Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
XIII
Que la Vie dépose son excès d’impudeur, les écrivains satiriques déposeront leur excès de langage.
La Truphot, depuis la veille, était arrivée à Luchon où elle avait décidé de passer les mois caniculaires tout en suivant un traitement pour sa gorge. Les thermes de l’endroit ont pour mission, comme on sait, de retaper et de déterger les muqueuses appartenant à tout ce que l’Europe compte de plus notoire. Elle avait emmené Médéric Boutorgne, qui ne la quittait plus d’une semelle, et Siemans réapparu deux jours avant le départ, au moment où on y pensait le moins, et quand le prosifère remerciait déjà le sort d’avoir fait disparaître son plus sérieux rival, sans qu’il eût besoin pour cela d’user du moindre machiavélisme. Le Belge, devant le désarroi de la maison et la domesticité, de plus en plus insurgée, avait poussé les hauts cris. Ah! c’était ainsi qu’on administrait durant son absence. C’était du propre! Sans barguigner une seule minute, il avait jeté les deux bonnes, Justine et Rose, à la porte, et procédé également à l’éviction de la cuisinière. Puis, il était allé tenir certain discours au père Saça qui, ayant ouï la chose, s’était décidé sur l’heure à interrompre enfin les cris de kanguroo en gésine qu’il poussait depuis le soir de son accident, comme il s’exprimait.
Médéric Boutorgne, une semaine avant l’exode de Paris, s’était battu en duel avec le comte de Fourcamadan. Oui, il avait eu cet héroïsme. De la fumée et deux détonations avaient été échangées à trente pas, les yeux fermés et dans un réciproque trismus de terreur, parce que le gendelettre ayant réuni contre l’aristocrate—afin de ruiner ses entreprises sur la Truphot—un dossier formidable, qui ne recélait pas moins de quarante preuves d’escroqueries, abus de confiance et grivèleries diverses commises jadis en province, par le susdit patricien, celui-ci lui avait cassé une dent, d’un coup de poing, en plein Napolitain. Dam! il avait bien fallu, le lendemain, aller requérir chez Gastinne Renette, moyennant trois cents francs déposés d’avance, la paire de pistolets dont la fonction est d’être parfaitement inoffensifs et de laver par surcroît, les injures entre gens d’honneur. Au retour de cet exploit, la Truphot, attendrie par l’idée qu’elle était capable, malgré son âge, de susciter des massacres tout comme Hélène, dans la cité d’Ilios, la Truphot avait juré au gendelettre, magnifié par le péril couru, un amour auquel la Mort elle-même ne pourrait attenter cette fois. Elle s’était laissé passer au doigt l’anneau des définitives fiançailles. Puisque Siemans, pour qui elle avait tout fait, se moquait d’elle à ce point, et laissait le meilleur de soi chez des gourgandines, maintenant elle n’hésitait plus. Jamais, bien sûr—elle le reconnaissait spontanément—elle ne rencontrerait une tendresse et un dévouement comme ceux de Médéric. Le voyage en Grèce était décidé pour le lendemain de la mairie. Même—c’était une idée à elle—à quoi bon s’épouser, en ce pays médisant? On pourrait se marier là-bas, devant le consul d’une quelconque bourgade d’Hellas, ce serait bien plus pratique. Et le gendelettre, radieux, habita l’Empyrée pendant plusieurs jours. Mais quand l’amant légitime reparut, il lui fallut déchanter. En quelques heures, l’attitude de la veuve changea du tout au tout à son égard. Elle sauta au cou de Siemans, dès qu’elle le vit, en rappelant «son cher Adolphe», son «fils chéri» qu’elle avait cru perdre. Car à l’instar de Rousseau et de Madame de Warens, elle croyait utile de pimenter la chose d’appellations maternelles, pour lui donner une apparence d’inceste dans les paroles. Puis, elle s’était enfermée avec le Belge un après-midi tout entier.
Boutorgne, rôdant près de leur chambre, y avait entendu des bruits significatifs qui l’avaient empli de rage. Et quand tous deux redescendirent pour le dîner, leurs yeux sombres et battus, leur mutisme volontaire étaient pleins de mésestime à son égard. Pourtant l’écriturier réussit à se faire emmener à Luchon. Là-bas on verrait bien; il trouverait sûrement un moyen, quel qu’il fût, de se débarrasser du Belge sans retour possible cette fois. Cependant comme il se méfiait de son imagination, à l’ordinaire plutôt paupérique, il avait emporté dans sa malle un Balzac complet. Il y puiserait de quoi corser sa scélératesse ingénue. L’auteur de la Comédie humaine ayant décrit et rendu toute la vie, son cas, sans aucun doute, devait y être étudié. Il n’était pas possible, en effet, qu’il eût oublié le Maquerellat et qu’il se fût à ce point désintéressé d’un des principaux modes de la vie contemporaine. Mais Balzac était vague dans son esprit; il l’avait lu trop jeune: il lui faudrait le piocher ferme. Les péripéties inhérentes à Rastignac et à Rubempré, qu’il se remémorait en flou, ne pouvaient guère être utilisées par lui. Il ne se mouvait pas dans le noble faubourg, ni dans les milieux d’élégante richesse qui extraordinèrent si fort le génial romancier. La Truphot n’était pas la duchesse de Grandlieu, encore moins la duchesse de Maufrigneuse. Donc, cela ne s’adaptait pas; les procédés d’arriviste des deux célèbres ambitieux étaient ou trop forts ou trop faibles, et pas dans leur ambiance, en tout cas. Il analyserait les Célibataires. La lutte des deux demi-soldes pour la conquête de la Rabouilleuse enrichie pourrait lui fournir l’expédient cherché. Oui, mais la veuve n’offrait pas grande similitude avec la pêcheuse d’écrevisses berrichonne. Et puis, diable, il répugnait à en venir au duel farouche, à la ruée sabre contre sabre qui dénoue le roman. Enfin, il allait quand même disséquer Balzac, à tête reposée et, pour plus de sûreté, il y adjoindrait Stendhal pour la psychologie. Après tout, pourquoi ne serait-il pas une sorte de Julien Sorel? Ainsi que ce dernier, il avait essuyé le feu d’un pistolet. Mademoiselle de la Mole, pour lui, dans son personnel Rouge et Noir, avait soixante ans, voilà tout.
