Les femmes au gouvernail
XIV
Sentiments et systèmes. L’âge et le sexe
Les féministes victorieuses des autres pays, qui ont mis ou qui veulent mettre la main au gouvernail, font des sentiments et des systèmes, une question secondaire. En France au contraire, des revendicatrices prônent leur conception personnelle de l’amour et de la politique. Cette manière d’agir qui divise les femmes, retarde chez nous le triomphe du féminisme.
Les Françaises seraient bien plus libres qu’elles ne sont, si elles n’avaient pas pour but unique dans la vie l’éphémère amour! Elles s’épargneraient souvent d’être dupes de l’homme, si, avant que de lui faire le don d’elles-mêmes, elles s’efforçaient de le connaître. Malheureusement bien des femmes qui ne prêteraient pas vingt francs sans savoir si leur emprunteur est probe, se donnent tout entières avant de s’informer de ce que vaut la moralité de leur amoureux.
Il serait puéril d’exiger que les hommes accomplissent des devoirs dont la loi les dispense. Selon qu’elle est bien ou mal faite, la loi moralise on démoralise l’individu.
Ne vous attendez pas à voir régner la vraie république dans l’Etat tant que la monarchie subsistera légale au foyer.
Les articles du code qui incitent l’homme à mépriser sa mère, l’époux à mépriser sa compagne, le sexe masculin à mépriser le sexe féminin, pervertissent le sens moral de la nation et font qu’aimer et être bon n’est pas la vraie recette pour être heureux. C’est au contraire la recette infaillible pour bien souffrir. Quiconque a une âme noble, un cœur d’élite est tout le long de la vie meurtri. On s’imagine que la force attractive qui pousse les êtres les uns vers les autres, est la garantie du bonheur conjugal.
L’amour rend les humains seulement plus aptes à commettre des erreurs, puisqu’en leur enlevant toute lucidité il les empêche de discerner s’il y a entre eux l’antipathie qui les fera ennemis, ou la concordance de goûts, de pensées, de sentiments d’où résultera leur union morale, la fusion de leur moi.
Combien peu d’êtres sont capables de se comprendre... Ils existent peut-être mais inconnus les uns aux autres. Si ceux qui ont une âme identique se trouvaient face à face, ils ne s’aimeraient pas, car chacun est séduit par le contraste. L’homme grave, le savant sera attiré par l’insouciance d’une enfant. La femme sérieuse, instruite, aimera n’importe quel fou. C’est cette loi éternelle qui cause les déchirements de ceux qui aiment.
Et les hommes trahis trouvent l’apaisement de leurs tourments. Ils ont tous les moyens pour oublier leur peine. Le meilleur est la politique qui leur permet de transporter leur activité cérébrale et affective du «home» solitaire, en la commune et l’Etat où tant d’intérêts passionnants se disputent leur sollicitude.
Aux deux sexes souffrant de l’inconstance, il serait rationnel d’offrir les mêmes remèdes. Pourquoi le moyen de rattacher à l’existence, en se préoccupant d’organiser une vie meilleure aux générations, ne serait-il pas donné aux femmes comme aux hommes désespérés?
Les femmes soumises comme les hommes aux règles légales et aux charges sociales, n’ont pas seulement le droit indéniable de participer à la politique, elles ont besoin d’y participer afin de trouver là un point d’appui, quand, par le fait de la mort ou de l’abandon de leur compagnon, le sol manque sous leurs pieds.
Les hommes, pris par mille occupations diverses, n’apportent pas une attention suffisante à l’amélioration des conditions d’existence des masses, mais les femmes sans rôle ni but, les veuves, les abandonnées, concentrant là leurs énergies accumulées, pourraient aider à résoudre des problèmes qui aujourd’hui semblent insolubles, parce que concernant l’humanité tout entière, les seuls efforts masculins sont impuissants à en donner la clef.
Plutôt que de laisser le chagrin miner la vigueur, et l’obsession des regrets troubler les cerveaux, ne vaudrait-il pas mieux faire sortir, de l’excès des tortures individuelles, la rédemption générale?
L’âge et le sexe
La différence d’âge des époux rend souvent aussi impossible le bonheur conjugal. Généralement le mari est beaucoup plus âgé que la femme. Cependant la grande Mademoiselle Louise d’Orléans duchesse de Montpensier, avait six ans de plus que Lauzun. Talma, avait 28 ans quand il se maria et sa femme, Julie Carreau, 37 ans.
Ce sont là des exceptions: d’ordinaire l’époux a de 8 à 12 ans de plus que l’épouse, parce que soit-disant, la femme vieillit plus vite que l’homme.
Le préjugé relatif à l’âge de la femme n’est qu’un moyen de domination. L’homme bedonnant et blanchissant peut, s’il le veut, être amoureux; son cœur à lui ne vieillit pas, tandis que si une femme qui n’est plus jeune laisse deviner son besoin d’aimer, elle paraît ridicule.
Le sexe masculin s’est concédé la jeunesse éternelle, peut-être à tort, car son organisme n’est point aussi résistant que celui du sexe féminin.
Si nous en croyons les statistiques, le sexe-minorité a beaucoup moins de vitalité que le sexe-majorité, puisque trente mille hommes de plus que de femmes meurent chaque année.
Pourquoi l’homme pourvu de moins de force vitale que la femme est-il censé paraître plus jeune qu’elle?—Parce qu’il existe intégralement et que la femme n’existe qu’à moitié, étant annulée en politique.
