← Retour

Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

16px
100%

XVI

Un opium d’espoir, un haschich divin de fol enthousiasme, grisa le gendelettre cette nuit-là. Débarrassé de Siemans par le coup de maître qu’il avait préparé, il se voyait déjà, ralliant Paris après une année passée à voyager à travers le monde, regagnant le Napolitain après douze mois d’exode à travers l’Espagne, l’Italie et la Grèce et, indissolublement marié à la Truphot, laissant tomber, parmi les confrères ahuris, la nouvelle qu’il allait fonder un grand journal.

Il se visionnait dans le cabinet directorial, donnant des ordres à son secrétaire de rédaction, brassant des affaires, piratant le bien d’autrui, arrimant des prises, comme il est de règle pour un potentat du papier noirci qui règne sur trente deux colonnes. Dans le brouillard indécis des jours à venir, il s’évoquait, entouré d’appareils téléphoniques, le doigt impératif, le verbe autoritaire, prenant ses dernières dispositions pour que le ratelier de sottise où le public vient brouter chaque matin fût abondamment garni des luzernes et des regains affectionnés. Il traiterait d’égal à égal avec les sommités politiques, et il aurait à son tour de l’influence sur les destinées de son pays. Sa feuille serait à grand tirage, car il s’attacherait à prix d’or, en l’enlevant à un autre quotidien, Charles Florent, un escroc notoire, un logicien impeccable qui n’avait jamais été emballé par aucun enthousiasme mais seulement trois fois par la police. Dans sa gazette, à lui, ce dernier, dont le solécisme était aimé des foules, chanterait la Patrie, la Famille, dirait son fait à l’Allemagne, et se lamenterait congrûment sur les fils de roi que «leur mère abandonne», comme la princesse de Saxe pour se prêter à la saillie des précepteurs plébéiens. Avec lui, la petite troupe éperdue des reporters faméliques devrait filer droit. Le premier qui blufferait, à la porte! Jamais il ne tolérerait qu’on lui carottât des frais de voiture ou de déplacement pour perpétrer des interviews de chic, et colliger d’imaginaires feux de cheminée, après la manille, au café de Suède.—Dites donc, vous, là-bas, Tirouflet, votre viol, dans le numéro d’hier, était sans couleur; vous ne poussez pas les choses assez loin.—Et vous, Flicampoix, c’est à désespérer; je vous avais dit de me mettre des morts comme s’il en pleuvait dans le coup de grisou de lundi; il fallait insister sur la douleur des veuves et des orphelins, Nom de Dieu! montrer la terre qui crache du feu... évoquer l’enfer, la géhenne, que sais-je? parler du Styx ou bien du Dante... vous n’en avez rien fait, votre petit caca était quelconque et sans pittoresque.

—Mitasseux, au galop, faites-moi deux cents lignes sur l’éruption des volcans de la Martinique. Foutez-moi là dedans des raz de marée, des cyclones de flammes, des pluies de cendres à n’en plus finir. Vingt mille victimes au moins, et surtout, n’oubliez pas, une croix de bois avec son Christ, qui reste seule intacte, au milieu d’une ville détruite... pour la clientèle bien pensante.

Lui-même se chargerait de la politique, tous les jours un filet, un éditorial à la Magnard. Ah, il en culbuterait des ministères... au moins autant que de petites femmes sur le divan en pourtour de son bureau. Toutes les cabotes, depuis la simple acteuse jusqu’à la grande vedette, qui viendraient solliciter un écho ou une lèche dans son papier, devraient agir dans le sens horizontal et se documenter au plus exact sur les rides de son plafond. Et les coups de bourse donc! Quand son journal s’inscrirait à la hausse sur les terrains aurifères de la planète Mars, les chalets de nécessité du Sahara, ou le métropolitain de Tombouctou, malheur à qui marcherait contre lui. Et les belles campagnes patriotiques!.. La repopulation.. la ligue pour la défense de la vie humaine.. la protection des fœtus contre les traumatismes abortifs ou contre l’hydraulique malthusienne.. Sûr, il les ferait chanter à son tour les ambassades.. Le Chargé d’affaires teuton devrait casquer d’au moins deux cent mille s’il ne voulait pas voir insérer que le Kronprinz, déjà investi de la syphilis l’année précédente, venait de mettre le comble au deuil de sa famille en s’unissant sournoisement, dans un mariage morganatique, avec une chanteuse de café-concert.

