifs et des substantifs nouveaux. Je ne veux point savoir si c’est un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de temps en temps, César distribuer la sportule au peuple et les grands consentir largesses. Il ne tient qu’à vous, sans doute, je le sais bien, de faire prononcer par l’Académie de médecine que l’épithète est un aliment, tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le problème social. Quant à l’expédient désespéré de Monsieur Eliphas de Béothus, je ne le trouve point si déraisonnable. La science sera à la hauteur, un jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques milliers d’années que, par la parole, fut dénoncée l’infamie de l’univers et que les hommes se sont efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur de Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner sur la terre il faudra bien détruire la terre. Le philosophe qui, le premier, formula les notions de Justice et de Vérité, décréta, sans le savoir, l’abolition du monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu de ces deux principes ne pourra être réalisé par une société civilisée. Or l’esprit humain, revenu de l’erreur Dieu, ne peut se contenter d’une approximation, d’une relativité, et fatalement il sera amené à désirer, à hâter de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le Mal et la Douleur. Convaincre les hommes qu’ils n’ont point le droit de se continuer est, au dire de quelques penseurs, la seule détermination pratique pour pacifier la terre et renverser du même coup l’œuvre de la Nature qui a promulgué le crime, le carnage, la souffrance et l’asservissement des faibles de façon pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté qu’elle tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme éperdu, pour tout ce qu’elle enfante: monstres ou héros; je l’aime parce qu’elle est une représentation, parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de conquérir sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en face du monde un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire la volonté des hommes; je l’aime parce qu’elle permet de flageller avec des mots l’Univers abominable qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi parce qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens qu’elle soit haïssable, puisqu’elle suscite de temps en temps le génie, condamné à souffrir, il est vrai, un peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi l’expérience n’est pas probante encore, si tout n’a pas été tenté et si la conclusion qui consiste à l’annihiler me paraît prématurée, je ne la repousse pas a priori...
Je concède même ceci: C’est que le malthusisme est le seul moyen de faire, pratiquement, la Révolution sociale qui vous tient au cœur sans cataclysmes et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible, inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se continuer, organise, non pas les grèves des bras d’où il sort toujours vaincu, mais bien la grève des ventres et il est assuré de la victoire. Que le peuple ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant à sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas se reproduire, à ne pas créer d’enfants pour les faire entrer à leur tour dans sa noire géhenne. Et la Bourgeoisie sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous en doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses casernes et ses bagnes industriels. Alors quoi, que fera-t-elle? Des Lois? Allons donc, le Peuple, cette fois, se trouve en possession du moyen de salut. Une législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre les asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction. Si vous avez les fusillades, pour assurer la continuité et le respect du monstrueux état de choses présent, vous ne pouvez employer les lebels pour obtenir de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent seulement le malthusisme dans la mesure où la classe nantie le pratique et vous allez vous trouver avant une génération, avant vingt-cinq ans, devant une véritable disette de travail salarié. Or vous-même, Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi rapprochée à la Révolution. Le suicide progressif du peuple, c’est le bouleversement général de la Société. C’est le capital désarmé et impuissant devant ses richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront tout juste désormais la valeur de gravats amoncelés. Le rôle de l’or étant de fomenter de la main-d’œuvre, pour exonérer les enrichis de tout labeur, qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer à manquer, quand il n’y en aura plus assez pour les besognes serviles, quand, dans cinquante ans, même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la caste possédante veut manger, il lui faudra travailler à son tour, œuvrer dans les effroyables besognes qu’elle impose au prolétariat de par la toute puissance de son Code et de son Argent. Si elle veut du pain et du luxe il lui faudra participer à l’activité humaine. Si elle veut jouir toujours, il lui faudra, cette fois, jouir sur elle-même, être le propre artisan de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si elle veut de la prostitution encore, elle devra jeter ses filles à ses mâles en rut.
Tout croulera par la base, les institutions et les hiérarchies, les gouvernements démocratiques et les dynasties, les cultes et les dieux, sans qu’il soit nécessaire de verser une seule goutte de sang. Jamais plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance, l’Egoïsme pontifiant. Contre elle, nulle défense n’est possible, sachez-le bien, car, comprenant que c’est le seul procédé de libération pratique, le salariat étranger, auquel les classes dirigeantes pourraient faire appel, l’adoptera spontanément lui aussi. Et par dessus les frontières, s’échangera alors la première étreinte fraternelle entre les déshérités du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique de prolonger leur détresse, leur misère et leur servage...
Il est temps peut-être que quelques hommes aillent dire cela aux masses spoliées, qui imposent la domestication et l’endémique famine à toute la descendance issue de leurs entrailles éternellement douloureuses. Il est temps qu’on aborde franchement le débat et que, méprisant par avance toutes les persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent d’eux-mêmes pour affranchir le peuple en lui énonçant, malgré la gouaille et les quolibets du début, les moyens infaillibles de ne plus faire d’enfants. Il est nécessaire de ne point le prendre, tout d’abord, à la thèse philosophique, mais bien au terre à terre du profit immédiat. Qu’on lui donne en exemple la Bourgeoisie qui, pour ne pas morceler sa fortune, s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on lui dise dans les réunions publiques, dans les meetings des centres ouvriers, à l’aide de millions de brochures répandues à profusion dans les usines ou à la porte des mairies, envoyées même à chaque nouveau couple, qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter la classe moyenne, qu’il est stupide d’employer son infime salaire à nourrir des petits, quand il peut s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous, littérateurs, le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits, et faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a pas supprimé le plaisir de l’acte génésique, mais seulement la résultante: la fécondation, et il ne tardera guère à en faire autant. Au bout de quelques années, dès les premières statistiques des Leroy-Beaulieu ou autres annonçant le péril, le Capitalisme, terrifié à la vue du mal qui va l’exterminer à son tour, accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la justice, et promettre une répartition plus équitable des biens d’ici-bas. Il ne sera plus temps. La caste assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué ce qu’elle appelle la Patrie et la Race.
Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de l’acte? La Démocratie, qui a donné son sang pour toutes les grandes œuvres sociales, la Démocratie, qui par son courage, son labeur, a permis en somme d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant qu’elle a tendu le cou à une cangue plus lourde que les chaînes féodales, la Démocratie, consciente enfin que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou les cothurnes éculés des histrions de la politique, plus implacables que la botte à éperons d’or des patriciens d’ancien régime, la Démocratie, désireuse de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus longtemps dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la vie dans ses lombes, et entraîne dans le gouffre ceux qui lui refusent l’Équité...
La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique, ou la mise hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance, étouffer désormais la parole courageuse des protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle germination. J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne car j’aime encore plus la justice, qui doit en être la condition première, et si c’est le seul moyen de l’arracher aux exacteurs oisifs que de brandir une telle menace au-dessus de leurs fronts implacables dans la férocité, je l’acclame de toutes les forces de mon cœur et de ma pensée. Peut-être serai-je un de ces ouvriers d’émancipation, sans jamais, par la suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai, toutefois que les socialistes ou les libertaires ne m’aient point devancé. Mais sans doute, les chefs n’ont-ils cure de voir le Peuple faire sa Révolution tout seul et tout de suite, car il leur faudrait rester sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs de bétail...
Truculor ne ramena point l’adversaire.
—La question, dit-il, est d’une telle vastitude et d’une complexité si grande, Monsieur, que je préfère vous répondre demain, dans un Premier-Paris. Karl Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement, à l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces des commensaux menacés d’un éboulis d’érudition sociologique et d’un laïus pompeux, il rengaina son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses malthusiennes ne gagnent pas à être commentées à table...
Depuis quelque temps déjà, le front du comte de Fourcamadan se ravinait sous l’effort des cérébrations intenses. Son esprit en gésine devait connaître les affres de l’enfantement.
—Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des déman.... geaisons.... ses acarus n’avaient rien à faire avec le non-être, mais bien avec le pyr...êthre... Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques Paraclet.
—C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que peut élaborer une race qui a répudié Dieu, opina le pamphlétaire, dédaigneux de cette stupidité. Ceux qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats, ceux qui ont fait chavirer l’Espérance dans le dépotoir du Positivisme, ceux qui depuis Voltaire et Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la bamboula frénétique des vidangeurs de l’athéisme, devaient nécessairement se trouver acculés à ces théories de négation et de désespoir paroxystes. D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder une part de magnificence. Puisque la puanteur de ce monde est telle que les bienheureux, qui gravitent dans le séjour des Justes et des Purs, se trouvent sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon que la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû reconnaître que sa toute puissance et sa volonté seraient impuissantes à la racheter. Qu’il vienne donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement de tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté d’une pyrotechnie de soleils en conflagration, et qu’il détruise pour toujours la purulence et l’immondicité de notre relief planétaire!
—Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de massacre et de destruction universelle, vous ne touchez pas à ce chaud-froid. Je vous prie, maître d’hôtel, faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait qu’elle allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme général.
Après quelques oscillations réglées par un métronome d’infaillible sottise, qui servit à mettre en mesure et à balancer rythmiquememt les dires de Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du comte de Fourcamadan dont l’intellect respectif, surexcité par la bonne chère, butinait avec acharnement le sens caché des faits du jour, la conversation vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait alors ses péripéties les plus corsées.
Cette fois Truculor s’était installé de lui-même dans le bien-penser et le bien-parler. Il se mit donc à réciter, sur les cordes basses de son violoncelle pectoral, un prochain article qu’il destinait à son journal, pour appuyer le ministère à qui quelques dissidents de la gauche reprochaient d’avoir engagé en Extrême-Orient une campagne suscitée par les brigandages des missionnaires.
—Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître, les Chinois ne sont pas intéressants. Ce peuple abruti d’opium ignore le courage. Que penser, en effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent mettre à la raison par un corps expéditionnaire d’à peine cinquante mille baïonnettes? Il suffirait, n’est ce pas? à ces inconcevables fourmilières humaines, de lever les bras, pour que l’air jusque-là placide, déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple geste, balayât dans la mer les troupes que leur a dépêchées l’Europe dans un effort parcimonieux. Eh bien! Ils assistent à la chose indolents et apathiques, se contentant de geindre très fort, parce qu’on les pille et les extermine un peu. C’est un peuple figé, désormais incapable d’apporter sa contribution à l’effort et au travail du Monde en gestation de Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs soies, leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la revanche de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la juste vengeance tirée par l’occident, après bien des siècles, des effroyables chevauchées de Tamerlan ou de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis douze cents ans? Où donc est leur science et de quelle culture moderne ont-ils témoigné en face de l’Europe en progression constante? Ce que les armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir, ce n’est, à bien y réfléchir, que ce que nous rêvons tous de voir se réaliser en faveur du prolétariat et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante par une humanité laborieuse et féconde...
Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait, esquissa au-dessus des convives un geste large de sa main arrondie en forme de conque, puis il acheva, se rasseyant et légitimant dans son inconscience la férocité de la classe capitaliste actuelle désireuse de triompher malgré tout.
—Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le courage de se défendre.
Une stupeur régna; des pommettes rubescentes pâlirent d’étonnement, car cette thèse dans la bouche de Truculor déroutait toute la tablée. Mais la Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait et, du coup, s’y croyant autorisée par une aussi illustre obédience, elle lâchait, en phrases ineptes, et en éructant à demi, sous la poussée des vins, tout ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder d’un nationalisme longtemps réfréné.
—Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier. La cause de l’Église est toujours juste, et il faut que le colonel Marchand revienne de là-bas empereur.. D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables méprisent les femmes et crachent sur les crucifix....
—Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs, appuya son amant.
—La fêlure! se dit Honved, en se rappelant la thèse de la pièce qu’il chérissait, en pensée, depuis longtemps déjà. Oui, Truculor vérifiait le caractère, s’identifiait même, de surprenante façon, à un des personnages qu’il avait déjà configuré mentalement. L’auteur dramatique, dans ces trois actes projetés, voulait offrir une explication aux désolantes attitudes, aux comportements imbéciles dont sont coutumiers les gens notoires de cette époque, réputés, cependant, pour être doués de quelque phosphorescence d’entendement. Quand une race en est à la sénilité, quand le bétail humain qui a trop vécu s’agite, sans pouvoir brouter autre chose que les chardons de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus dont la fonction est d’éliminer la dernière réserve de vaillantise morale, la dernière parcelle d’intelligence qui peuvent lui rester. Il n’est pas besoin, pour adopter ce postulat, de croire à une prédestination, ni de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une Volonté, comme les philosophes matérialistes l’ont démontré. Or la Nature se sert de ces hommes pour précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation finale de l’esprit de cette race: elle leur fait à proprement parler tenir le rôle de ptomaïnes de décadence, tels ces ferments qui se mettent dans les corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux d’eau parfaits, destinés à déterminer exactement la ligne d’horizon, la parallèle basse nécessaire à l’optique du restant de leurs semblables. Or, elle les a frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en laquelle, seulement, elle a glissé, pour la réalisation de ses mystérieux desseins, la petite bulle d’air, la petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se démener ensuite, sans pouvoir se fixer de façon stable. Et il faudra des circonstances particulières, une précision de manœuvre infinie, que le moindre heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se maintienne au centre parfait, bien en vue. Ne les faites pas agir sans précautions, sans préméditation, alors qu’ils ne sont pas en représentation voulue et concertée, car le petit globule s’affolera et se perdra alors dans la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre du Destin auront le pouvoir de le replacer de ci, de là, par à coups, au point voulu, après cinq ou six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans doute, en paraissant les favoriser d’un quelconque côté, s’était acharnée sur eux, avait fait payer cher à ces cervelles pseudo-reluisantes tout le faux lustre dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir rageusement fissuré la calotte cranienne qui servait de récipient à ces méninges glorieuses, laissant, par la fêlure, fuir le meilleur de l’intelligence. Et, en vertu de cette loi d’équilibre qui est sa règle primordiale, elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant toute pondération impossible—pour balancer ce qu’elle croyait leur avoir donné.
Honved rabrouait vivement le personnage.
—Monsieur Truculor, je ne sache pas que le courage militaire puisse jamais être tenu pour le véritable criterium de la valeur d’un peuple. Les nègres du Dahomey, fusillés et mitraillés à distance par les effroyables engins modernes, sont venus mourir, dans plusieurs combats, emportés par une furia magnifique, sous les pieds mêmes de nos soldats; témoignant ainsi d’une des plus belles ardeurs guerrières qu’on ait jamais vues. Oseriez-vous en inférer que cette race était supérieure? A l’encontre de ce que vous venez de nous dire, le degré de civilisation et d’affinement d’un peuple se mesure à la haine qu’il nourrit des choses de la guerre. N’importe quelle brute militaire, un reitre de l’infanterie allemande, un lansquenet de Wallenstein, par exemple, avec une balle mâchée dans son mousquet, aurait toujours eu raison d’un Spinoza qui répugnait à se défendre ou ne savait pas combattre. Or, quelle que soit votre mésestime pour les maîtres que vous enseignâtes jadis... continua Honved en faisant allusion à l’ancien professorat de Truculor, vous ne sauriez soutenir décemment que le reitre est d’une humanité plus avantageuse que celle du Juif sublime qui écrivit l’Ethique...
Truculor mal en point et congestionné, la face vultueuse, désignait du doigt une ampoule électrique incluse en un surtout de fausse argenterie garni de lilas, d’œillets et de roses pâles, à qui la chaleur de la salle infusait une dolente chlorose. Il persévérait.
—Les Chinois n’ont cependant pas inventé cela.