Munis d’adresses réquisitionnées dans une agence de location, tous trois erraient maintenant dans la station thermale, en quête d’une villa à bon compte. Siemans avait décidé qu’on ne vivrait pas à l’hôtel pour éviter dans la mesure du possible les déprédations et le stellionat des aborigènes qui ont porté l’escroquerie, envers les étrangers, à l’altitude de leurs montagnes. Et Boutorgne, dédaigneux des enseignes, et laissant au camarade le soin vil de découvrir les boîtes à louer, éployait déjà son âme de poète sur la cime des monts voisins, et préparait des vocables de couleur pour, aux oreilles de la veuve, chanter le paysage en beauté.
Luchon! Il serait puéril autant que ridicule de silhouetter cet endroit que le Bœdeker et Monsieur Jean Lorrain enseignent abondamment. La présomption d’une prose descriptive quelconque apparaîtrait flagrante après les adjectifs, émanés des plumes les plus augustes, qui ruisselèrent antérieurement sur ce décor. Tant de gaves de copie se sont précipités du sommet de ces monts pour déferler dans les plaines basses des journaux et des éditeurs bien achalandés, tant de majestueux oracles ont pris la peine de sentir les Pyrénées, comme ils ont rendu Venise, que les dites Pyrénées ne toléreraient pas une minute l’effroyable sacrilège qui consisterait à s’attaquer à elles d’une plume sans autorité. Ce serait courir le risque de voir les pics de Bagnères-de-Luchon—qui sont des pics bien appris et reconnaissants envers qui les glorifia—se renverser incontinent sur leurs pointes en esquissant des cabrioles d’effroi. L’auteur se gardera donc bien d’avancer la moindre épithète, qui pourrait induire les pesants contreforts et les cimes altières en une désastreuse non moins qu’affligeante rupture d’équilibre. Ce n’est que lorsqu’on tire couramment à cent éditions qu’on a le droit de palpiter devant la superbe de ces sommets, car les paysages sensationnels, en littérature, ne sont point à tous venants, comme on serait tenté de le croire. Les municipalités qui les exploitent doivent les défendre contre l’inconséquence et la maladresse possibles des jeunes écrivains. Or, comme celui qui écrit ces lignes est fort pauvre, il ne se relèverait pas d’un procès que pourraient lui intenter, pour crime de lèse-Pyrénées, les chatouilleuses édilités circonvoisines.
Les aubes de Luchon, quand la Truphot et ses deux suivants, cuirassés d’écailles, s’y manifestèrent, faisaient donc de leur mieux pour ne pas déchoir, en attendant la venue de leurs glorieux et annuels panégyristes. Le soleil de midi, non moins que son confrère, le soleil couchant, était toujours le brave luminaire dont, des millions de fois, nous furent contés les prouesses et le talentueux savoir-faire en matière de déroutant coloris. L’horizon, au prélude du soir, se nuançait de «rose évanescent», de «mauve clair», de «violet lamé d’or», de «jaune topaze» et «d’ambre vert» comme il sied à un horizon qui se respecte et dont on parle beaucoup dans les quotidiens du boulevard. Et il n’était pas jusqu’aux escarpements, ou aux aiguilles les moins réputées, qui ne tinssent à honneur de parader, eux aussi, dans les plus surprenantes et les plus subtiles tonalités. On aurait pu épuiser d’un coup plusieurs dictionnaires analogiques sans parvenir à exprimer, de façon convenable, les ressources géniales de leur esprit d’invention informé de ce qu’on doit aux bourgeois qui payent sans lésiner. Mais derrière tout cela, il faut le dire, derrière les vains oripeaux de la couleur et l’harmonie des lignes, qui suffisent à récréer et à extasier l’œil et l’esprit humains uniquement amoureux de la forme toujours imbécile ou des surfaces toujours mensongères, derrière tout ce qui fait évacuer à la littérature des diarrhées d’irréfrénable rhétorique, se cachait comme toujours l’âme sordide, maléficieuse et carnassière de la vraie Nature embusquée sous son fard de grâce et de douceur, pour perpétrer l’œuvre abominable, tout en ralliant le suffrage des insanes bipèdes que le prurit du tourisme précipite dans la pérambulation.
