Les femmes au gouvernail
II
Le vote et l’éligibilité pour les femmes
«Le suffrage universel ne peut pas signifier perpétuellement l’exclusion du suffrage de la moitié de la nation.»
H. Auclert.
La Constitution de 1791 a distingué la qualité politique du citoyen de la qualité civile du Français. Nous voulons pour la femme et la qualité civile du Français et la qualité politique du citoyen, avec la souveraineté qui découle du vote et de l’éligibilité. Et même—cela paraîtra peut-être audacieux à quelques-uns—l’examen des événements passés et l’observation des événements présents nous font subordonner l’affranchissement civil de la femme à son affranchissement politique. Ceci exige un mot d’explication.
Qu’entend-on par affranchissement civil de la femme?
Par affranchissement civil de la femme, on entend l’abrogation d’une foule de lois vexatoires qui mettent la femme hors la justice et hors le droit commun.
C’est la loi sur le mariage qui fait de la femme mariée et de ses biens la chose du mari.
C’est la loi sur la tutelle[9] qui pour exclure les femmes—hormis les mères et les ascendantes—de la tutelle et des conseils de famille, n’hésite pas à les classer avec les repris de justice et les fous.
C’est la loi humiliante qui, pour attestation civile verbale ou écrite, assimile les femmes aux hommes imbéciles et aux hommes déchus de leurs droits. Les femmes ne seront reçues à témoigner, ni dans un acte de naissance, ni dans un acte de mariage, ni dans un acte de vente. Que dis-je? Une femme n’est pas même admise à certifier l’identité d’une autre femme pour la légalisation d’une signature[10].
Si les femmes avaient été présentes dans les assemblées législatives, elles ne se seraient pas vu attribuer, en même temps que la qualification de mineures, le plus de charges, le moins de droits.
Par affranchissement civil de la femme, en un mot, on entend l’abrogation de toutes les lois d’exception qui dégagent les hommes des responsabilités et chargent les femmes des plus lourds fardeaux.
Quels sont ceux qui peuvent abroger les lois iniques qui oppriment les femmes dans la vie civile?
Ce sont les électeurs et les législateurs, c’est-à-dire, ceux-là seuls qui font ou qui commandent de faire les lois. Voilà un point bien établi.
Maintenant, qu’est-ce que l’affranchissement politique de la femme?
C’est l’avènement de la femme au droit qui confère le pouvoir de faire les lois, par soi-même si l’on est élu député, par délégation si l’on est électeur.
Donc il est de toute évidence que le droit politique est pour la femme la clef de voûte qui lui donnera tous les autres droits.
Quand les femmes pourront intervenir dans les affaires publiques, leur premier soin sera de réprimer l’injuste législation. Leur premier acte sera d’user du droit qu’elles auront de changer leur sort.
Mais tant que la femme n’a pas le pouvoir d’infirmer les lois qui l’oppriment, sur qui compterait-elle pour le faire?
Sur l’homme?
Eh! c’est l’homme qui a établi les lois actuelles et ces lois ne le gênent pas, bien au contraire. Elles lui donnent toutes facilités pour nous gêner. Aussi, au lieu de supprimer ces lois qui rendent la femme esclave, l’homme s’occupe d’en créer qui élargissent encore son horizon. Dans ce pays où l’on compte dix-neuf millions de souverains—les hommes—et dix-neuf millions et plus d’esclaves—les femmes—les réformes que les hommes regardent comme essentielles sont des réformes qui leur octroient de nouveaux privilèges.
Ceci fait, qu’il est hors de doute pour nous, que tant que la femme ne possédera pas cette arme—le vote—elle subira le régime du droit masculin. Tous ses efforts seront vains pour conquérir ses libertés civiles et économiques.
Ce qu’il faut aux femmes pour s’affranchir de la tyrannie masculine—faite loi—c’est la possession de leur part de souveraineté; c’est la qualité de citoyenne française; c’est le bulletin de vote.
La femme citoyenne, c’est-à-dire la femme investie des plus hauts droits sociaux, aura par la liberté, sa dignité rehaussée, par le sentiment de sa responsabilité, son caractère augmenté.
La femme citoyenne se relèvera promptement de sa fâcheuse situation économique. L’Etat et la législation ne l’inférioriseront plus. L’instruction de la femme étant comme celle de l’homme essentiellement utilitaire, toutes les carrières, toutes les professions lui seront accessibles, et, quelque soit son travail, la femme ne le verra plus déprécié sous le prétexte ridicule qu’il émane d’une femme.
