Les femmes au gouvernail
IV
Pétition réclamant la représentation intégrale de la nation
«Ce papier-pouvoir, le bulletin de vote, est aussi nécessaire à la femme que le papier monnaie.»
Hubertine Auclert.
L’autorité des électeurs
Pour être écouté des députés il faut avoir pour soi les électeurs. La puissance de ceux qui confèrent des mandats est même pour les mandataires qui n’en tiennent point compte, tellement grande, que les ministres eux-mêmes font consulter, par les préfets, les électeurs sur une réforme avant de vouloir exprimer leur opinion sur cette réforme et de faire adopter ou repousser les projets de loi qui sont, à son sujet, présentés. A l’exemple des maîtres du pouvoir, ces spoliées du droit politique, les femmes, ont voulu demander aux électeurs de recommander aux députés leurs revendications.
Des déléguées de la société «Le Suffrage des Femmes» sont allées à la Bourse du Travail faire appuyer, par une élite électorale, cette pétition réclamant la représentation de la nation:
«Messieurs les législateurs,
«Les Françaises, non représentées, n’ont personne pour défendre leurs intérêts dans les assemblées administratives et législatives.
«Nous vous prions d’assurer la représentation intégrale de la nation, en accordant aux femmes le droit de déléguer des mandataires au Parlement et à l’Hôtel-de-Ville.
«Si vous persistez à exclure l’élément féminin du droit commun politique, vous ne pourrez prendre que le nombre des électeurs pour base de l’élection des députés. Les Françaises point admises à conférer de mandats, ne devant pas logiquement être comptées pour établir les circonscriptions électorales.»
Les suffragistes, aussitôt, ont été comprises par les hommes très avertis qui constituent l’important syndicat des moyens de transports. En dépit du manque de plumes et d’encriers, des centaines de noms et d’adresses furent en peu de temps recueillies. Des citoyens voulaient tous à la fois apposer leur signature sur les feuilles réclamant le vote des femmes.
Les syndiqués qui trouvent tout naturel que les femmes qui luttent, qui peinent, qui mangent aient les mêmes droits que les hommes, ne se sont pas contentés d’appuyer nos revendications; ils nous ont indiqué des voies et moyens pour faire aboutir plus vite notre campagne.
La corporation des ferblantiers a fait aux suffragistes bon accueil; le bureau recommanda notre pétition qui fut de suite signée.
Les Français présents à la réunion des couturières et tailleurs étrangers appuyèrent aussi de leur signature nos réclamations.
Partout on nous encouragea à persévérer, on nous invita à revenir.
Chez les syndiqués, il n’est pas nécessaire que notre cause soit plaidée, elle est gagnée d’avance; car, les laborieux, intelligents, savent qu’ils seront plus forts, quand leurs compagnes posséderont cet instrument émancipateur, le bulletin de vote.
Ce sont seulement ceux que l’égoïsme aveugle qui ne voient pas que l’asservissement de la femme arrête l’évolution des citoyens, attendu qu’à la chaîne de la paria française est rivé le boulet qui empêche l’humanité de s’élever.
Les hommes qui pensent et qui observent, croient qu’en annihilant les femmes, on se prive d’un élément précieux pour la diffusion du progrès.
Les Françaises assureraient à leur pays l’aisance. En restreignant le gaspillage des fonds publics, elles procureraient le moyen d’organiser le travail de manière que plus aucun Français courageux ne puisse manquer de pain.
C’est au détriment général que les gouvernants s’obstinent à tenir hors la loi les femmes. Ils oublient qu’il faut aussi du cœur pour résoudre certaines questions, et qu’en tout on obtiendrait plus de résultats si le sentiment agissant de la femme s’alliait à l’indifférentisme de l’homme.
On trouve qu’il est anormal de ne point faire voter les officiers quand les politiciens votent, n’est-ce pas encore plus anormal de ne pas faire voter les femmes quand les hommes votent?