Il était près de six heures, et ils avaient déjà visité nombre de «villas à louer». Partout, ç’avait été les mêmes prix impossibles, les mêmes pièces étroites et basses, orientées à contre-jour, sur le «point de vue», les mêmes cretonnes sirupeuses, cuirassées par la fiente des mouches, les mêmes hécatombes de moustiques écrasés contre les vitres et les glaces, les pareilles murailles si minces qu’on les aurait crues construites avec des cloisons de boîtes d’allumettes suédoises, les identiques et présumables phalanstères de puces, les insidieux forums de punaises tapis derrière les tentures, et surtout les inévitables «commodités»... anhydres. Pour avoir de l’installation moderne, il aurait fallu mettre trois mille au moins. Siemans se récriait. Payer ça, mille ou douze cents francs pour la saison! ah! non, c’était plus cher qu’au Vésinet, ou qu’à Trouville, près des Roches noires. Là-bas au moins il y avait le bois, la fraîcheur et la mer, tandis qu’ici, avec leurs sales montagnes, ces manufactures d’entorses ou de coups de soleil, il préférait reprendre le train. L’excessif éloignement de Paris et de Montmartre devait le faire enrager, sans doute, car il parlait de s’aller terrer à Enghien, où il y avait des eaux sulfureuses, des rastas et des petits chevaux, tout comme à Luchon. Et puis, du lac, près de Saint-Gratien, on voyait le Sacré-Cœur: c’était au moins aussi beau que le Vénasque.
Enfin, dans la périphérie de Luchon, ils finirent par découvrir cinq pièces et une grande cuisine à peu près habitables, dans une maison élevée d’un rez-dechaussée et d’un étage et posée au beau milieu d’un bout de pré où quatre chèvres noires étaient à l’attache. Trois cents francs par mois de location, c’était acceptable, d’autant plus qu’un marché en plein vent se tenait non loin de là, deux fois par semaine, et qu’on pourrait s’y approvisionner à bon compte. Voilà ce qu’il leur fallait. Siemans donna parole de revenir le lendemain pour la signature de l’engagement et de l’inventaire.
Précédés des inévitables Moka, Spot, Nénette et Sapho qui claudiquaient sous le poids de leur adiposité de bêtes trop repues, et qui s’arrêtaient à chaque pas pour ne rien perdre du fumet des déjections rencontrées sur la route, ils regagnèrent le Luchon fashionable, et se trouvèrent inclus dans la cohue élégante des baigneurs qui regagnaient la table d’hôte pour le dîner. Médéric Boutorgne rapprocha sa chemise saumon clair, son panama cabossé, son impeccable pantalon de flanelle et ses bottines fauves, des élégances accostées et, délibérément, se trouva à la hauteur, avec, toutefois, l’esprit et le talent en plus. Car il n’y avait pas à dire, ce qu’il entendait des parlottes de ces gens le consolait de sa propre conversation. Visages bouillis par la noce stupide, orbites liquoreuses, faciès où la sottise avait entreposé ce qu’elle avait de meilleur, profils de rapaces ou d’usuriers parvenus, tous les cercleux, les sportsmen, les enrichis, les gens d’affaires de Paris, que Juillet débuche des halliers ou des officines du ridicule et de la malfaisance, dans quoi ils s’étaient complus l’automne, l’hiver et le renouveau, confluaient en cet endroit, satisfaits, diserts et hannetonnants. Les femmes qui ont payé très cher ces maris ou ces amants, poussaient dans les groupes leurs jupes courtes, leurs corsages clairs, leurs boas de plumes floconneuses, leurs cheveux peints, avec dans leur allure tout ce que les trépidations sur le matelas bourgeois peuvent imprimer de malformations morales ou physiques. Elles aussi faisaient le possible pour requérir l’attention à l’aide de jacassements appropriés, de gloussements vérifiés dans les salons, de jeux d’ombrelles ou de faces à main, tout en se réclamant, en des verbes très hauts, des neurasthénies à la mode. Des imbéciles surérogatoires, le pantalon haut retroussé, en chemise de flanelle cuivre ou vert-nil, coiffés de petites casquettes quadrillées, porteurs de raquettes, et qui avaient représenté sur leur nuque, à l’aide d’une raie médiane, l’endroit qu’on ne peut nommer, contaient leurs exploits au tennis du jour en recevant les félicitations exclamatives de leur épouse, de leur maîtresse ou de leurs sœurs, émues de tant de prouesses. C’était l’accoutumée population des villes d’eaux consacrées, dont le contact donnait alors au trio de la veuve, de Médéric Boutorgne et de Siemans de petits frémissements d’aise et les affermissait, par surcroît, dans l’idée qu’ils participaient, eux aussi, à une minute précieuse de la plus inouïe des civilisations. Les cloches, appelant pour le dîner, sonnaient les unes après les autres, dans une belle discipline qui, sans doute, en avait fixé, au préalable, par règlement municipal, l’ordre de préséance. Et le Métropole-Hôtel, le Highland-Hôtel, le Splendissime-Hôtel, l’Exaction-Hôtel, le Rasta-Hôtel et le Flibust-Hôtel, qui érigeaient autour du Casino leurs façades pontifiantes, d’un luxe solennel et niais, buvaient à longues goulées de leurs porches béants, cette ruisselée de villégiateurs catalogués au Gotha, au Bottin ou dans les Greffes des «correctionnelles».