Le lendemain, après avoir averti la bonne qu’il ne rentrerait pas pour déjeuner, il fila sur le bureau de poste. Il n’y avait rien encore aux initiales A. S. Trop fébrile pour songer à s’alimenter de quoi que ce soit, il alla fumer de successives cigarettes sur une chaise de l’établissement thermal, près d’un des mille petits ruisseaux du parc radotant à son oreille sa rengaine d’eau courante si chère aux poètes de toute langue et de toute latitude, que le plus futile détail des particularités de la nature a toujours le don d’extraordiner. Repris d’inquiétude, tourmenté par un malaise pessimiste, Médéric Boutorgne se demandait si, en cette occurrence encore, le Destin ne lui réservait pas quelque nouvelle noirceur. Enfin, sur les deux heures, n’y tenant plus, il se représenta devant le guichet grillagé, où une vieille demoiselle, en manches de lustrine, au porte-plume planté dans le petit bouchon grisâtre d’un chignon étiolé, interrompit un moment un ouvrage de tricot pour lui remettre un volumineux paquet. Il le tenait, il le tenait donc cette fois l’outil de sa fortune! Il la caressait maintenant de la main la borne fatidique où, tout à l’heure, allait venir se fracasser le char de Siemans, l’aurige au dos versicolore! Et, comme la veille, avec une magnifique possession de soi, sans qu’un de ses nerfs se permît de broncher sous la férule de sa volonté, le gendelettre arracha une minute de télégramme, puis une autre encore, dans le dévidoir de similis-buis fixé à la cloison, devant lui. La première de ces dépêches partit à l’adresse du préfet des Hautes-Pyrénées, à Tarbes, la seconde à l’adresse de la Sûreté générale, à Paris, et toutes deux étaient signées du même nom: Opos, car les humanités précédentes de Boutorgne lui avaient permis de choisir brillamment, parmi quelques autres dont il se souvenait encore, ce substantif qui, comme on sait, signifie œil en grec.

Dehors, il enveloppa son précieux paquet d’un journal, prit une voiture à l’heure, et se fit conduire allée d’Etignym.

Comme il l’avait diagnostiqué, la Truphot et le Belge étaient là, assis tous deux côte à côte, dégustant l’un et l’autre les gazettes nationalistes de Paris, prenant patience, dans l’attente de la promenade quotidienne du roi des Welches, dont ils espéraient encore, sans doute, quelques politesses honorifiques. Et les ayant constatés, le prosifère, remonta dans son locatis avec un ricanement qui n’aurait point déparé, pensa-t-il, le masque de Machiavel.

—Cocher, rue du Mont-Ventoux; vous arrêterez à mon ordre. Dix minutes après, il trouvait fermée la porte de la villa. Circonstance profitable et que le sort pour une fois complice lui devait bien: la bonne était sortie, dans le dessein, sans doute, d’aller négocier l’achat des provisions du soir, ou de retrouver peut-être le garçon de bains avec qui elle réalisait le voluptueux simulacre de se continuer.

Médéric Boutorgne avait une clé; il entra, poussa la porte avec précaution, s’immisça dans la cuisine, s’y empara d’un large couteau à découper, et s’assit sur une chaise, pour, bien tranquillement et en toute minutie, l’astiquer avec un torchon et la brique à polir. Cinq minutes ainsi, il fourbit la terrible lame, puis quand elle fut à point, redoutable et bien nette, il en entoura la pointe d’un chiffon de papier, reprit son paquet et pénétra dans sa chambre. Là, il déposa le tout sur son lit, et couché à demi sur une petite table lui servant à travailler, il tira à lui une large feuille de papier qui, en quelques instants, se trouva couverte d’un dessin bizarre. En lignes nettes et précises, il y avait configuré un torse d’homme avec la tête, l’attache des bras et le renflement des pectoraux. Cela tenait à vrai dire plus de la planche anatomique que de l’académie.