—Non, comme vous le dites, ils n’ont point découvert la flamme électrique. Mais, faut-il le rappeler à un ancien professeur de la Sagesse? la première méthode de raisonnement rigoureux et scientifique était dans l’Inde avec Kapila, et par conséquent en Chine, dix siècles avant que la Grèce, elle même, possédât une philosophie. Il est plus que probable que cette dernière a pris aux hommes de race jaune, le raisonnement par deux propositions, l’enthymème dont je vous parle, qui plus tard, à son tour, mit au monde le Syllogisme, véritable conquistador de toute réalité abstraite. C’est un peu, croyez moi, cette méthode d’induction et de démonstration—la plus haute que les hommes puissent connaître—qui a enfanté les procédés de recherche scientifique moderne et acheminé l’Occident à la découverte de ce que vous invoquez. D’un autre côté, la civilisation chinoise qui, après une durée ininterrompue de quatre mille ans subsiste toujours—fait sans précédent dans le Monde—la civilisation chinoise, qui n’a pas subi un arrêt de quinze siècles dans des ténèbres médiévales, fait preuve d’une force bien supérieure à la nôtre, puisqu’elle lui a résisté et ne s’est point laissé entamer. Elle vivra encore quand nous ne serons plus. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que les Chinois s’habillaient de soies précieuses, vivaient parmi un idéal réalisé d’art et de beauté, avaient calculé la marche des astres, la rotation de la Terre, et vraisemblablement trouvé la boussole, alors que nous allions tout nus, que nous hurlions d’épouvante à l’apparition du moindre météore, et nous débattions enlizés jusqu’au cou dans la fange chrétienne.
Mais Truculor, qui opérait sa retraite et espérait s’en tirer par une plaisanterie, ripostait dans un rire gras.
—Ne dites donc pas de mal de Jésus, Monsieur Honved. En instituant le repos dominical, la fête du dimanche, le Christianisme n’a-t-il pas forcé une notable partie de l’humanité à changer de chemise au moins une fois par semaine? C’est toujours ça...
Ici, une sorte de barrissement digne d’un animal antédiluvien fit se dresser toutes les têtes et suspendit les haleines. C’était Jacques Paraclet qui se déchaînait, prenait vent et, le poing tendu, dominait tous les convives d’un visage exsudant de négrier dont on déprise ou vilipende la cargaison. La soute aux invectives explosait.
—La redoutable Face de Celui qui nous jugera tous, un prochain jour, m’est témoin, vociféra-t-il, que j’étais venu ici surchargé d’une insolite aménité, et que je m’étais juré, à moi-même, quelles que fussent la culminance de votre impudeur ou l’altitude de votre scurrilité, de ne jamais vider les arçons de la plus sereine indifférence. Par sept fois, sur les saints Évangiles, j’avais fait le serment d’assister, d’un œil invraisemblablement détaché, au cours sinueux, nonchalant ou frénétique de l’Orénoque, du Meschacébé de sottise et d’infamie, dont vous avez, un à un et tour à tour, fendu les flots en hippopotames diligents. Les îles flottantes de votre niaiserie, où se balancent, comme les fleurs d’or dans la description de l’auteur d’Atala, les anaphrodisiaques nénufars de votre studieuse ignorance, auraient pu, devant moi, passer et repasser vingt fois, sans que j’eusse été pris, une seule minute, du désir de les sabouler au passage à l’aide des crocs de fer d’une solide controverse. Monsieur de Fourcamadan aurait pu continuer, en tout loisir, à évacuer ses petites historiettes excrémentielles, et nous enchaîner tous avec les câbles de guano desséché qui lui sortent de la bouche, comme les chaînes d’or au dieu de l’Éloquence, que je me serais bien gardé de déranger l’eurythmie de son discours. Un remords cuisant se fût même, sur l’heure, insinué en moi, ainsi qu’un bourreau tenace, si j’avais prié l’Africain, égorgeur de femmes, que je vois là-bas, d’aller restituer son derrière aux gardes-chiourmes invertis, qui prirent soin de sa personne, durant un lustre tout entier. Je n’ai même pas, vous me rendrez cette justice, favorisé d’une épithète l’épilepsie de monsieur Pharamond Robomir, collaborateur dichogame du Pégase, et qui paraît avoir permuté de sexe avec madame Dieulafoy. Oui, j’aurais opposé à vos dires une anesthésie d’indifférence semblable en tous points à celle qu’un individu saturé de chloroforme peut opposer au couteau des tortionnaires, oui, j’aurais tout enduré, même l’ocarina de mon voisin, si Monsieur Truculor ne s’était mis soudain à insulter le christianisme jugulé...
Je ne veux pas connaître le degré d’apathie des Chinois et leur indigence d’ardeur belliqueuse me trouve sans indignation. Il suffit, pour me les rendre sympathiques, qu’ils aient été choisis par Dieu pour bien prouver au Monde que Son supplice et Sa crucifixion continuaient; il suffit qu’ils aient été élus par Sa volonté afin de Lui permettre, une fois de plus et au regard des hommes, de Se soûlerde douleur et d’effroi.
Certes, ils font éclater aux yeux des plus incrédules la Divinité péremptoire, ceux-là, puisqu’ils ont permis à une torture toute fraîche et à une honte nouvelle, infligées à Jésus, par les monstrueux missionnaires de là-bas, de venir s’ajouter à celles qui n’avaient pas été prévues au Mont des Oliviers. Que les hommes jaunes incinèrent tout vifs, dilacèrent avec un art de tourmenteurs poussé jusqu’au génie, les innomables carcasses des soutaniers qui, chargés de répandre la Parole dans l’Empire du Milieu, ont pratiqué le vol et le banditisme, cambriolé les métaux précieux et les fourrures inestimables dans une maëstria dont les juifs eux-mêmes n’ont pas donné d’exemple à travers l’histoire, j’y applaudis des deux mains. Qu’ils aient intercis, en plusieurs quartiers et tronçons salés vifs, les rufians infâmes estampillés d’une croix; qu’ils aient donné des lavements d’huile bouillante aux brigands immondes qui créaient des comptoirs d’usure, faisaient escompter leurs chèques par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, ouvraient, à l’usage de l’armée, des lupanars, des prostibules, à la caisse desquels l’évêque de Pékin, en chasuble, rendait la monnaie, je n’y saurais contredire, car ces Mongoloïdes de la rue du Bac transformaient le Fils de l’Homme en Dieu des assassins, et surchargeaient ses épaules d’un tel opprobre, qu’il se demande, peut-être, à l’heure actuelle, le Lamentable, si Sa Divinité sera suffisante pour Lui faire supporter le faix d’un pareil Himalaya de déréliction!