La Truphot, Siemans et son coadjuteur s’étaient arrêtés près de la porte de l’Établissement thermal, devant un éventaire de bibelots indigènes aussi horribles que coûteux, et ils flanochaient un peu, marchandant des photographies de sites et des pétrifications diverses, avant de rejoindre la pension de famille exempte de faste où ils avaient fait porter leurs malles, la veille, au débarqué du train. Sur le trottoir d’en face, à dix pas d’eux, un petit homme, au nez busqué, au front concave, brun comme la sépia, qui portait, ridiculement passée sous son bras, l’anse d’osier d’un gros panier de ménagère, palabrait avec un muletier, tout en accompagnant ses dires d’une profusion de clin d’yeux enjôleurs et de gestes captieux. Le muletier, un robuste fils de l’âpre Pyrénée, était un gas superbe, dont le buste svelte et élancé, bien pris dans la veste courte, filait en lignes fières et souples vers un col noblement éjecté, pâtiné par le hâle de la montagne, et que niellait, d’une ombre bleue et sous-jacente, la résille délicate des veines juvéniles. Il avait le profil aquilin du Béarn et l’œil noir, aux paupières lourdes cillées de soie épaisse, qui déchargeait l’éclat aigu d’une prunelle comme enduite d’un virulent siccatif. Tout à coup, on entendit un retentissant viédaze! et le petit homme roula alors sur la chaussée, précipité en dehors des assises de ses larges pieds par un magistral coup de tête en plein sternum, pendant que le mulet du montagnard, accourant à la rescousse de son maître, le bourrait de basses ruades décochées au ras du sol. Le panier qu’il tenait au bras ayant été projeté à plusieurs pas de son propriétaire, un chat s’en échappait maintenant, un angora, au poil d’un noir violâtre et magnifique, aux deux yeux d’ambre jaune mouchetés de noir. Et le muletier, désormais placide, la bride de sa bête au poing, s’éloignait, du pas mesuré et solennel d’un grand d’Espagne, qui vient d’accomplir, au mieux, une délicate fonction d’ambassade.
La veuve et ses deux compagnons s’étaient retournés au bruit.
—Eh! mais, je ne me trompe pas, c’est Cyrille Esghourde, un bon copain du Napo! exclama Médéric Boutorgne à la vue du petit homme au panier, qui se démenait en geignant parmi le crottin de la chaussée, à la plus grande joie des boutiquiers surgis de l’abri de leurs éventaires.
Tous trois coururent le relever. La Truphot, en possession de l’identité du personnage, et connaissant désormais que c’était un gendelettre, le brossait d’une main maternelle.
—Cette brute vous a-t-elle sérieusement blessé, questionnait-elle, secourable.
—Ah! vous pouvez le dire, Madame, c’est une riche brute, répondait Cyrille Esghourde, avec un toupet monstre, après s’être précipité dans les bras de Médéric Boutorgne, et comme ce dernier achevait les réciproques présentations. Imaginez-vous que j’étais en pourparlers avec lui pour me faire conduire dans un village de l’extrême-montagne, où, au lever du jour, on peut chasser le gypaëte à l’affût... Je lui offrais un louis pour deux heures d’ascension: 1800 mètres d’altitude quoi, et voilà comment ce pacant ivre m’a répondu. Mais je vais déposer une plainte, vous avez tous été témoins... cela ne se passera pas comme ça... Ah! fichtre et ma chatte, avez-vous vu ma chatte... Aphrodite... Aphrodite... ici... mimi...
Deux cireurs de bottes ambulants étaient accourus, et sous la manœuvre diligente de la brosse, qui le nimba d’un nuage de sternutatoire poussière, Cyrille Esghourde redevint présentable en quelques minutes. Avec un peu d’arnica, comme le lui conseillait la Truphot, la bosse qu’il portait au front se résorberait très vite. C’était l’affaire de deux jours. Siemans revenait avec l’angora, Aphrodite, qu’il avait trouvée blottie dans un angle de porte, dix pas plus loin, et miaulant désespérément. On emmenait dîner Cyrille Esghourde, à la pension de famille, et, tout en marchant, il conta qu’il était sorti dans l’intention d’aller donner à un ami la chatte qu’il avait emmenée de Paris pour ne pas la laisser, durant son absence, aux soins de mains mercenaires qui lui avaient fait crever, l’année précédente, un chat de Siam, pure merveille. Sur sa route, il avait rencontré le contondant muletier. Sa chatte était merveilleuse de beauté, mais elle était enragée d’amour, continuellement sous l’influence de son sexe, disait-il, et comme il répugnait à la laisser se mésallier avec les matous d’alentour, il en était réduit à la confiner chez lui. Aphrodite, alors, cassait tout, arrachait les rideaux, transformait les tentures en vermicelle, et, par ses plaintes vrillantes, ameutait les voisins. La veille, même, elle lui avait déchiré tout le plan de son futur roman, l’Ephèbe-dieu, un embryon de manuscrit d’une dizaine de pages, qu’il aurait la plus grande peine à reconstituer. Il ne voulait plus risquer pareille avanie. La Truphot, séduite, sollicita la bête.