Tous les êtres, qu’ils soient d’un sexe ou de l’autre, étant en la société également, doivent avoir leur part de souveraineté afin de pouvoir pareillement s’ingénier pour se créer dans un milieu plus harmonique un meilleur sort.
Il y a un fait important qui va, maintenant chez nous, faire envisager le suffrage des femmes d’une tout autre manière par les députés. Jusqu’ici le vote des femmes avait été demandé par les femmes, afin qu’elles puissent au moyen de cet instrument d’émancipation changer leur sort; mais voilà que le vote des femmes est aujourd’hui réclamé... par les hommes!
Le vote des femmes est demandé par des hommes, dans leur propre intérêt...
Des orateurs mâles disent: «Pendant que la femme ne vote pas, elle arrête l’émancipation de l’homme... elle contraint l’homme à se désintéresser... elle l’empêche de se syndiquer... parce que étant écartée de tout, elle ne comprend rien. En votant, la femme s’éclairera, elle apprendra à servir nos communs intérêts».
L’approbation d’électeurs d’élite, la façon sympathique, dont en appuyant de leur signature notre requête électorale, ils disent: «J’en suis!» excite l’allégresse des suffragistes. Les feuilles qu’elles présentent aux Sociétés savantes, à l’Ecole des hautes études, dans les associations, corporations et dans la rue même, comme à Toulouse, où l’éloquente Mlle Arria Ly et sa mère ont recueilli quinze cents signatures.
Sur nos pétitions les noms de savants, d’artistes, de commerçants voisinent avec ceux d’intelligents travailleurs.
Hormis les anarchistes il y a peu d’hommes hostiles au vote des femmes. Pour beaucoup, il ne peut y avoir de masculin ni de féminin lorsqu’il s’agit d’imposer des remaniements sociaux nécessaires. Tous hommes et femmes doivent voter des réformes.
L’empressement des antisuffragistes à se muer en suffragistes, décèle autant que le succès de notre pétition, les progrès accomplis dans l’opinion par la question du vote des femmes.
Aussitôt que les députés ont commencé à s’occuper des projets de loi sur la réforme électorale nous avons pensé qu’il était urgent d’attirer leur attention sur les revendications des Françaises mises hors le droit commun politique.
Le 25 octobre 1909 la Société «Le suffrage des Femmes» a envoyé à la Chambre une délégation de cinq de ses membres pour prier M. Louis Marin, le distingué député de Nancy, de déposer sur le bureau de la Chambre la pétition signée par plus de trois mille personnes.
M. Louis Marin accepta de rendre à la société «Le suffrage des Femmes» le service qu’elle demandait; mais en attendant le renouvellement de la commission des pétitions, où il s’efforcerait de faire introduire des députés féministes, il nous engagea à recueillir d’autres signatures.
Trois semaines après, nous remettions à M. Louis Marin de nombreuses nouvelles feuilles de notre pétition, qui se trouvait ainsi couverte de plus de quatre mille signatures.
Le député de Meurthe-et-Moselle portant sous le bras, attaché par un ruban vert, notre volumineux dossier qu’il allait déposer sur le bureau de la Chambre, était radieux, disent des journalistes.
RAPPORT de M. Louis Marin, Rapporteur Pétition no 1.945.
Motifs de la commission.
La société «Le suffrage des Femmes» a fait déposer sur le bureau de la Chambre une pétition signée par un nombre considérable de Français et de Françaises réclamant la représentation intégrale de la nation.
En effet, tant que la moitié des adultes sera exclue du droit de vote et qu’on n’aura pas donné celui-ci aux femmes, on ne pourra parler du suffrage vraiment universel.
L’égalité des droits entre toutes les personnes humaines, étant aujourd’hui dans la conscience de tous une idée clairement établie, ne permet de refuser aux femmes, en raison de leur sexe, aucun droit politique et par conséquent le droit de vote.
