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Les femmes au gouvernail

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I
La réforme électorale

«Les droits politiques sont l’axe de la question féministe.»

Hubertine Auclert.

A la veille de la révolution du 24 février 1848 qui donna le suffrage à tous les hommes, M. Thiers disait au roi Louis-Philippe: «Il faut de toute nécessité la réforme électorale, le cercle est réellement trop étroit, il permet à un petit nombre d’exploiter tous les avantages administratifs.»

Aujourd’hui, les femmes peuvent tenir aux actuels détenteurs du pouvoir le langage que M. Thiers tenait au roi en 1848. La situation n’est pas changée. Le système d’exclusion qui retranche net du suffrage la moitié et plus de la nation, donne à un petit nombre, aux hommes électeurs, non seulement tous les avantages administratifs, tous les bénéfices sociaux: la considération, les honneurs, les hautes fonctions, les grosses sinécures, mais encore le droit de disposer du budget et de régir dans leur intérêt la société.

Les législateurs tenant leur pouvoir des hommes règlent tout en faveur des hommes contre les femmes non représentées au parlement.

Sont électeurs tous les Français âgés de 21 ans, et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi.

Les femmes comprises dans le terme français pour être contribuables, ne peuvent point ne pas être comprises dans le terme français pour être électeurs.

On interprète différemment, pour les femmes, le terme générique de français employé par la loi et l’on donne à cette loi une traduction contradictoire. La loi ne stipule pas que les femmes ne sont pas électeurs, elle est simplement muette à leur égard. Le mutisme de la loi permet de lui donner une interprétation contradictoire. Les hommes font dire à la loi que les femmes ne doivent pas nommer de représentants, et ils font calculer d’après le nombre des habitants femmes et hommes, le nombre des sièges législatifs.

Ce qu’il y a de plus pressé à réformer dans la loi électorale: c’est le mensonge sur lequel elle repose. Ou bien on doit rendre le suffrage réellement universel en appelant les femmes à l’exercer; ou, si l’on continue à exclure les Françaises du suffrage, on doit prendre pour base de l’élection des députés, non plus les habitants, mais les électeurs.

Les habitants de la France sont 38 millions 961 mille et les électeurs 11 millions 787 mille. Or, tant que les électeurs sont représentés, il est inutile de donner une représentation fictive aux Françaises, qui ne peuvent avoir leurs intérêts défendus par des législateurs auxquels elles n’ont pas conféré de mandats.

Avant le scrutin de liste, avant la représentation proportionnelle, la représentation intégrale de la nation doit d’abord être assurée par le droit octroyé aux françaises de se faire représenter dans les assemblées administratives et législatives.

Les femmes ont dans toutes les sphères de l’activité humaine d’importants intérêts engagés. Eh bien, tous ces intérêts sont laissés à l’abandon, les femmes n’ayant au Parlement personne pour les défendre.

Tant que les femmes ne votent pas, le parlement n’est pas l’image du pays. Il ne représente pas le complet élément national et ne fournit à la France qu’une représentation défigurée.

Pour que la représentation de la France soit la synthèse organique de toutes les forces vives de la Patrie habitée par des hommes et des femmes, il faut qu’elle soit composée de femmes et d’hommes.

Ni l’âme française, ni l’esprit français, ni tous les intérêts français ne sont complètement représentés au parlement tant que les femmes n’ont pas de mandataires à la Chambre et au Sénat.

Toute la volonté, toute l’énergie, toutes les facultés intellectuelles françaises ne fonctionnent pas, n’agissent pas, la représentation nationale est faussée tant que les femmes sont laissées sans représentants.

Entre la représentation restreinte aux hommes et la représentation intégrale des majeurs des deux sexes qui constituent la nation, il n’y a pas à hésiter.

Exempte-t-on des charges et des pénalités les femmes que l’on exclut des droits? Non.

Défalquera-t-on les femmes des hommes lorsqu’il s’agira d’appliquer l’impôt sur le revenu? Non.

Pourquoi, alors, défalque-t-on les femmes des hommes quand il s’agit de conférer des mandats administratifs et législatifs.

Pour procéder ainsi, on ne peut alléguer l’indignité du sexe féminin, car même les hommes incapables de se conduire, qui sont pourvus d’un conseil judiciaire, restent électeurs et éligibles, représentés et représentants. Il y a à la Chambre des interdits, auxquels on a ôté la libre disposition de leurs biens propres, pour leur donner la libre disposition de la fortune publique.

Quand les interdits eux-mêmes peuvent faire la loi en les salles de vote et au Palais-Bourbon, est-il admissible que les femmes de haute valeur morale et intellectuelle, qui se distinguent dans les sciences, les lettres, les arts, le commerce, l’industrie soient tenues hors du droit commun politique?

La loi électorale doit se dégager de l’imposture du mensonge, elle doit universaliser aux femmes le suffrage et ainsi assurer la représentation intégrale de la nation formée d’hommes et de femmes.

Rien n’est moins universel que le suffrage baptisé ainsi puisqu’il exclut avec toutes les femmes, les hommes militaires, les hommes condamnés, les hommes absents de leur domicile ou non résidents depuis six mois.

Pour rendre le suffrage réellement universel il faut faire voter les françaises comme les français.

Les femmes soumises à l’impôt doivent en contrôler l’emploi afin de n’être point lésées. Les femmes soumises aux lois doivent contribuer à les faire afin de ne point en être victimes.