—Elle serait très bien soignée; il pouvait en être sûr; elle adorait les animaux, et Aphrodite ferait, sans nul doute, le meilleur ménage avec Nénette, Spot et Sapho qui, d’ailleurs, lui témoignaient déjà de l’amitié, car ils donnaient l’assaut aux jupes de la vieille femme pour flairer, de plus près et avec des frétillements, la fragrance sexuelle de leur nouvelle camarade.
—Je n’osais point vous l’offrir, madame, acquiesça Cyrille Esghourde, mais je ne peux vraiment souhaiter meilleur destin pour la pauvre compagne de ma solitude. Puis, dans un besoin d’informer l’assistance de sa nature «artiste», il ajouta:
—Jusqu’ici j’adorais les chats, le sonnet de Baudelaire m’avait emballé, car j’aime à me conformer aux opinions littéraires les plus en faveur, je le confesse. J’en possédais toujours deux ou trois chez moi, mais depuis quelque temps je trouve que ces animaux de perversion sont un peu surfaits! Ils copulent avec platitude, odorent désagréablement, et n’ont rien des adorables complications humaines. Or la complication est la condition une, essentielle, de l’amour des raffinés. A l’heure présente, je me demande comment le poète des divines névroses a pu s’éprendre de ces félins sans détraquement, qui aiment et caressent à la façon des portefaix ou des chefs de bureau. Comment a-t-il osé son fameux sonnet, lui, l’immortel satanique, comment n’a-t-il pas rougi de ces vers, d’ailleurs insanes? Souvenez-vous:
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également en leur mûre saison
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison...
—Est-ce que «les amoureux fervents» ne sont pas ridicules dans leur mûre saison? triompha-t-il finalement.
La Truphot eut envie de cingler l’autre d’une aigre réplique. A voir Boutorgne se dresser déjà sur ses mollets étiques d’homuncule, elle perçut que celui-ci se déclarait tout prêt à accourir à la rescousse, à venir renforcer sa controverse, et à démontrer péremptoirement que les «amoureux fervents», n’étaient jamais ridicules quelle que fût leur indécente longévité. Mais un besoin de savoir la refréna. Que voulait donc dire Cyrille Esghourde avec ses «adorables complications humaines»? Serait-il, lui, en possession d’un nouveau mode d’aimer? Ce diable de petit homme aurait-il inventé un nouveau péché pour pimenter et rénover un peu les frottements de l’homme et de la femme? Aurait-il, d’un seul élan, d’un seul coup de sa tête circonflexe, culbuté le «mur» qui défend de s’évader, de s’éloigner des voluptés archi-connues?
Alors comme le gendelettre, le Matulu cabossé marchait entre Médéric Boutorgne et Siemans, elle fit un crochet brusque, puis, l’œil brasillant, vint le frôler, cheminant désormais à son côté, dans l’espoir, sans doute, d’une profitable initiation.
Hélas! la veuve errait lamentablement dans ses inductions sans acuité. Si Esghourde avait été, comme elle, un possédé de l’amour congru, Médéric Boutorgne se serait bien gardé de le prier à dîner pour compliquer encore un peu ses affaires qui n’allaient pas au mieux.
L’ami du prosifère poussait à un trop haut degré le respect de soi pour se conformer à la norme amoureuse et requérir le petit spasme à l’égal de son père, par exemple. Il n’avait pas l’esprit d’imitation et de plagiat poussé à ce point. Ses œuvres le prouvaient. Au temps de son éphébat, comme Perse à l’entrée de Suburre, il s’était trouvé placé à l’entrée des deux chemins de la vie. Seulement, à l’encontre de l’auteur des Satires, il avait dédaigné le Portique, pour aiguiller sur le... gros raifort, dont parle Aristophane.