Mais tant que l’inanition coutumière que m’ont impartie les multitudes contemporaines, par moi bafouées, n’aura pas à tout jamais congelé le sang de mes veines, nul ne se pourra vanter d’avoir, impunément devant moi, acclamé la force scélérate et vilipendé le Christ momentanément vaincu. Jamais je ne tolérerai, Monsieur le subversif, qu’on vienne excréter sur Lui des plaisanteries d’arrière-département.
Qui êtes-vous donc vous autres, qui osez blasphémer la sublime parthénogénèse de l’Église chrétienne et la suite de confondants miracles poursuivie de façon ininterrompue à travers dix-neuf siècles? Oui qui êtes-vous? Que faites-vous? Pendant que les foules, crétinisées par vos théories, se lamentent au milieu des clameurs de leurs entrailles vides, alors que la détresse des asservis, qui n’espèrent plus en Dieu, semble avoir atteint, comme en ce moment, l’indépassable Solstice de la Famine, on vous voit rouler sous la table des plus sales ribotes bourgeoises et gravir, un à un, les différents échelons poissés de vomissures de l’échelle dite des Honneurs. Alors que le Golgotha n’a pu faire la justice sur la Terre, vous incitez les malheureux à escompter l’attendrissement des Assemblées délibérantes. En Officiant, en Sacerdote rétribué du Mensonge, vous maniez même la sonnette sous-présidentielle, qui vous sert à annoncer l’imminence du solécisme, comme elle sert à l’humble prêtre à annoncer l’imminence de la divine Transsubstantiation. Dès que l’un de vous a soutiré une parcelle de pouvoir, est devenu ministre, comme Millerand pour avoir vendu son parti à 30 deniers, vous accourez tous, tel un essaim de mâchebrans sur une chose diffamée. La bouche pleine, avec le jus des viandes, l’or ou le sang des vins généreux, qui ruissellent à vos commissures, vous bâfrez alors, en des voracités de cynopithèques, tout en flatulant devant le Peuple, une fois de plus trompé, qui sanglote de désespoir à vos pieds vaporants. Et quand les lebels, comme à la Martinique et à Chalon, partent sur la Foule, vous rotez si fort, dans votre indigestion, Messieurs de la Postiche socialiste, que vous en arrivez à couvrir le bruit des fusillades!...
Semblables en tous points aux requins qui, dans les mers chaudes suivent le bateau, le steam-boat, et avalent au passage les bouteilles vides, les boîtes de fer-blanc et les vieilles bottes qu’on leur jette par dessus bord, on vous a vu suivre, avec les socialistes de votre bande, le galion bourgeois et engouffrer à la volée tous les détritus, toutes les déjections de pouvoir et d’argent, que la ripaille sociale voulait bien vous décerner.
C’est vous, les repus du Collectivisme, vous, les victimaires adipeux de vos propres fidèles, qui martelez sournoisement du talon les faces vertes des damnés de l’enfer social, quand ceux-ci, mutilés dans leur énergie et les poignets coupés, s’efforcent de faire sauter les barreaux de leur ergastule, en s’y accrochant avec leurs gencives décharnées et saigneuses dont les convulsions du désespoir et de la faim ont au préalable fait sauter toutes les dents..... Vous êtes les Belphégors de l’abjection, et si vous aviez une âme, il conviendrait de se précipiter sur elle et de l’exterminer avec des pelles à m.... e!.....
Oui, les fulgurances jaillies de la conjonction de deux soleils ne réussiraient pas à éclairer, à purifier l’opacité pestilente de votre intellect, où s’entasse chaque jour le guano de vos pensées et de vos innomables concupiscences!
Vous avez tous les vices des satisfaits sans en avoir la souplesse cynique. Pour ce que vos mères ont été cuisinières au fond des provinces, il n’est pas un infâme poëlon, où mitonne le plus sordide ragoût, la plus nidoreuse des nourritures bourgeoises, que vous ne rêviez de torcher de vos langues frénétiques, de vos langues de révolutionnaires, que vous avez transformées en suppositoires à l’usage des puissants et des rois. Et par dessus tout vous nourrissez la haine implacable de l’art dont la seule vue vous plonge dans les exaspérations forcenées. Pas un artiste, pas un écrivain capable de sauver par la magie de la forme l’exécration du fond ne collabore à vos journaux. Avec plus d’acharnement que les assouvis qu’on a vus parfois aimer la littérature et tolérer les hommes libres, vous enfoncez, de vos propres mains, le bâillon et la poire d’angoisse à quiconque refuse de s’asservir sous la discipline de caporal poméranien qui est celle de votre parti. Les sept Géhennes de la Misère, les in pace de la faim attendent le malheureux, qui ayant donné un moment dans vos insanes théories, et précipité dans une syncope d’épouvante pour vous avoir approché, s’est, par la suite, enfui au loin, en hurlant de terreur dans la nuit pitoyable, dans la ténèbre impuissante à calmer les hoquets de son âme en la tamponnant de lénifiant silence ou en lui dérobant votre squalidité!.....