La femme investie des plus hauts droits sociaux, la femme citoyenne quintuplera l’efficacité de son influence maternelle; elle aura le pouvoir de doter les générations d’une si grande hauteur de vues morales, que dans les rapports humains, la fraternité se substituera à l’égoïsme, et dans la société—l’harmonie—aux tiraillements actuels.
Tant que la femme n’aura pas le pouvoir d’intervenir partout où ses intérêts sont en jeu pour les défendre, un changement dans la condition politique ou économique de la société ne remédierait pas à son sort. Nous pouvons appuyer cette allégation par des faits. Depuis un siècle, plusieurs révolutions politiques ont eu lieu. Les femmes s’y sont plus ou moins mêlées. Elles ont partagé les dangers de la bataille, mais elles n’ont eu de la victoire ou de la défaite des opinions qui divisent les hommes, aucun avantage.
Un changement de l’ordre social économique n’affranchirait pas la femme, car bien que tous les jours la question économique soit résolue pour un petit nombre de personnes, la condition de la femme est chez les favorisés de la fortune, le lendemain, le même que la veille. Il y a en France des femmes pauvres et des femmes millionnaires. Eh bien! les femmes millionnaires sont soumises aux mêmes lois tyranniques que les femmes pauvres. Toutes les femmes souffrent ou peuvent souffrir de la législation actuelle.
Donc toutes les femmes de quelque opinion et de quelque condition qu’elles soient, toutes les femmes sont intéressées à posséder le pouvoir d’abroger les lois qui les infériorisent et les asservissent.
La puissance du vote
Avant de réfuter les objections qu’on oppose à l’électorat et à l’éligibilité de la femme, il est important de montrer la valeur des droits civiques afin qu’éclairées sur le pouvoir que leur donnerait la possession de ces droits pour s’affranchir, les femmes emploient toute leur énergie à la conquérir.
Démontrons tout d’abord que le petit carré de papier qu’on appelle un bulletin de vote, est bien réellement pour chacun de ceux qui le possèdent, une part de puissance nationale, une part de domination, une part d’autorité qui fait loi.
Les législateurs sont pleins de condescendance pour le moindre de leurs électeurs, parce qu’ils savent le nombre de voix qu’il leur faut pour être député et que mécontenter un seul électeur, perdre une seule voix, ce serait diminuer leur chance d’être réélus.
La puissance électorale s’affirme donc dans le désir qu’ont les députés de donner en toutes choses satisfaction à leurs mandants. Même pour leurs affaires privées, les hommes peuvent obtenir des avantages par la simple autorité de leur vote.
La puissance du vote s’affirme dans le pacte contracté entre les mandataires et les mandants influents. Tout le monde a remarqué le nombre énorme de déplacements de fonctionnaires mâles aux lendemains d’élections: c’est l’accomplissement des promesses faites qui se réalisent. Les Députés s’empressent d’obtenir de l’avancement pour les instituteurs qui les ont servis, qui peuvent encore les servir dans les futures élections.
Mais ils ne s’occupent pas de donner de l’avancement aux femmes, aux institutrices, parce que les institutrices ne sont pas électeurs et ne peuvent, par conséquent, jouir d’influences électorales.
Enfin la puissance du vote s’affirme dans la faveur qui est attachée à la carte d’électeur. Un homme peut se présenter n’importe où sur le visa de ce certificat d’honorabilité—la carte d’électeur—il est partout bien accueilli.
Tandis que les femmes n’étant pas électeurs sont convaincues d’indignité et exclues comme des aventurières de toutes les assemblées politiques sérieuses. Quand, pour des réunions, des conférences, des tenues blanches, des banquets, les hommes veulent bien se départir, envers les femmes, de leur système d’exclusion et les honorer du: «Les Dames sont admises», soyez tranquille. Ce n’est pas par intérêt pour elles qu’on les invite; c’est par intérêt pour les recettes.
L’électorat est pour celui qui le possède un véritable droit de souveraineté. Certes, les hommes sont loin d’avoir su utiliser ce droit de souveraineté. Mais, parce que ce levier, ce talisman,—le vote—est resté infructueux dans leurs mains, ils ne sont pas reçus à dire aux femmes que le droit électoral est une non-valeur, une duperie qu’elles ne doivent ni envier ni réclamer parce qu’il ne saurait rien leur procurer.
Les femmes savent d’ordinaire bien mieux que les hommes tirer parti de ce qui leur appartient.