Le cœur, les poumons, le foie, les intestins s’y trouvaient indiqués avec l’encerclure des côtes, toute la cage thoracique. Quand il eut fini de situer ces viscères avec assez d’à-propos, il zébra la feuille de petites inscriptions brèves, en écrivant de la main gauche, pour dénaturer son écriture.

Le cœur est difficile à atteindre, se méfier du portefeuille qui fait cuirasse.

Dédaigner les poumons où la blessure est quelquefois guérissable.

Le ventre est, en somme, l’endroit comportant le moins d’aléa, et où le coup est toujours mortel.

Le dessin séché à la chaleur de son haleine pour éviter les traces compromettantes au buvard, Boutorgne quitta sa chambre et passa d’une allure décidée dans celle de Siemans. Il défit son paquet, qui contenait une dizaine de brochures anarchistes rouges et noires, au titre farouche et menaçant, des journaux de petit format aux manchettes comminatoires, des fascicules sans aménité où, à chaque page, se trouvait proclamée la nécessité d’incendier sur l’heure la porcherie sociale. Une ficelle tranchée d’un coup de canif fit ébouler à ses pieds, en dehors du papier d’emballage, cinq à six opuscules incarnats intitulés: Les crimes de Iaveh, d’Aurélien Faible, le plus notoire des bateleurs verbeux de l’Idée libertaire, un drôle qui travaille dans l’anarchie comme d’autres dans la traite des blanches, un Galimafré nauséabond, qui dénonce sans relâche la malfaisance du bourgeois, et gagne à ce métier, comme il s’en vante, trente mille francs par an, employés non à faire de la propagande, mais à trousser des femmes et à se vautrer en des noces hypocrites, loin des compagnons affamés qu’il a embarqués sur son bateau. Cet écumeur de l’ingénuité révolutionnaire, qui a réussi à sauver son épiderme de toute malencontre quand ses disciples catéchisés par lui donnaient leur tête sur l’échafaud, fait étalage de pauvreté dans un galetas sordide de Montmartre et galvaude en d’innommables ribotes les revenus de millionnaire qu’il extirpe a la simplicité des déshérités. Sa sincérité est du même aloi que celle de Georges Sirbach et son talent du même acabit que celui de Truculor. Les miséreux, qui viennent ouïr ses conférences, ruissellent bientôt sous les humeurs peccantes, la leucorrhée intarissable, d’une sentimentalité de premier à la soierie, dont il est l’éclusier vigilant. Il évoque à chaque instant, par exemple, les «oasis de l’avenir», chante sur l’air de «Au temps des cerises», le «temps d’anarchie», parle des «femmes qui, n’étant plus obligées de se vendre, seront heureuses de se donner.» Et rien ne peut réfréner cette romance scrofuleuse, cette averse implacable de fleurettes bleues trempées dans le jus des écrouelles de la niaiserie.

Médéric Boutorgne truffa alors la couche du Belge de toutes ces brochures, insinuant de préférence celles d’Aurélien Faible sous le sommier; il en farcit l’armoire ainsi que les piles de linge, et en plaça quelques-unes sur la planche du porte-manteau. Puis il inséra son petit dessin dans la doublure d’un vieux veston, et, déchirant la couture du matelas, il y hébergea le terrible couteau de cuisine. Dix fois, il trembla à l’idée que la petite bonne pourrait rentrer à l’improviste et le surprendre, mais le sort continuait à le protéger. Maintenant, il ne restait plus qu’à refaire le lit, à remettre toutes choses en place. Satisfait de soi, il ramassa quelques tordions de papier traînant à terre, borda soigneusement les draps, aplatit la couverture, s’attardant à ces détails en homme qui n’a que des éloges à s’adresser et, en conséquence, décerne mentalement un satisfecit à sa volonté trempée aux meilleures aciéries Nietzschéennes. Il résista même, de son mieux, au besoin lancinant de proférer quelques-unes de ces paroles mémorables que la littérature a mises dans la bouche de ses héros ou de ses archétypes en des situations d’importance à peu près équivalentes. Cependant, sur le palier, il pensa que l’acte n’avait aucune valeur par lui-même, après tout, s’il ne se réclamait d’un parler adéquat, seul en pouvoir de le magnifier. Le poing tendu vers un supposable horizon, il défia la vie, le destin, l’au-delà, tout ce que les hommes peuvent évoquer en désignant les lointains de leur dextre crispée.