Tueurs de Dieu! disait le moyen-âge pour exprimer l’horreur ultime du crime humain, tueurs d’artistes! pourrions-nous vous crier à la face pour formuler à notre tour le suprême coefficient des vindictes humaines. Oui, tueurs d’artistes que vous êtes, vous vous mettez à dix mille pour exterminer un pauvre être brûlé par le feu sacré. Des multitudes, qui n’ont jamais connu d’autre prurit que le délirium, le satyriasis de l’ordure, surgissent, suscitées par vous, afin de se précipiter au pourchas du Prédestiné, du Douloureux, dont le cœur tordu de spasmes acclame, comme le mien, une Beauté et une Justice que vous ne connaîtrez jamais. Et il faudra vingt siècles, peut-être, avant que la petite flamme que vous avez éteinte se rallume à nouveau dans un cœur d’homme!
Mais ne vous hâtez pas trop d’incliner à l’optimisme et d’entonner dans vos lutrins le cantique d’allégresse. L’opprobre de votre socialisme d’esclaves et de loups-cerviers jouisseurs n’est pas près de supplanter encore l’opprobre bourgeois qui lui dispute la scélératesse. La patine d’infamie dont vous prétendez revêtir le monde, comme l’émail d’un grès flammé, n’est pas cuite encore dans le four clandestin où vous rêvez de l’élaborer.....
Recevez-moi, ajouta le pamphlétaire après une courte pause qui lui permit de renouveler son souffle et de dérailler en partie selon sa coutume, recevez de moi cette surprenante révélation. Quand, à la suite du trépas du Christ, les assises du Monde se soulevèrent d’effroi; quand les cieux craquèrent dans une épilepsie d’innomable terreur, Dieu dit à sa Création: Je rachèterai à nouveau la Terre, dès qu’entassés les uns sur les autres, les cadavres des Justes et des Purs, iniquement suppliciés par les hommes, formeront une pyramide d’une altitude égale à trente-trois fois celle du Golgotha: autant de fois le Golgotha que la chair de ma Chair et la Substance de mon Esprit avait d’années au moment de mourir. C’est pour cela que vous avez vu tant de saints courir au martyre, dans le moyen âge. C’est pour sauver à nouveau leurs semblables que tant de Bienheureux dans les premiers siècles, ont donné leur vie. Eh bien, le saviez-vous? Il ne manque plus qu’un cadavre à l’épouvantable et rédimante pyramide, un Cadavre que l’on attend vainement depuis cent années, pendant lesquelles aucun cœur n’a eu le courage de s’immoler. Et ce cadavre c’est le mien; oui, j’ai décrété que je serais celui-là et Dieu que j’avais invoqué m’a répondu: je t’en donnerai le courage.
Voilà pourquoi mon époque m’a fait panteler dans les plus inconvenables tourments, voilà pourquoi pas une heure de ma vie ne s’est écoulée sans que je fusse écartelé à vingt chevaux, voilà pourquoi le pal effroyable de l’injustice et de la faim a déchiré mes lombes emplies au préalable de plomb fondu. Car, vous entendez bien, je suis Celui qui couronnera enfin de son corps l’Alpe vertigineuse des glorieux suppliciés, je suis Celui dont l’Agonie sauvera l’Univers derechef. Je suis Celui dont la mort fera régner enfin la justice sur la terre apaisée. Si le Christ était le commencement, moi je suis la fin et le but.
Et cela me donne le droit de vous dire que vous me trouverez toujours quand il s’agira de précipiter à l’égout, à la cloaca maxima, le portique boîteux, le fût de colonne vermoulu des Rostres d’où vous haranguez les plèbes à qui vous rêvez d’infuser les manies ergoteuses des Petdeloups parvenus et le pus de vos propres veines. Je vous hais; je vous exècre si tragiquement que je sens des nervures d’acier s’enfoncer dans mon âme à votre seule apparition, et que je voudrais acquérir la frénésie dynamique des tremblements de terre pour vous balayer tous...
Expirantem transfixo pectore flammas... comme Ajax dont la poitrine transpercée par la foudre vomissait la flamme; fussé-je moribond, j’étoufferai, sous une suprême clameur, vos coassements de batraciens imbriqués de pustules; je domestiquerai des tonnerres pour servir au plain chant de mes fureurs; je remmancherai au bout de ma plume le cyclone familier avec lequel, depuis vingt ans, j’ai pris coutume d’écrire!...
Et quand vous m’aurez assassiné, entendez-moi bien, vous n’aurez point conquis la tranquillité. Vous en trouverez d’autres pour vous faire hurler à leur tour, pour vous tisonner avec le fer rougi de leurs malédictions. Car, ainsi que dans cet extraordinaire épisode de la guerre des Gaules, conté par Jules César, où un soldat du Brennus, embusqué dans un redan d’Avaricum, tenait tête tout seul à l’armée assiégeante, en lançant à découvert la tragule et la poix bouillante et qui, percé d’un trait parti d’un scorpion, fut remplacé par un second combattant, puis par un troisième... par un quatrième... et par d’autres toujours, se disputant jusqu’au soir le poste mortel; comme dans cet extraordinaire épisode où se révèle tout entière la sublime héroïcité de notre race, il se trouvera bien quelques fiers artistes, énergiquement décidés, eux aussi, à se repasser la javeline et le feu médique destinés à embêter la crapule jusqu’à la fin des temps...