On a tous les jours dans l’ordre social économique cet exemple sous les yeux: Deux individus, un homme et une femme, ont pour le même laps de temps, la même somme d’argent à dépenser. Avec cette somme, invariablement, la femme trouvera le moyen d’être aisée, l’homme le moyen d’être pauvre.
Ce qui existe dans l’ordre économique existera dans l’ordre politique. Le pouvoir souverain, qui a peu de valeur dans la main de l’homme, sera un moteur puissant dans la main de la femme.
Si avec sa souveraineté électorale, l’homme n’a pas su faire une organisation sociale plus harmonique, qu’il ne s’en prenne donc pas au vote. Qu’il s’en prenne à lui-même qui n’a pas su utiliser son vote. Qu’il se dise que le suffrage restreint aux hommes ne pourra jamais produire les résultats d’un suffrage véritablement universel!
Nous sommes fondé à croire que l’homme a conscience de son incapacité utilisatrice du pouvoir qu’il possède. Sans cela, lui qui dénie tant au vote sa valeur, réclamerait-il si haut, quand pour un motif quelconque, il est exclu du corps électoral.
Si le droit électoral était une non-valeur, dans les pays où ce droit n’existe pas, ou existe avec des restrictions, les hommes de toutes les opinions le revendiqueraient-ils?
Si le suffrage était un leurre, les socialistes feraient-ils dans tous les pays où il n’existe pas, l’agitation en faveur du suffrage universel, si le suffrage universel n’était pas l’espoir sur lequel ils fondent toutes les espérances de réformes.
Si le droit de suffrage ne conférait pas un vrai pouvoir, y aurait-il eu un mouvement si considérable chez tant de peuples en faveur du suffrage universel?
Non, non, les hommes de tous ces pays ne se trompent pas; le suffrage est bien réellement pour tous ceux qui le possèdent le droit d’avoir la main au gouvernail.
Pourquoi donc conseille-t-on aux femmes—les femmes ont plus besoin que n’importe quel homme d’avoir la main au gouvernail pour infirmer les lois qui les oppriment—pourquoi donc conseille-on aux femmes de se désintéresser du droit de suffrage?
Ce qui est bon pour un sexe serait-il mauvais pour l’autre? Que les femmes se méfient de ces faux conseils.
Les hommes qui sont occupés du seul intérêt des hommes, voudraient que les femmes se préoccupent aussi du seul intérêt masculin—oh! ils couvrent leur égoïsme de fleurs, ils appellent l’intérêt de l’homme, l’intérêt de l’humanité—et les femmes, ces généreuses, se laissent prendre à ce stratagème. Elles se détournent de leur objectif—leurs droits—elles aident aux hommes à s’arroger d’autres privilèges et se font ainsi insoucieusement les instruments de leur propre esclavage. Car il est à remarquer que plus l’homme s’élève, plus il écrase la femme du poids de son despotisme.
Dans cette société tout entière organisée contre elles, les femmes n’ont pas d’autres moyens d’avoir justice que d’obtenir le pouvoir de se faire justice à elles-mêmes en participant à la confection des lois.
Les femmes n’ont pas d’autres moyens que le suffrage pour obtenir leur place au soleil, l’autonomie de leur personne et la libre disposition de ce qui leur appartient.
Cri d’alarme
L’analogie qu’il y a en France, entre la situation économique et politique d’aujourd’hui et celle d’il y a un siècle, frappe les moins clairvoyants.
Les pouvoirs publics n’ont plus ni prestige, ni autorité. Bien qu’on ait fortement escompté la fortune des futures générations, la caisse nationale est dilapidée par l’imprévoyance et le gaspillage masculin, et la France est comme il y a un siècle, acculée à la banqueroute.
Comme en 1789 le peuple qui veut la fin du favoritisme et du désordre, demande à grands cris des réformes; mais pas plus que le roi Louis XVI, les 800 dictateurs qui siègent à la Chambre et au Sénat ne peuvent, ni ne veulent, faire ces réformes. De là, aujourd’hui comme il y a cent ans, l’universel mécontentement de la nation.
Le gouvernement a bien changé d’étiquette. Mais notre République, au lieu d’aider les petits à acquérir leur plus-value, n’est, comme la monarchie d’alors, qu’ouverte aux favorisés de la fortune. Et en leurrant tous et toutes de promesses, elle ne donne rien en définitive qu’à ceux qui n’ont besoin de rien.