—L’Intelligence a violenté la Fortune, proféra l’avorton, le cou rentré dans le buste, et la bouche presque au ras des épaules.

Le reste de la journée se passa sans incident; la Truphot et son amant, qui rentrèrent vers sept heures pour dîner, l’entourèrent comme la veille d’attentions et de prévenances émues. Siemans lui fit même cadeau d’un porte-cigarettes arabe, en maroquin noirâtre clouté d’acier, qu’il avait acheté pour lui près du casino et sur lequel il avait fait graver: A Médéric, souvenir d’amitié. Réintégré dans sa chambre, après la détente de bavardage qui prolongea le repas, il mit de l’ordre dans ses affaires, réunit en tas le plus gros de ses nippes vagabondes, de façon à pouvoir filer au plus vite si la nécessité d’un départ précipité s’imposait. Et il se coucha très tard, assuré par avance d’une insomnie fiévreuse, dans l’attente du soleil qui devait prêter sa lumière à des événements d’ordre capital pour lui.

Le lendemain, les circonstances s’engrenèrent les unes dans les autres comme il l’avait prévu, et le dénouement escompté se déclencha bref et terrible, couronnant ainsi sa stratégie d’un plein succès.

Caché derrière les arbres obèses de l’allée d’Étigny, il vit, sur les cinq heures, deux individus sans élégance, aux mains énormes, presque aussi grosses que celles qui, en fer-blanc, servent d’enseigne aux gantiers provinciaux, deux individus, embellis d’une redingote aux plis métalliques de frère mariste en civil, se détacher subitement du roi des Welches qui commençait sa promenade, s’approcher de Siemans déjà prosterné, et le cueillir sans douceur pour l’entraîner en dehors de la foule, malgré ses protestations et les coups de pliant de la Truphot.

—C’est un anarchiste que l’on arrête, disait Médéric Boutorgne à quelques baigneurs témoins du fait; il est venu ici pour tuer le roi des Welches.

Et bientôt des cris de mort retentirent sur les talons des deux policiers, de la vieille femme et de son malheureux amant.

—Branchez-le! branchez-le! il faut le lyncher!... hurlaient des gentlemen du dernier genre dont les moustaches, le capillaire et le reluisant profil, chaque jour et durant de longues heures, étaient évidemment sarclés, travaillés et entretenus, sans que jamais leur intelligence parût bénéficier de semblables soins.

—Écorchez-le vivant! vociféraient, les ongles tendus, d’affriolantes femelles du grand monde et du demi dont la fonction unique, dans la société, consistait à entrebâiller leurs orifices à tous venants.

En quelques minutes, la figure du Belge fut gouachée de rouge, pommelée de vert, sous les contusions multiples. Extraordiné, rendu stupide par l’invraisemblance de ce qui lui arrivait, il promenait autour de lui des regards d’aliéné. Un moment, il parut reconquérir le sentiment de la circonstance; le dos rond, les bras tendus en avant pour se protéger, une épaule plus haute que l’autre, il protesta de son loyalisme, de son amour d’entretenu pour toutes les autorités sociales.

—Vive le Roi... vive l’Empereur... vive le Président... vive le Pape... vivent tous les Rois!.. hurla-t-il, dressé sur les pointes. Mais sur lui, les cannes des snobs se levèrent comme des sabres dans une mêlée de cavalerie, retombèrent sur sa tête comme elles étaient retombées sur le dos des femmes au Bazar de la Charité. Les ombrelles des merluches polyandres pointèrent vers ses orbites. Son effort n’aboutit qu’à lui faire cracher trois dents, alors qu’une de ses oreilles pendillait, sanguinolente.