La justice de cette revendication abstraite est précisément renforcée encore par les démonstrations expérimentales qu’apportent aujourd’hui toutes les études sociales: quel économiste nierait que l’infériorité du salaire payé à la femme pour le même travail ne soit un abus de la force, et que le bulletin de vote ne puisse aider à le faire disparaître? Quel historien méconnaîtrait les résultats donnés autrefois par le rôle politique des femmes, notamment dans la France du Moyen Age? Quel psychologue douterait que dans l’établissement des Lois le tempérament féminin ne doive avec celui de l’homme jouer avec fruit son rôle complémentaire habituel? Quel juriste n’affirmerait que maintes injustices disparaîtraient certainement avec le vote des femmes! etc.
Toutes nos spéculations intellectuelles, morales et scientifiques obligent à penser que le suffrage politique est non seulement un droit nécessaire pour la femme, mais qu’il serait pour tous les citoyens, pour l’enfant en particulier, et pour la société entière, un très grand bienfait.
A l’encontre, en revanche, on n’entend que des objections aujourd’hui reconnues puériles.
Le droit des femmes est si clair que la plupart admettent l’excellence de la réforme comme évidente en théorie, mais la combattent, disent-ils, au point de vue pratique.
Or, aujourd’hui dans de nombreux pays, l’expérience est faite qui peut rassurer les plus inintelligents et les plus timorés. Le suffrage municipal est exercé par les femmes en Angleterre, en Suède, au Danemark, en Norvège, en Hollande, dans divers Etats des Etats-Unis d’Amérique, en Australie, en Nouvelle-Zélande.
Partout le suffrage des femmes a provoqué des réformes salutaires. Partout l’expérience a montré que les femmes tenaient particulièrement aux qualités de caractère des candidats, qu’elles obligeaient à effectuer les élections dans des conditions d’ordre et de calme, de dignité, qu’elles amenaient un plus large développement de la législation protectrice de la maternité, de l’enfance et, en général, de tout ce qui favorise la vie de famille, qu’elles tenaient à améliorer les conditions de travail de l’ouvrière, l’organisation de l’assistance, etc.
La preuve, la meilleure de l’évidence de ces bons résultats est que dans les pays qui ont procédé par étapes, c’est très rapidement, devant les fruits excellents donnés par une application d’abord restreinte du vote des femmes, que les extensions successives du suffrage leur ont été très vite accordées.
Aujourd’hui, en France, les institutrices sont électrices et éligibles aux conseils départementaux; elles peuvent prendre part aux élections et faire partie du Conseil supérieur de l’Instruction publique; les femmes commerçantes sont électrices aux tribunaux de commerce, aux Chambres de commerce et aux Chambres consultatives.
Les ouvrières sont électrices et éligibles aux conseils de prud’hommes, aux conseils de travail et au conseil supérieur de Travail.
Conformément à la pétition de la Société «Le suffrage des Femmes» il est utile de proclamer que si la tactique parlementaire la meilleure paraît être celle qui série les réformes et réclame d’abord ce qui peut être immédiatement et facilement réalisable, il faut aussi sur ces questions ne point cacher son idéal et dire clairement ce qu’on ambitionne.
Aussi la 22e commission des pétitions, en présence de la demande des pétitionnaires, c’est-à-dire, le suffrage intégral donné aux femmes, pour réaliser enfin la représentation intégrale de la nation, a jugé nécessaire de se prononcer officiellement. A l’unanimité elle a accepté le bien fondé du principe de la demande des pétitionnaires et reconnu l’importance essentielle que sa réalisation aurait pour le pays.
C’est un succès pour la société «Le suffrage des Femmes» et pour toutes les suffragistes françaises que la question du suffrage des femmes ait fait un pas officiel. Sur le rapport de M. Louis Marin la 22e commission a voté la résolution suivante:
«En présence de la demande des pétitionnaires, c’est-à-dire le suffrage intégral donné aux femmes pour réaliser, enfin, la représentation intégrale de la nation; la commission a jugé nécessaire de se prononcer officiellement: à l’unanimité elle a accepté le bien fondé du principe de la demande des pétitionnaires et reconnu l’importance essentielle que sa réalisation aurait pour le pays.»