Les hommes au pouvoir se querellent, non pas comme ils essaient de le faire croire pour leurs opinions. Ils se querellent pour leurs intérêts. Ce qui le démontre bien, c’est que quand il s’agit de la moindre réforme, la plupart des républicains emboîtent le pas aux réactionnaires.
De même qu’en 1789, il y a aujourd’hui en France, lutte à mort entre le passé et l’avenir, entre les égoïstes qui entendent faire stationner l’humanité devant leurs appétits satisfaits, et l’avant-garde généreuse qui veut arracher au progrès et à la science le moyen d’alléger les maux de la tourbe des déshérités.
La France civilisatrice ne peut sortir triomphante de cette période d’enfantement, que si elle utilise toutes les initiatives. De même que dans la mémorable crise de 1789, c’est l’intervention d’un agent nouveau qui a sauvé la situation. Dans la crise identique d’aujourd’hui, l’intervention d’un agent laissé de côté jusque là—la femme—qui a pour ainsi dire exprimé en elle la quintessence du mal être social, forcera la main aux hommes égoïstes et ouvrira l’ère d’une société appropriée aux besoins actuels de l’humanité. Il y a cent ans, les nobles étaient moins opposés aux droits de leurs serfs, que ces serfs émancipés sont aujourd’hui opposés au droit des femmes.
Mais pour que la femme puisse faire succéder au mal-être social causé par l’incurie et la dilapidation masculine, le bien être résultant de son économie et de sa bonne gestion. Pour que la femme puisse mettre en jeu, dans l’état, comme dans la maison, ses inappréciables qualités, il faut qu’elle en ait le pouvoir. Et ce pouvoir, elle ne peut le tenir que du droit pour elle de s’immiscer dans la chose publique.
Pour que la civilisation remplace le déchaînement d’appétits des fauves, il faut que la femme apporte sa suprême pitié, pour faire contrepoids à l’égoïsme de l’homme dans la balance du monde.
Les hommes n’ayant pas su réfréner leurs vices pour établir la République véritable, qui ne peut reposer que sur une sorte de puritanisme, qu’on fasse donner les femmes! Les femmes qui ont conservé intacte, à travers les générations, la vertu qui enfante l’héroïsme, régénéreront l’humanité, sauveront le pays.
Quant au plus fort d’une bataille, le général d’une armée voit une aile de ses troupes fléchir sous le feu de l’ennemi, il dépêche un estafette à l’officier qui garde à distance un régiment d’élite avec cet ordre: Faites donner la réserve!
Les troupes fraîches et reposées, tombent comme une avalanche sur le corps des assaillants, elles le surprennent, le tournent, brisent ses lignes, enfin décident de la victoire.
La France se trouve à l’heure actuelle dans le cas périlleux d’une armée qui fléchit. La République saignée aux quatre veines n’est plus qu’un tremplin où les partis joutent de fourberies et d’ambition.
L’idéal, la lutte des idées sont remplacés par la basse cupidité et l’assoiffement des brutales jouissances.
Ces signes manifestes de dégénérescence et d’impuissance des hommes démontre que l’heure psychologique est venue d’appeler au gouvernement, comme on appelle sur les champs de bataille, les armées de renfort: la réserve. Ici la réserve, l’armée de renfort ce sont les femmes.
Mais, pour accomplir ce sauvetage et cette rédemption, il faut aux femmes le pouvoir qu’ont les hommes: le droit de vote.
Si Jeanne d’Arc n’avait pas été armée, harnachée et hissée sur un cheval, elle n’aurait jamais pu vaincre les Anglais. Si les femmes n’étaient pas élevées à la dignité de citoyennes et armées du bulletin de vote, elles ne pourraient vaincre les injustices criantes et les haines féroces qui menacent de faire disparaître l’espèce humaine dans un formidable choc.
Quelques hommes savent bien qu’ils sont impuissants à changer la situation actuelle, mais il veulent, quand même, garder leur position. Périsse, s’écrient-ils, périsse la France plutôt que la domination masculine! Hâtons-nous de dire que cet égoïsme est le fait du petit nombre. Avant peu la majorité des électeurs aura le patriotisme de déclarer, tout haut, ce qu’elle pense tout bas, à savoir:
Que rien ne va dans le monde, si la femme n’y met la main, et que, puisque les hommes ne savent plus comment faire, ils doivent cesser d’exercer, seuls, la maîtrise; laisser agir les femmes, car les femmes sur lesquelles ils se reposent, de tout, dans la maison trouveront certainement le moyen de tirer l’Etat d’embarras.