La police municipale, accourue à la rescousse, réussissait enfin à faire la haie et à amener un fiacre. C’est sans doute à cela que le rival de Boutorgne dût de ne pas être écartelé vif.

Effondré sur un banc, à portée de la scène, le prosifère déliquesçait de joie sauvage, se pâmait en la volupté des vengeances assouvies. Se moquer de lui coûtait cher. Le rustre en garderait longtemps le souvenir, même s’il parvenait à se tirer de là. D’ailleurs, il aurait beau se défendre, jamais il ne récupérerait la Truphot, car, en sa qualité d’étranger, les brochures anarchistes incluses dans son lit et sa chambre serviraient de prétexte plus que suffisant à la police pour l’expulser, le restituer à sa belle Patrie. Arrivât-il à démontrer surabondamment son innocence, il n’en était pas moins fricassé.

Deux heures après, désireux de ne rien perdre de ces péripéties supérieurement amenées par lui, Médéric Boutorgne alla établir une croisière au large de la villa de la rue du Mont-Ventoux. Comme la brune venait, il aperçut le Belge sortant, le cabriolet au poing, au milieu des deux argousins qui l’avaient arrêté, pendant qu’un troisième, accompagné du juge d’instruction, chargeait dans la voiture tout le résultat de la perquisition. Ça n’avait pas traîné. Et à voir tous les soins dont on entourait un petit paquet long et étroit, le gendelettre n’eut pas de peine à se convaincre que le coutelas de cuisine avait été saisi, lui aussi, avec les fascicules et les livres subversifs. Le fiacre passa à vingt pas de lui, peut-être, au milieu d’une frange d’indigènes menaçants et de baigneurs hostiles accourus jusque-là. Quand il eut disparu, au trot allongé de ses deux tarbais pie, vers la gare sans doute, Médéric Boutorgne pensa qu’il était de son devoir d’aller, de son mieux, consoler la Truphot.

Il la trouva assise au milieu de la chambre, les mains posées à plat sur les genoux, l’œil arrondi en disque, trépidant de tout son maigre corps en de continuels sursauts régulièrement espacés, comme si elle avait été placée sur une sellette d’électrocution. Elle poussait des cris trépanants, de successifs hou! hou! de terreur folle, la prunelle diluvienne, la stéarine ravinée de sa face agitée de brusques remous, happant l’air par saccades de sa bouche aux gencives sanieuses et aux dents nécrosées. Elle gloussait, hurlait: Adolphe! Adolphe! Et, Maria, la bonne en désarroi, virait autour d’elle, une tasse à la main, questionnant Madame, veut-elle du vinéraire?.... Tout à coup, l’orbite de la vieille femme parut s’orienter sur une vision particulièrement hallucinante. La bouche crispée se tordit plus encore, rétracta ses commissures; une langue enduite de mousses gazeuzes issa, se démena pour ensuite se réintégrer dans le trou noir de la gorge; les vêtements s’envolèrent, planèrent un instant sous la rotation intérieure des membres affolés, et un glapissement continu prit l’essor, pendant que la figure devenait extatique et immobile sous l’emprise d’une névrose exaspérée. La crise d’hystérie! pronostiqua Boutorgne. Et, en effet, elle ne tarda guère: les phobies accoururent, infligeant à ce cerveau de rentière l’estrapade des hypnoses cauchemaresques.