Cyrille Esghourde était l’auteur de trois livres: Mémé, Joël et l’Antinoüs, à l’aide desquels il s’était situé dans la littérature comme le chantre opiniâtre de la Sodomie. C’était le Barde des Bardaches. Catholique pratiquant, élevé chez les Jésuites, comme il prenait le soin d’en avertir ses lecteurs, il s’endeuillait ponctuellement, pendant cinquante pages au moins, au début de chacun de ses livres, à l’idée que la République attentait à la sérénité de «ses doux maîtres», molestait les fils vireux de Loyola, qui enseignent à la jeunesse, en surplus des mathématiques et des «colles» pour Saint-Cyr, les façons d’aimer d’Elagabale Antoninus. A ses dires, la plupart de ses camarades, de ses labadens, élevés comme lui sous le mancenillier de la Jésuitière, s’étaient trouvés investis, à son égal, à l’approche de la puberté, par ce delirium indéfectible, auquel préside placidement, dans les dortoirs pieux, un Christ bénévole, dont la seule fonction et l’unique récréation, ici-bas, paraissent être, tantôt dans les dites chambrées, tantôt dans les alcôves bourgeoises, d’assister en parfait voyeur aux ébats et aux soubresauts de ses créatures tout en les bonifiant de son effigie. Donc, en sortant de chez les Pères—il nous faut bien croire ce qu’il raconte lui-même—Cyrille Esghourde s’était trouvé stigmatisé pour toujours de ce travers qui devait le condamner à passer la plus grande partie de sa vie, inclus, les pommettes congestionnées et les phalanges exacerbées, dans les urinoirs, dans les théières de l’Agora. A peine émancipé, il s’était mis à télescoper des gitons, à se coaguler, à s’agglutiner à tous les ascyltes fomentés rue des Postes, sans dédaigner toutefois ceux que mensure M. Bertillon, à circuler en un mot, à travers ces alléchants individus avec la vitesse et la furia du Métropolitain dans son tunnel. Au bout de quelques mois de ces exercices, il pouvait traverser le cinède le plus coriace avec le même brio qu’un clown traverse un cerceau de papier. C’est ce qu’on peut appeler le sport ciné... détique. Aussi, s’était-il empressé de dénicher un éditeur pour détailler au public, par le menu, les exploits les plus notables de son éréthisme d’inverti.
Dès qu’il avait amassé quelques sous à perpétrer des marchés avantageux pour le compte d’un marchand de charbons en gros où il était préposé à la place et au Grand-Livre, Cyrille Esghourde sollicitait un congé et, ayant par surcroît soutiré quelque argent à son libraire ou à ses auteurs—de petits rentiers—il se précipitait en Espagne ou en Italie pour y retrouver ses amis, les valets de cuadrilla ou les voyous du Transtévère, les cioccari, les modèles pouillasseux de la Trinita del Monti, les Birrichini, qui ont toujours la roupie aux fesses et, pour une pièce de billon, vendent des violettes ou bien leur croupe au voyageur, au forestiere dilettante.
A Paris, où abondent les Philistins, comme il disait, il modérait ses exploits, adoptait volontiers une attitude cafarde, la joue facilement rougissante et l’œil baissé, et, comme des mésaventures lui étaient survenues—le bruit courait qu’un jour il avait fallu requérir les pompiers pour retirer un zouave disparu dans sa personne—il préférait de beaucoup s’ébattre de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes, où, paraît-il, le culte de la Beauté n’est pas encore aboli, tant s’en faut. A chaque ligne de ses écrits, en effet, Cyrille Esghourde, élégiaque, se réclamait de la Beauté, la Beauté morte avec l’Hellas! sanglotait-il infatigablement, car il n’avait, celui-là encore, retenu de la Grèce que l’endémique pédérastie. C’était l’André Chénier de l’arrière-train.
Pauvre Beauté, que de solécismes, de turpitudes et d’abjections on commet en ton nom! Hélas! si vous interrogez tous les imbéciles qui s’en vont barrissant, à propos de n’importe quoi, ce mot de Beauté, si vous leur demandez ce qu’ils entendent par lui, au juste, vous en trouverez les cinq sixièmes qui exciperont de sanies équivalentes à celle de Cyrille Esghourde. De temps en temps, d’âge en âge, un mot qui ne renferme rien, un mot vide de sens, mais à l’aide duquel on excuse tout, un mot que répètent éperdument tous les hommes, se met en devoir d’hystérier ferme le bétail réputé pensant.
Il n’y a pas longtemps encore, c’était le mot de Dieu qui a abouti à supprimer l’intelligence du monde pendant plus de quatre-vingts siècles. Depuis que ce vocable diffamé a perdu son crédit, et qu’il n’impressionne plus que les catins sur le retour et les généraux de division, celui d’honneur, entendu au sens bourgeois, prit la suite pour commettre les mêmes méfaits; puis un suivant, puisé dans l’antique, se hâta de prendre la main. C’est celui de Beauté, terme sidérant, à quoi se reconnaissent les pseudo-artistes, mot qui nous assassine, et grâce auquel le crétin le plus oblitéré arbore des yeux chavirés d’aise, et s’autorise à tout faire, pendant que la compacte multitude de ses semblables rugit autour de lui: ô Beauté! Vivre en Beauté! Agir en Beauté! Tout pour la Beauté! Car l’Humanité est impuissante à tirer parti de son périple, à se libérer de sa gangue de sottise. Lassée de ses hochets de vieillesse, elle retourne aux excrétions de l’enfance, aux tétines flétries dont l’allaita le Paganisme. Sommez un peu tous ces bipèdes enragés, qui délirent en cette extravagance, de définir la Beauté. Ils ne savent pas du tout ce qu’ils doivent entendre par ce son articulé, mais ils le meugleront sans trêve, jusqu’à ce qu’ils soient tombés sur le sol, sans connaissance, comme les Convulsionnaires de Saint-Médard.
Les poètes les mieux inspirés ont cassé leur viole à vouloir nous en élaborer une définition acceptable.
Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes
Je hais le mouvement qui déplace les lignes
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
profère sans rire le plus goûté des ébarbeurs d’hexamètres contemporains. Et voilà pourtant de quoi les éphémères sont amoureux à l’heure présente; ils se déclarent ravagés, par ce hiératisme de catalepsie, par cette Entité, cette Divinité mal définie—que le poète lui-même n’a pu formuler—et qui, à l’exemple de la métaphysique et de toutes les théogonies, n’est jamais tombée sous leur entendement. La Beauté, comme les Grecs l’ont enseigné et comme les contemporains l’ont promulgué, n’est pas ce qui recrée et enchante la prunelle humaine ou bien fait se dérouler dans l’intelligence une fugace et agréable vision. La Beauté est ce qui éjouirait l’œil et apaiserait en même temps l’esprit. Or ce qui pourrait réunir de façon réelle ces deux conditions simultanées, n’existe pas sur terre ni dans aucun des espaces cosmiques. La gladiature qui était une chose merveilleuse pour l’œil, qui mettait en valeur le courage et l’habileté dans le combat, et exerçait ainsi une sorte de fascination morale, la gladiature n’était en soi qu’un spectacle de laideur et d’épouvante puisqu’il était pour affoler la conscience du juste en pouvoir de raisonner et de résister au choc premier des abusives sensations. Celui-là s’inscrivait déjà contre l’opinion de son temps, or qu’est-ce que c’est que la Beauté sinon un mode du goût accepté et transitoire? Le sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le juste du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté admise, et ainsi de suite à travers les âges. La Vénus de Milo perd sa grâce, et devient ridicule si l’on découvre qu’elle n’est après tout que la représentation corporelle d’une femme, d’une Pougy de son temps, en qui prospéraient probablement les strychnines de sottise communes à la quasi-totalité de son sexe. Les planètes, les étoiles, elles-mêmes, s’exhibent hideuses et réprouvables si l’on spécule que les unes et les autres rendent possibles d’affreux drames semblables à ceux d’ici-bas. Et l’harmonie et l’équilibre du monde, eux aussi,—les superlatifs de la Beauté pourtant—ne sont en somme que la parfaite et exécrable architectonie de la Douleur. Aussi, périsse la Beauté pourvu qu’advienne la Justice!
Les surfaces et les extériorités sembleraient donc avoir fait leur temps. Mais le pouvoir quasi-hypnotique qu’exerce sur les hommes le captieux éclat de quelques apparences n’est pas près de s’abolir encore. La chose a été voulue, décrétée par la Nature qui se trouvait bien dans la nécessité d’offrir quelque pâtée à ses créatures, qui se voyait dans l’obligation de les amuser, de les empêcher d’analyser, de détourner leur attention de la vérité profonde, de les appeauter, en un mot, afin que n’éclatât pas, dans son entier épanouissement, toute l’infamie du Monde. La grande scélérate, qui a tout créé et tout édifié, ne faisait pas grand cas de l’intelligence humaine, et elle n’a pas pris la peine de diversifier outre mesure ses moyens de domestication ou ses procédés de mensonge. Des règles et des travers à peu près identiques régissent et dupent toutes les espèces animales. La mentalité des bipèdes qui pantèlent à l’infini, sur ce qu’ils nomment grotesquement le Beau, n’est pas différente de celle des phalènes ou des cétoines qui viennent palpiter aux lampes des soirs d’été, ou qu’un rais de lumière culbute dans les dernières limites de l’épilepsie voluptueuse—leur corselet est moins coruscant, voilà tout.
Le Christianisme a empoisonné la terre d’idiots qui se sont conglomérés pour, disent-ils, vivre dans la parfaite mysticité et adorer Dieu dans le silence des cloîtres. La Beauté a fait de même: elle a suscité des milliers d’acéphales prétendus inspirés et mystagogues, eux aussi, qui fondent des Cénacles, des Écoles d’Esthétique, vivent dans la contemplation platonique d’une abstraction sans aucune réalité subjective ni objective, et jurent, avec des gestes de Corybantes qu’ils en sont les Grands-Prêtres. Certains prédestinés ont, il est vrai, réalisé de-ci, de-là, des tours de force dans les œuvres de la couleur ou du ciseau. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce que l’art, après tout, n’est pas un vain hochet avec lequel l’homme s’amuse, croyant endormir sa douleur et alentir sa détresse? Est-ce que ce n’est pas le palliatif ridicule à la hideur de tout, hideur qui, à la longue et sans lui, serait insupportable et induirait l’humanité, peu à peu, à la seule solution logique: celle de ne pas se continuer? Est-ce que ces œuvres sont suffisantes pour masquer, dérober désormais l’iniquité de l’Univers, le rendre agréable, ou lui faire pardonner?
Ceci est d’une telle évidence que l’on voit la plupart de ces Maîtres, de ces disciples et de ces thuriféraires de la Beauté, s’agripper à l’occasion, et dissimuler derrière ce culte éperdu de l’esthétique leur malpropreté personnelle, leur impuissance à raisonner, leur eunuchisme, ou leur négation de la Vérité; d’autres, comme Cyrille Esghourde, leur vésanie ou leur pédérastie; mais tous, quels qu’ils soient, vous trucideraient sur l’heure si vous ne leur concédiez pas la mirifique qualité d’artiste.
