Les femmes au gouvernail
XX
  La femme en état de légitime défense
Les infanticides sont si fréquents, que chacun est forcé de se demander s’ils ne sont pas une nécessité sociale, et s’il ne serait pas temps de mettre, relativement à la génération, les conventions et les lois en harmonie avec la nature.
Le public qui traque la coupable d’infanticide et dispute à la police le soin de l’amener devant ses juges, n’est rien moins que disposé à atténuer son crime.
Cependant, cette meurtrière était en état de légitime défense. C’est pour se sauver qu’elle a tué. La société tout entière fonçait sur elle, menaçait de la vomir de son sein, de l’écharper moralement. Affolée par l’horreur de sa situation, elle est devenue horrible. Elle a mis son enfant hors la vie, pour ne pas être mise hors de l’humanité.
Il faudrait voir comment se comporteraient ceux qui déclament contre la fille-mère exterminatrice, s’ils étaient aux prises avec les difficultés inénarrables de son présent et l’épouvantement de l’avenir qui lui est réservé. Sa faute va tendre autour d’elle un cordon sanitaire. On s’éloignera d’elle comme d’une pestiférée, ses amis ne la connaîtront plus. Toutes les portes, tous les cœurs lui seront fermés. Enfin, alors que ses besoins s’augmenteront de ceux d’une autre existence, elle ne trouvera plus d’ouvrage.
La fille-mère a à choisir entre le mépris public, un dénûment sans nom et... le crime! L’instinct de la conservation, le sentiment faux mais très violent de l’honneur, en font une criminelle.
Quel est l’individu, homme ou femme, qui sachant qu’il va être à tout jamais flétri et flétri injustement, est bien certain de ne pas perdre un instant la raison, et de ne pas commettre un crime pour échapper à l’opprobre qui l’attend?
A ceux qui soutiennent que la mère infanticide a été impitoyable, on peut demander si elle a été aussi impitoyable et féroce que la société qui contraint toutes les pauvres filles, sous peine de déchéance, à se posséder toujours assez pleinement, pour ne jamais oublier les conventions instaurées par les hommes—au profit des hommes,—les lois écrites par les hommes—à l’avantage des hommes—alors qu’elles sont perpétuellement en proie à l’obsession de la loi burinée par la nature dans leur chair et dans leur sang.
Si l’enfant qui naît en dehors des règles de la «loi de l’homme» n’a fait aucun mal aux vengeurs de sa mort, il a, avant même d’exister, imposé moralement à sa mère plus que le supplice des brodequins de fer et de la poix bouillante. Aussi elle le hait. Il est le fils de Judas, la preuve vivante de son déshonneur.
On dit à la fille passive qui a mis au monde un enfant: Ta faute est irrémissible, et l’on voudrait qu’elle ait l’énergie d’une héroïne donnant, son enfant dans les bras, une leçon de morale à la barbarie contemporaine.
A l’homme qui n’épouserait point une fille-mère, de crainte que sa honte ne rejaillisse sur lui, on ne demande point, avant d’en faire un mari, s’il est garçon-père. On le loue d’être père, tandis qu’on soufflette sa coopératrice, du nom de la prostituée:—fille—
«Fille-mère» c’est-à-dire: fille qui joint au vice, la bêtise, puisqu’elle s’est laissée duper.
On voit combien différemment est apprécié le même acte, suivant qu’il est accompli par un sexe ou par l’autre. Les mœurs calquées sur les lois sont défavorables aux femmes parce que les femmes sont exclues des arrangements sociaux.
Les Françaises, qui sont des sacrifiées, de continuelles victimes expiatoires, n’ont qu’un moyen d’avoir justice: c’est de posséder le pouvoir de se faire justice à elles-mêmes, en réformant l’injuste législation.