Elle tendait les mains autour d’elle comme pour se préserver, les rejetait à son côté, les doigts frémissants, semblant chercher un appui, une aide impossible... Au secours!.... Au secours! hululait-elle.... la torche... l’incendie.. les forêts flambent... les villes croulent!... Ah! cette ruée! ce fleuve rouge qui submerge le monde!... pourquoi m’avoir placée sous une fontaine de sang, misérables? grâce!... grâce!.. ils ont coupé la tête d’Adolphe et son sang gicle dans ma bouche.. épargnez-moi.. je vous donnerai tout.. ma fortune, mon or... laissez-moi la vie!. Elle bondissait au-dessus de sa chaise, paraissait vouloir, dans sa terreur paroxyste, ascensionner, escalader l’espace à l’aide des détentes brusques de ses reins spasmodiques. Puis, brusquement, dans une dernière retombée du corps, elle resta immobile, figée dans une sorte d’épouvante léthargique, de catalepsie farouche, scrutant le vide de ses yeux fibrillés de rouge, le bas de la face englué de crachats huileux. Pris de peur, le gendelettre et Maria, la portèrent sur le lit. Là, elle resta un instant, la tête dans les coussins, et, subitement, se détracta, se roula sur le ventre, telle une femme égorgée, nagea avec les mains, cisailla l’air de ses jambes écartées en forme de V et ramenées ensuite vers les talons qui cliquetèrent comme des castagnettes. Alors un glougloutement tenace s’entendit; son ventre borborygma; une malepeste terrible prit possession de l’endroit, car elle se vidait comme un cadavre, évacuant par toutes les ouvertures. Et, dans la chambre, bientôt, ce furent les allées et venues continuelles de la bonne étanchant l’ordure, convoyant sans trêve le vase diffamé.

—Ma fiancée! dire que c’est ma fiancée! murmurait, in petto, le gendelettre. Et l’effroyable symbole s’offrit à son esprit. C’était la Bourgeoisie, la classe dirigeante, qu’avec son or scélérat, son imbécillité congénitale et son stupre infectieux, la Truphot synthétisait, de façon merveilleuse, dans son agonie prochaine. Comme la vieille femme, elle finirait abjectement, quand on lui aurait supprimé ses derniers souteneurs, le Prêtre et le Soldat; elle s’anéantirait immergée dans ses excrétions, sans force pour lutter, sans courage pour se défendre; elle s’engouffrerait, avalée par sa propre immondice, quand accourrait la victorieuse multitude des Justiciers, ou quand le peuple, ayant enfin refusé de se reproduire, de se continuer, aurait décrété sa perte. L’analogie était si juste et si profonde, que la Truphot, avant d’être terrassée par la crise, réclamait Adolphe à tous les échos—Adolphe qui était le prénom même de Monsieur Thiers, un des plus notoires et des plus féroces défenseurs de cette vieille hystérique qu’on appelle la classe moyenne—Adolphe Thiers, le plus squalide et le plus étronniforme des Bourgeois, au dire du grand Flaubert.

Cependant, la veuve ne mourut pas; un médecin, que Boutorgne partit quérir au plus vite, comprima le bas de l’abdomen, pressura les ovaires, et la crise disparut peu après. Même le sommeil fut assez calme. Aussi, le lendemain, sur les neuf heures du soir, comme la nuit tombait, un omnibus à galerie vint-il se ranger près de la porte de la villa. Trois malles y furent chargées, que Médéric Boutorgne avait bourrées, la veille, pendant la nuit, après avoir décidé la veuve à fuir avec lui, au plus vite, car qui sait si l’idée ne viendrait pas à la police, de l’inquiéter, elle aussi, pour avoir donné asile à un anarchiste? Sa qualité de bourgeoise, dûment rentée et de situation sociale avantageuse, l’avait sans doute prémunie contre des poursuites immédiates, mais des ordres pouvaient venir de Paris pour l’impliquer dans l’affaire. Il valait mieux filer de suite, s’il en était temps encore. En Espagne, on aurait tout le loisir de rechercher les mobiles inconnus, de définir l’imprévue et mystérieuse transformation qui avaient mué Siemans en libertaire implacable. Il se promettait d’appliquer à cela toute sa psychologie. Madame Truphot opina dans son sens, car elle tenait pour infaillibles les décisions de la police. La servante avait donc été licenciée vers midi, avec un mois de gages en supplément et un billet bleu donné comme gratification par sa patronne munificente. Boutorgne lui-même avait été la mettre dans le train pour Fontarabie, où elle avait un frère chez qui elle se proposait de passer quelques semaines. Eux allaient, si la route était encore libre, se rendre à Perpignan, d’où, par Elne, ils gagneraient Barcelone, et là mettraient ensuite le cap sur Gênes.