Jacques Paraclet, la face embuée de vapeur, reposa alors sur la table, comme il eût fait d’une lame régicide magnifiée pour avoir percé un tyran, l’inoffensif couteau de dessert qui lui avait servi à scander ses fracassantes périodes. Puis il promena une dernière fois le regard issu de son œil vairon sur Truculor qui, depuis dix minutes au moins, gisait écroulé sous cette lame de fond. La Truphot accablée qui, à deux ou trois reprises, s’était vainement efforcée de l’interrompre, se lamentait en des mots sans suite, et pleurait même en sourdine, rien qu’à penser au scandale dans lequel sombrait la fortune littéraire de son salon.
Truculor, maintenant, se déterminait vers la porte.
—Quand on invite des hyènes enragées, Madame, on prévient l’assistance, au préalable, laissait-il tomber d’une voix blanche dont la colère avait assourdi le métal. Et il disparut, cueillant son chapeau et son pardessus, au passage, dans l’antichambre, sans que la veuve de l’officier municipal ait eu le temps de le rejoindre pour lui offrir le tribut de son affliction.
Honved riait aux larmes, amusé de l’événement, parfaitement assuré, d’ailleurs, de ce qui allait suivre. Boutorgne, l’homuncule, se disculpait hypocritement auprès de l’hôtesse.
—Ah! si j’avais su, je ne vous aurais point prié de l’inviter... Le scélérat m’avait donné parole de se tenir tranquille... Quel misérable!... Voulez-vous que je le soufflette, ajoutait-il, après un temps, son torse court redressé en une pose bravache, et tremblant intérieurement qu’on lui donnât licence des voies de fait.
Mais la veuve se tamponnait les orbites.
—Non... non... pas ici... dehors... c’est assez d’esclandre pour ce soir, demain, si vous voulez.....
Et Boutorgne concluait.
—Je ne peux pourtant pas lui envoyer des témoins; on connaît ses idées là-dessus: il ne se bat jamais.
—Mon cher, disait le comte de Fourcamadan à Siemans, c’est un rude goujat, mais il n’y a pas à dire, il a chichité en beauté. Comme c’est dommage qu’il soit sans esprit, car vous l’avez entendu: il n’a pas fait un seul calembour. Il faudra que je lui en passe quelques-uns...
Cependant, d’un geste impérieux, Jacques Paraclet avait fait signe à Madame Truphot, lui enjoignant de le suivre dans l’antichambre.
—La malheureuse, ça va lui coûter cher, prophétisa Honved, tourné vers sa femme, en voyant la maîtresse de maison rengainer son navrement ainsi que ses mouchoirs, et suivre l’Emphatique comme fascinée.
—Est-ce qu’ils vont mijoter une coucherie ensemble, questionna Sarigue, se décidant seulement à émerger de dessous la table où depuis le coup de boutoir du phénomène, coup de boutoir à lui décoché, qui avait dispersé sa bravoure et son esprit de répartie, il s’était mis en sûreté pour laisser passer le typhon.
Tous les convives debout, en désordre, au milieu du salon dressèrent l’oreille, car après une accalmie de quelques minutes la voix de Jacques Paraclet s’enflait progressivement, dans le vestibule, pour de nouveau tonitruer.
—Madame, ce matin même, quand m’est parvenue votre invitation, je me trouvais sans moyen d’y répondre. Un huissier, exempt de miséricorde, venait de saisir le dernier pantalon avouable que je ménageais depuis de longs mois déjà pour m’offrir au regard des personnes qui me veulent du bien. Cet homme impavide, qui aurait saisi avec la même ardeur l’unique vêtement du Crucifié, s’il avait vécu dans ces temps fabuleux et si le Procurateur, plus humain que nos magistrats pour les actuels délinquants, n’avait exonéré par avance le fils de Dieu des frais de son supplice; cet homme à panonceaux emporta donc, avec le haut-de-chausses susdit, un veston longanime qui ayant, par un miracle que je ne m’explique pas, conservé ses deux manches, un présumable col et le nombre de boutons exigibles, me permettait de me faire agréer encore, dans quelques maisons exemptes de décorum. Plus démuni de l’absolu nécessaire que Barrès, Hanotaux ou Saint-Georges de Bouhélier ne le sont de syntaxe ou de pudeur, je n’attendais plus qu’un miracle et, dans une prière, je me remis à Dieu du soin de l’accomplir pour ne pas décéder le jour même, faute d’aliments, puisque je ne pouvais songer à venir manger votre dîner. Mon Dieu, implorai-je, accréditez, une fois de plus encore et à mes propres yeux, la providentielle mission que vous me forcez d’accomplir ici-bas. L’inspiration ne tarda point, une langue de feu descendit sur moi: j’eus instantanément l’idée de me rendre aux Bains Deligny, dont le patron jadis fit de la mystique chrétienne avec Ernest Hello, et de solliciter, de son aide fraternelle, une immersion gratuite. Après m’être documenté pendant plus d’une heure sur la cagnosité et l’escafignon de mes congénères, la grâce divine opéra. J’arrêtai, au sortir de sa cabine, un fringant personnage de qui le lustre vétural et le plat visage—où la sottise était mitoyenne de la prétention—ne me permettaient pas de douter, une seule minute, que je ne me trouvasse devant un mortel dont l’unique fonction sur la terre consiste à culbuter des femmes, à jouer aux courses, et à lire les livres de Paul Bourget.