La politique tient tellement dans sa dépendance la vie sociale et économique, que chacun, selon que son sexe y participe ou non, est estimé en tant qu’être humain ou en tant qu’animal. Ainsi l’homme qui vote, légifère, est apprécié au triple point de vue moral, intellectuel et physique, tandis que la femme qui ne vote pas, l’est seulement en raison de sa valeur physique.
La femme qui ne vote pas ne vaut que pour le service, le décor et la reproduction. Si volontairement ou non elle s’est soustraite à son rôle animal, on la cloue au pilori avec cette épithète «vieille fille» en laquelle sont résumés l’égoïsme et l’acariâtreté.
C’est d’une victime du désordre social dont on a fait ce hideux hibou. Regardez la vieille fille, cette cible vivante sur laquelle s’exerce la méchanceté humaine, et vous serez attendri par son abnégation, son sourire navré.
N’est pas qualifiée de vieille fille toute femme qui vieillit dans le célibat. Une cocotte surannée, une religieuse blanchie sous la cornette, ne sont point appelées vieilles filles.
Pour n’être pas vieille fille, il suffit de sacrifier au Dieu qui règne dans le ciel ou au Dieu mâle qui règne sur la terre.
A quel âge la jeune fille s’entend-elle qualifier de vieille?—Dès qu’elle sort de l’adolescence. Si, à vingt-quatre ans, elle n’est pas mariée, elle coiffe Sainte-Catherine et entre en la confrérie des vieilles filles.
Alors même qu’en la vieillesse l’homme ne cesse d’être le jeune premier, se croyant apte à plaire et à exciter l’amour, la fillette en sa croissance est tourmentée par la crainte de laisser passer l’heure de captiver l’homme. Le préjugé qui lui fait se faire un point d’honneur de ne pas attendre vingt-cinq ans pour devenir épouse, force à s’accomplir avec la précipitation du désespoir beaucoup d’unions mal assorties.
Si plus des deux tiers des femmes ne se marient pas en France—vingt neuf à trente trois Françaises pour cent seulement arrivent à se faire épouser—c’est évidemment parce que les hommes restent vieux garçons.
Or, jamais aux vieux garçons ne s’attache le ridicule jeté sur les vieilles filles par les hommes, pour forcer les jouvencelles à s’éprendre d’eux.
On ne fait pas à l’homme, de l’état de vieux garçon, un reproche; au contraire. On l’entoure, on le choie, on se le dispute, le vieux garçon; il est partout le bienvenu ouvrant le champ à tous les espoirs.
La femme qui n’a jamais été sollicitée de contracter une union est autant que celle qui a refusé de se consacrer à l’homme, traitée d’égoïste. Alors que le garçon qui se dispense d’avoir une compagne et se fait aimer de celles des autres, est, même par les maris, appelé galant homme.
Pourquoi, quand on apprécie les hommes qui restent célibataires, bien qu’ayant toutes facilités de cesser de l’être, vilipende-t-on les femmes dont il ne dépend pas de la volonté de sortir du célibat?...—Parce que les hommes sont des êtres humains, des citoyens, et que les femmes sont encore assimilées aux animaux.
Au lieu d’être déconsidérés, les vieux garçons sont honorés. Ils occupent en France les hautes fonctions. Au Parlement, dans l’administration, on ne voit que des célibataires! Le mariage est obligatoire, seulement pour la femme, parce que la femme n’existe que pour le mariage. Elle est encore, ainsi qu’écrivait Napoléon à Sainte-Hélène, «la propriété de l’homme comme l’arbre à fruit est celle du jardinier».
Le nombre des femmes étant supérieur à celui des hommes, tous les Français consentiraient-ils à renoncer au célibat, que toutes les Françaises ne pourraient avoir un époux. Au lieu donc de dépriser l’état de célibataire, qui n’annihile aucunement les facultés intellectuelles, il conviendrait de réagir contre le préjugé du mariage obligatoire pour la femme, et d’utiliser au profit de la collectivité nationale les trésors du cœur féminin laissés en disponibilité.
Les vieilles filles dont se gaudissent les hommes, sans doute par ce qu’elles sont les seules femmes qui gardent sur eux des illusions, ont généralement l’esprit ouvert aux larges pensées humaines. Il en est parmi elles qui se lamentent de voir aussi mal utiliser par le sexe souverain, les moyens d’amélioration sociale dont il dispose.
C’est parce qu’elle est annulée en politique, qu’elle n’est que par sa beauté une valeur sociale, que la femme âgée est annihilée.
Avec la fonction de reproductrice finit le rôle de la femme, c’est-à-dire, au moment précis où le rôle de l’homme ne fait que commencer.
L’homme vieux a la valeur de son mérite. Il il bénéficie du savoir acquis, de l’expérience faite. Il doit à son âge souvent de hautes situations pécuniaires et honorifiques, tandis que la femme vieille, donc plus décorative, fût-elle épouse et mère, est isolée en la famille, congédiée par la société.
Elle n’était là que pour l’ornement et qu’à titre de productrice d’enfants. N’en mettant plus au monde et ayant cessé d’être belle, elle ne compte plus, c’est une morte vivante!
Ce ne sera qu’en élargissant son existence par la conquête des prérogatives politiques de l’homme, que la femme pourra faire apprécier, en même temps que sa fugitive beauté physique, sa durable valeur comme intellectuelle et cesser de seulement compter comme un animal pour exister en être humain.