Déjà, les derniers cartons à chapeau étaient entassés dans la voiture, car on n’emportait que les impedimenta indispensables, en laissant au propriétaire le soin d’expédier postérieurement sur Paris tout ce qui restait du bagage. La Truphot, geignante encore, exsufflant des plaintes, matelassée de fichus, embossée dans un ample manteau, venait de se tasser entre les deux valises et, en minaudant par intervalles, se laissait enlever tout comme Proserpine. Médéric Boutorgne, une sacoche en bandoulière, la cigarette aux lèvres, et le geste désinvolte, donnait les derniers ordres en prévision de ce départ qui, pour lui, devait aboutir enfin à la terre des Argonautes. Déjà, il cueillait l’ultime sac à main au bras tendu du jardinier qui, la casquette basse, exagérait ses prosternements dans l’espérance d’un copieux pourboire, lui soufflait dans la figure de surabondants: mon doux monsieur.. oui mon bon maître... et, très myope, lui faisait flairer le parfum de trois-six de son haleine, en même temps qu’il lui mettait sous le nez la loupe poilue ornementant son crâne; déjà Médéric Boutorgne pêchait dans sa poche le louis destiné à déterminer l’exode de cette affliction de l’œil et de l’odorat, lorsqu’un coup de théâtre formidable se produisit. Siemans était là, devant lui, non pas dans un phantasme, mais en toute réalité, avec sa figure tuméfiée, avec ses joues excoriées et hersées par les ongles de la foule, avec, au front, les trois ou quatre petites pommes d’api que les poings contondants y avaient fait pousser la veille, et son oreille mal rajustée. Les deux mains aux épaules du gendelettre, momifié de terreur, il le secouait, lui criant au visage, dans le sifflement bizarre de sa bouche édentée.

—Misérable! C’est toi qui as monté toute cette affaire, et qui m’as dénoncé...

Médéric Boutorgne se débattait; un flamboiement rouge passa devant ses yeux à l’idée, qu’une fois de plus, sa fortune s’écroulait. Il eut presque du courage, recula d’un pas, exhibant le canon d’un revolver.

—Je suis en état de légitime défense; qu’il ne me touche pas ou je le brûle, ce sale anarchiste... ce régicide évadé...

Un instant on put craindre que les deux hommes, à l’instar de leurs collègues du boulevard extérieur, allaient se ruer en beauté l’un sur l’autre, s’ouvrir le ventre et se débobiner les tripes comme des serpentins de pourpre; on put croire qu’ils allaient rouler à terre, s’agripper réciproquement du harpon de leurs doigts avec des hurlements tragiques, comme deux mâles luttant pour la femelle ou pour la proie. Hélas! ils n’étaient que des petits hommes bourgeois, eux, et ils n’avaient pas, poussé à cette culminance, le point d’honneur, ou l’insouci de soi-même, qui déchaîne le massacre entre Sans-Peur de la Glacière ou le Bicot de Ménimulche, par exemple. Le début de leur confrontation fut tout ce qu’il y eut d’épique entre ces deux entretenus de la classe moyenne. D’ailleurs, en cette minute, le Belge venait de recevoir, en travers du corps, lancée comme un projectile, la Truphot délirante qui, à sa vue, s’était désencagée de son fiacre et, dans l’extravagance de son bonheur, poussait maintenant des cris de locomotive en émoi. Elle s’était accrochée à son cou, et l’avait fait tomber avec elle au milieu des hardes, du manteau de voyage et des deux plaids ayant chûté de ses épaules. Éperdue, elle l’embrassait, l’embrassait goulûment, salivait sur ses joues; le baignait de larmes attendries et du relent diarrhéique qu’elle dégageait depuis la veille. Un moment, tous deux disparurent presque, et se débattirent, à demi-enlinceulés dans le tas des nippes étalées. Mais Siemans aidé du jardinier qui recommençait à son adresse des: mon vénéré Monsieur... des: juste et bon maître... la portait dans la maison, car elle gigotait déjà en un prodrome de crise nerveuse, qui promettait d’être identique à celle de la veille.