—Monsieur, lui dis-je, à vous envisager, la conjecture s’impose: vous possédez évidemment deux cents pantalons, comme le comte Boni de Castellane, et pour le moins douze douzaines de jaquettes, comme M. Deschanel. Je vois même que vous portez monocle comme feu Félix Faure, l’académicien Costa de Beauregard, et que vous devez être plus bête encore, si la chose est possible, que ces bipèdes précités. Or, moi, je suis Jacques Paraclet dont il serait ridicule de penser que vous eussiez jamais entendu parler, Jacques Paraclet à qui Dieu a délégué le soin de préparer ses créatures, oublieuses de son Verbe, à l’acceptation sereine des plus imminentes catastrophes. Je suis à l’heure actuelle affligé, comme vous pouvez le voir, d’un complet que répudierait le moins snob des chemineaux et investi surérogatoirement par la plus douloureuse disette de numéraire. Comment osez-vous circuler aussi somptueusement alors que mon dénûment à moi, le Promulgateur du Très-Haut, tirerait des larmes à Job lui-même sur son fumier? Voudriez-vous, après m’avoir rencontré, après que je me fusse adressé à vous, voudriez-vous charger vos nuits sereines du remords de ne m’avoir point secouru, alors que Dieu vous a choisi parmi tous vos semblables afin de me prêter assistance, et qu’il m’envoie vers vous à la seconde d’inexprimable angoisse où je suis prêt de défaillir et d’abandonner la tâche qu’il m’a confiée? Pensez que vous pouvez mourir sur l’heure ou demain et comparaître devant Lui, pendant que du Trône de Justice tombera sur vous l’écrasante Parole: Pourquoi n’as-tu pas tendu à Jacques Paraclet une main fraternelle, pourquoi lui as-tu rendu désormais impossible l’Œuvre dont je l’avais chargé?
Cet homme tremblait en m’écoutant, Madame.—Entrez là, me dit-il, en désignant sa cabine, je suis rédacteur au Sillon. J’ai lu votre Imprécateur. Et il troqua son caparaçon impressionnant contre ma défroque de trimardeur. Dois-je vous dire que, sous mes haillons, il partit transfiguré, la sottise de son faciès obnubilée pour toujours sous le rayonnement magique de l’archange vainqueur que Dieu, dont il venait de servir les desseins, avait fait de lui, immédiatement?
Eh bien! Je viens de requérir de vous un service semblable poursuivait le Catholique dont la voix se haussait maintenant à un tumulte d’orage; je vous somme d’accomplir à votre tour quelque chose d’équivalent à ce que ce scolopendre de sacristie a fait pour moi afin de me permettre de venir, ce soir, exterminer l’adipeux Mazeppa dont dix Ukraines de bêtise et d’impudeur n’auraient point ralenti le galop effréné. Demain, Madame, je serai jeté à la rue sur l’ordre du propriétaire du taudis qui me sert d’Alhambra. Demain, si toutefois auparavant le soleil, de dégoût, ne résilie pas son emploi, Jacques Paraclet sera sans asile et sans pain et la Parole de Dieu, se trouvera, de ce fait, abolie pour toujours. Pensez que vous seule pouvez présentement empêcher cette chose dont les anges pâlissent déjà d’épouvante, tout au fond des étoiles. Pensez que, vous seule, pouvez empêcher les cieux d’éclater d’indignation, et de s’émietter sur la terre pour étouffer tant de scélératesse. Quel compte aurez-vous à rendre un jour, si vous vous dérobez? Songez que si je demande à l’Inexorable Juge de vous faire trépasser sur l’heure, il m’exaucera incontinent en ce vœu dont vous reconnaîtrez vous-même la justesse et la légitimité. J’ai le droit de considérer, moi, toute personne possédant cent sous comme me devant deux francs cinquante. Madame, j’ai besoin de vingt-cinq louis...
En entendant ces dernières paroles, Siemans jusque-là placide n’y put tenir. Il se précipita, fonça sans même prendre le temps, au passage, de soulever entièrement la portière qui, s’enroulant autour de lui, s’arracha et l’accompagna dans sa course, traînant à l’arrière de ses talons comme un manteau de théâtre. Quand il rejoignit la Truphot, il était trop tard: Jacques Paraclet était déjà sur le paillasson de la porte d’entrée, occupé à enfouir des billets de banque dans la poche de son veston et à les y tasser à grands coups de poing vainqueurs.
Le Belge alors secoua furieusement sa maîtresse en lui jetant à la face d’épouvantables injures.
—Pardonne-moi, Adolphe, implorait-elle, c’est un médium; certainement il m’aurait envoûtée... Déjà cela commençait à me chatouiller à l’occiput... tu sais bien les prodromes... il m’aurait fait mourir comme il m’en menaçait le misérable... Puisque depuis plus de dix ans nous faisons de l’occultisme ensemble, tu n’ignores pas qu’on ne plaisante point avec ces choses-là...
Elle ne devait pas avouer le motif véritable qui l’avait fait déférer au tapage. Siemans la regarda bien en face, dans le blanc des yeux, haussa les épaules et revint vers les autres, toujours hors de lui.
Il s’accrocha aux omoplates du comte de Fourcamadan avec qui il se sentait en pleine confiance; et dit, la bouche tordue, congestionné de colère.
—Non, le croiriez-vous? elle a marché de quinze louis... ils ont dû prendre rendez-vous, sûrement elle a des intentions sur lui...
Le comte planta son annulaire aux trois bagues armoriées dans le creux stomacal de son interlocuteur, se dressa sur les pointes et répondit:
—Quinze louis pour ce catholique, le Nonce ne lui prendrait pas plus cher.