Les hommes qui ne parviennent point à hisser au pouvoir leurs candidats souffrent peu dans leurs intérêts, car par le fait de la solidarité de sexe, les non représentés bénéficient de la loi faite pour tout le sexe masculin; tandis que les femmes sont sacrifiées tant que le sexe féminin n’est pas représenté à la chambre parce que les lois faites par les hommes pour les hommes sont faites contre les femmes.

De même que des ministres ont longtemps empêché de voter la loi sur le divorce en disant que le divorce intéressait peu les hommes puisqu’ils peuvent librement pratiquer l’adultère, des ministres empêchent de voter les droits politiques des femmes en rappelant aux hommes qu’ils sont eux pourvus des droits politiques, que dès lors la réforme n’offre nul intérêt.

Cependant, on ne changera l’orientation du pays, qu’en faisant intervenir les femmes dans les affaires publiques, car quand les femmes voteront, les révolutionnaires ne formeront pas comme maintenant la presque totalité des électeurs, et les riches candidats ne seront pas dans l’obligation d’adopter leur programme pour se faire agréer par eux.

(Pour se faire élire députés, de riches bourgeois se déclarent anarchistes et pour préparer leur candidature, des lycéens distribuent des placards antimilitaristes.)

Si des députés millionnaires disent aux travailleurs qu’ils doivent réserver leurs forces et leurs armes pour la guerre intérieure qui mettra à bas le régime capitaliste, et recourir à l’insurrection, à la grève générale plutôt que de défendre le territoire, c’est parce qu’ils savent que les électeurs sont en majorité révolutionnaires. Que l’on fasse voter les femmes qui ramèneront aux urnes leurs frères, leurs maris et ce fort contingent révolutionnaire avec lequel les députés candidats auront à compter les fera immédiatement changer de langage. Le gouvernement de la France est devenu une affaire commerciale dont chacun des participants veut tirer profit.

Les députés sont seulement préoccupés de se maintenir au pouvoir. Aussi pour eux, les femmes, sont des électeurs indésirables puisque comptés pour créer les sièges législatifs. Spoliées du bulletin de vote, elles n’ont pas de fiefs électoraux à concéder.

Au lieu d’isoler les femmes du corps social dont elles font partie, on grandirait notre pays en utilisant leur énergie et leur force cérébrale.

Dans toutes les entreprises, la coopération des femmes est escomptée comme une condition de succès. Pourquoi se prive-t-on du concours féminin quand il s’agit de résoudre les grands problèmes sociaux qui réaliseront les aspirations de l’humanité?

Pendant que les législateurs se disputent à propos d’un mode de vote, personne ne dit aux arrondissementiers et aux proportionnalistes, qu’il ne s’agit pas de savoir comment ils s’y prendront pour recueillir, à leur profit, les voix des électeurs, mais qu’il s’agit de faire représenter la France dont la majorité des habitants est formée des femmes.

A l’heure où les gouvernants devraient pousser ce cri du capitaine qui commande un navire en danger d’être coulé: Tout le monde à la manœuvre, ce ne sera pas trop des français hommes et femmes pour accomplir le remaniement social indispensable. On propose d’annihiler les femmes en les faisant compter comme des pierres pour servir de marchepied aux députés.

Le scrutin de liste réduit aux seuls hommes, comme le scrutin d’arrondissement réduit aux seuls hommes, ne donnera que des résultats stériles et sera désillusionnant pour la population.

Il faut avant tout supprimer la restriction apportée au suffrage comme on a fait disparaître devant l’urne le privilège des riches. Il faut faire disparaître devant l’urne le privilège des hommes en appelant les femmes à exercer, au même titre qu’eux, leurs droits politiques.

Un suffrage restreint ne peut être même un simulacre de suffrage universel.

La majorité de la nation formée des femmes subit le joug de la minorité masculine. C’est cette dérogation à la loi du nombre sur lequel repose l’ordre social, qui cause l’anarchie actuelle.

Les assemblées délibérantes ne peuvent s’occuper sérieusement des réformes sociales tant qu’il sera interdit aux femmes qui sont la majorité des intéressés français de formuler leur desideratum.

On a dit que si la France pouvait entrer dans l’enceinte de la Chambre, les minorités y seraient. Les femmes y seraient encore bien plus visibles que les minorités, puisque le nombre des femmes est supérieur à celui des hommes représentés ou non.

Quand des individus s’associent pour exploiter une industrie, quelque soit le sexe des individus, ils recueillent de l’association les mêmes bénéfices.

Pourquoi dans la société constituée par l’agglomération humaine, les femmes et les hommes qui apportent les mêmes enjeux et qui encourent les mêmes responsabilités n’auraient-ils pas les mêmes avantages et les mêmes droits?

Les femmes intervenant dans les affaires publiques, ce serait, dans l’organisme social, une transfusion du sang neuf qui donnerait à notre nation vieillie la vigueur des peuples jeunes, et lui inculquerait le désir violent de rester libre.

Puisque les hommes seuls n’ont pu instaurer une vraie république, il faut que les femmes secondent, renforcent les hommes, et que le renfort d’une élite femme régénère les pouvoirs publics.

Ce meilleur facteur du bonheur humain, la femme, ne peut être empêchée d’actionner les rouages de la machine gouvernementale.

La prospérité ne régnera en France que quand l’homme dans la salle de vote et dans les assemblées délibérantes sera secondé par la femme dont est si grande la puissance d’intuition et d’utilisation.

Les hommes sont sans les femmes, misérables dans l’état, comme ils sont sans les femmes misérables dans la maison.

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