Le gendelettre alors, s’interrogea. Les suivrait-il? Oui, certainement. Le contraire serait trop lâche. D’ailleurs, que craignait-il puisqu’il était armé, au contraire de l’autre? Et il se décida, donna l’ordre au cocher de descendre les malles, de conduire à la gare ce qui lui appartenait en propre, franchissant à son tour le seuil du jardinet.

Siemans l’attendait dans le corridor, à peu près calme maintenant. Sans doute, au fond de soi, devait-il trouver d’une jolie force la machination de son rival: ce qui lui faisait concevoir pour lui une sorte d’admiration craintive. Puisqu’il triomphait, ne valait-il pas mieux que les choses se passassent en douceur? D’autant plus que le gendelettre pouvait détenir en réserve une scélératesse aussi redoutable que la précédente. Désormais, il était préférable de ne le point pousser à bout. Néanmoins, il se planta devant lui.

—Tu n’avais oublié qu’une chose, Boutorgne, c’est que je suis de la Police... Il m’a suffi de faire vérifier mon identité à Paris.

Aplati, laminé par cette déclaration, le prosifère flotta un moment, à court de stratégie; il bredouilla, puis chercha à se disculper par un mensonge proféré avec l’assurance des plus probes sincérités.

—Ce n’est pas moi qui ait fait cela, Adolphe; ce doit être Cyrille Esghourde. Rappelle-toi ses propositions à peines déguisées, le matin de Ponalda... l’amitié dont il t’entourait, ton teint à la Rubens... tu n’as pas voulu marcher... Alors...

Le Belge hésitait; il oscillait d’une conviction à l’autre, mais, après une pause méditative, il finit par dire:

—Non, non, çà ne peut être que toi... Va-t’en, va-t’en...

Et pour couper court à une conversation au bout de laquelle il n’était pas sans redouter le revolver, il tourna les talons, et pénétra chez la veuve. Boutorgne l’entendit donner deux tours à la serrure et pousser le verrou de sûreté.

Il se retrouva seul, seul avec sa médiocrité à laquelle les récentes péripéties le restituaient inexorablement. Il n’avait plus qu’à partir, à regagner le Paris hostile où il serait ridicule et désargenté plus qu’auparavant. Hébété, il considéra, avec des affres de stupidité, la petite lampe de jardin posée à même une chaise dans le vestibule, le lumignon falot qui avait éclairé cette dernière scène, car dehors la nuit imminait. Il fit quelques pas et le bruit de ses talons sur le carrelage vibra douloureusement dans son cerveau où s’élaborait, goutte à goutte, le vitriol du désespoir. Machinalement, il s’arrêta devant la cuisine, s’éloignant malgré lui de la porte, car il ne voulait pas encore contresigner sa défaite d’un exode sans retour. Il spéculait, contre toute évidence, sur une impossible conjoncture qui retournerait les situations et arracherait la victoire à Siemans. Et, tout à coup, une idée scélérate, une pensée terrible, une obsession de criminelles représailles, l’assiégea, qu’il chassa d’abord, mais qui reparut ensuite, harcelante et forcenée, pour dominer enfin dans son esprit. La cuisine s’ouvrait juste en face la chambre à coucher du couple, et il remarqua que la porte de cette dernière ne joignait pas exactement le sol, qu’il y avait à la base une solution de continuité, une fissure d’au moins un centimètre et demi. Il recula déterminé à fuir, mais revint bientôt à pas feutrés, souffla la lampe, pénétra dans la cuisine, se cabra près de l’évier, avança la main, la retira; vira une dernière fois pour échapper à la hantise effroyable et, se décidant enfin, blême et la bouche tordue d’un rictus de terreur, il tourna le robinet du gaz qui fusa avec un bruit doucereux et quasi-imperceptible. Alors, il fila sur les pointes, referma soigneusement l’huis d’entrée, en prenant la précaution de coller contre, au ras de la dalle, le large paillasson de sparterie pour empêcher l’air de se renouveler durant la nuit. Et quand il traversa le jardin, il se vit approuvé, au passage, par le sourire imbécile et béat de la lune, qui se dégageait lentement d’un amas de nuages couleur d’asphalte.


Chargement de la publicité...