Dites-leur donc que la Forme est haïssable, que l’Antiquité à la fin nous obsède avec sa statuaire uniquement vouée au geste des palestres ou à l’anatomie des athlètes forains, avec son éternelle eurythmie de croupes et de gorges; dites-leur que les peuples adonnés à la contemplation quasi-exclusive de la Forme, comme les Grecs et plus tard les Romains qu’ils empoisonnèrent, étaient des peuples-enfants immanquablement voués à l’abrutissement final et au joug des Barbares; criez-leur qu’il y a autre chose que cela dans la vie, que Littré avec sa face de laideur effroyable, que Renan avec son masque adipeux, aux tombantes bajoues, où brillait le génie étaient, même au point de vue de l’enveloppe, autrement beaux que le Laocoon, le Discobole ou l’Apollo du Belvédère; criez-leur que la Forme a toujours usurpé indûment l’attention des hommes, que la plastique la plus vénuste, ne vaut pas, aux yeux du véritable civilisé, un théorème de mathématiques ou un impeccable syllogisme; hurlez-leur que la Ligne et l’Extériorité sont exécrables, parce qu’elles mentent inévitablement, et que tant qu’elles auront un culte et des desservants, nous ne nous serons pas affranchis de la mentalité des primates; vociférez que l’Intelligence seule est digne d’adoration, mais qu’Elle est l’adversaire forcené de la fameuse Beauté, parce qu’Elle décortique les surfaces—seules agréables et visibles aux yeux de myopes des foules modernes—parce qu’Elle fait apparaître la réalité, l’essence profonde des choses toujours hideuse; époumonez-vous à énoncer tout cela et vous les verrez tomber incontinent en des pamoisons de quadrumanes indignés. Ah! oui, est-ce qu’on ne va pas bientôt nous laisser en paix avec cette prostituée qu’on appelle la Beauté? avec la Beauté qui ne produit, ne suscite que le dilettante, alors que dans le mot dilettante il y a toujours tante, à la finale.
Donc Cyrille Esghourde, lui aussi, chantait la Beauté, et l’amour qu’il nourrissait pour elle était à ce point désordonné qu’il lui rendait grâces, le plus souvent possible, sous forme de lècherie de bardaches, et qu’il dilapidait, de son mieux, le sphincter que la nature lui avait donné. Il était, à trente ans, le poète préposé par les 30.000 sodomites de Paris, à la glorification et au pansement de leurs gomorrhoïdes. Et vous pouvez croire qu’il s’employait avec passion à cette besogne que récompensait déjà une dizaine d’éditions successives.
Son dernier livre, l’Antinoüs, était, sans conteste, son pur chef-d’œuvre. Il y débutait agréablement par conduire le lecteur, à Rome, dans un lupanar de gitons où, sous motif de pastels, de sanguines et de charbons exécutés d’après le Nu, un tenancier de prostibule antiphysique—tous les hommes au salon—faisait l’article et le boniment pour Volturno Pozzi, il tipografo, Lucio Bolli, il barbiere, Giovanni Bocchi, il orologiaio, trois remarquables échantillons des infusoires de vespasienne, qui, sous les yeux du consommateur, gigotaient d’un arrière-train encore sans fistules et garanti sans iodoforme. Et depuis peu, Cyrille Esghourde sentait prospérer son audace. Déjà, dans ce livre, il réalisait, en partie, les antérieures promesses faites à la clientèle, et dont la crainte du Procureur général et de la dixième chambre lui avaient conseillé de différer l’exécution jusque-là. Car Cyrille Esghourde, terrorisé par l’idée de poursuites possibles, s’était contenté, dans ses œuvres précédentes, d’écouler une blennorrhagie sentimentale de modillon inverti. Il y poursuivait de ses obsécrations les tignasses des femmes, comme il disait, pour consacrer trois chapitres à la louange de la tignasse rousse de Mémé, son héros, qui se donnait à lui, un soir d’Août plein d’électricité, emmi la chapelle de la Jésuitière. Dans le dernier livre, le lingam instauré entre les lignes était déjà pour satisfaire les plus exigeants; les épousailles à la Pétrone, tout le vice grec, y étaient décrits par un auteur enfin maître de sa langue; la Priapée unisexuelle y rugissait, copieuse, et, selon le mode païen, l’extravagant délire de la Chair dévoyée, ruée en dehors de sa bauge, y bramellait fort congrûment déjà dans les sentines purulentes de la perversion génésique.
A l’heure actuelle, Cyrille Esghourde, muni de cinquante louis avancés par son éditeur sur le prochain manuscrit de l’Ephèbe-dieu, destinait sa personne à parachever le lustre des villes d’art de l’Espagne: Cordoue, Séville et Grenade, où il se proposait de passer quatre ou cinq semaines à étudier de près les jeux de l’ombre et de la lumière sur les torses conciliants, à scruter en «artiste» les replis et le sinus rectal des plus affriolants mignons ibériques.