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Les femmes au gouvernail

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XV
La besogne ménagère

Travail domestique rétribué

Lentement, mais sûrement, le féminisme progresse. Lorsque nous avions au congrès de Marseille[18], demandé que le travail ménager soit rémunéré, que la mère allaitant ses enfants, que la femme cuisinant, raccommodant, mettant tout en ordre dans la maison, puisse prétendre à l’indépendance économique, notre proposition avait été jugée si hardie qu’on l’avait qualifiée d’inconvenante et même d’immorale.

Pour certains membres de ce congrès, ne plus vouloir que la femme soit corvéable c’était, paraît-il, sous prétexte d’indépendance et de dignité féminine, inciter la femme à haïr son mari, pousser l’homme à considérer sa compagne comme une étrangère, à la payer comme une prostituée.

Eh bien, ce qui épouvantait hier, semble aujourd’hui rationnel. Le congrès de la ligue de l’enseignement qui s’est tenu récemment à Amiens[19], a, en effet, sans qu’il s’éleva de protestations, adopté le vœu ci-dessous:

«Que le travail de la femme dans la famille soit évalué et qu’on prenne pour base de cette évaluation la rémunération qui serait donnée à une salariée pour exécuter le même travail».

Evaluer un travail, c’est évidemment décider de le rétribuer.

La rémunération empêchera le travail du ménage de paraître abject. Elle relèvera, aux yeux de l’homme, la femme qui l’accomplit et elle rapprochera les époux.

En émettant ce vœu, la ligue de l’enseignement ne s’est pas seulement, à l’exemple de son fondateur, Jean Macé, déclarée en faveur de l’égalité des sexes, elle a orienté la femme vers le féminisme. Car en s’affirmant partisans de l’équité envers la femme, les éducateurs ont reconnu la nécessité d’apprendre à être juste à son égard.

Chez nous, ce qui maintient particulièrement la femme dans l’esclavage, c’est la corvée domestique qui, en usant ses forces, en prenant son temps, la laisse dénuée. La ménagère qui ne reçoit point même de l’homme la somme indispensable pour le ravitaillement de la maisonnée, en peinant beaucoup, en accomplissant des miracles d’économie, est obligée de mendier à son mari quand elle a besoin de quelques centimes.

Or, pendant que la malheureuse reste privée d’argent, l’homme qui lui fait faire gratuitement sa part de besogne à la maison, dépense sans compter au cabaret! Ne serait-il pas équitable qu’il remette à sa compagne une part de salaire qu’elle lui a permis d’obtenir en se déchargeant des occupations domestiques?

L’égoïsme est funeste même à l’homme qu’il favorise, et il est urgent de cesser d’exploiter la femme; obliger, en effet, la procréatrice de se surmener, c’est assurer la naissance d’un maximum d’enfants anormaux, donc créer des charges sociales.

Actuellement, de nombreuses femmes, forcées pour vivre d’exercer un métier, doivent, après le travail professionnel achevé, recommencer à se fatiguer en accomplissant la besogne domestique. L’hypocrite loi qui leur interdit la veillée pour exécuter l’ouvrage payé, leur laisse toute liberté de passer la nuit à peiner gratuitement.

L’homme, en sortant du bureau, du magasin, de l’atelier, se repose et se distrait, pendant que son esclave, en quittant son emploi, s’exténue pour lui assurer logement, linge, vêtements propres, repas bien apprêtés.

Aider la femme à échapper à l’exploitation familiale, c’est la rendre apte à mettre au monde des humains, qui, étant moins à redresser, plus aisément se développeront.

Quand le travail de gestation et d’enfantement qui perpétue l’espèce humaine, quand le travail domestique qui la conserve seront appréciés à leur valeur, le préjugé du sexe disparaîtra.

Les femmes qui peinent presque sans interruption et, quasi sans rétribution, ont leurs cris de souffrance étouffés en l’enceinte que leur fait l’isolement.

Entre les femmes, nul point de contact; le terrain politique qui permet aux hommes de se connaître, de s’unir pour défendre leurs intérêts corporatifs comme leurs intérêts publics, leur fait à elles, défaut. Aussi, ne sont-elles que quelques-unes de groupées dans des métiers où sont surmenées, exploitées, des milliers et des milliers d’ouvrières.

Malgré que les socialistes, au pouvoir, ne puissent rien pour les femmes tant qu’elles ne votent pas, combien, néanmoins, celles-ci en s’associant, en donnant aux exploiteurs la peur d’un concert de plaintes, pourraient améliorer leur sort!

C’est moins relativement à la limitation des heures de travail de la femme—limiter le travail féminin qui ne s’achève là que pour reprendre ailleurs, est une amère ironie—que, contre la condamnation de la femme à un double labeur: l’un à peine payé, l’autre tout à fait gratuit, que devrait se porter l’effort féministe.

Si, dans une usine ou une fabrique, la moitié des employés disait à l’autre moitié en désignant un ouvrage rebutant: «Chargez-vous de cette ingrate besogne qu’il ne nous plaît point de faire. Vous ne recevrez pour cela aucune indemnité, mais nous nous ferons rétribuer le temps que vous emploierez à accomplir à notre place, notre part de ce travail; et, si vous avez soin de bien nous disposer envers vous, aussi longtemps que cela nous sera agréable, sans trop nous faire tirer l’oreille, nous subviendrons à votre entretien. Les dupeurs proposant ce marché, seraient vite remis à leur place par ceux qu’ils voudraient exploiter.

Eh bien, la convention, qu’en aucun cas jamais des hommes ne pourraient faire accepter par d’autres hommes, est subie par les femmes.

Beaucoup de Françaises ont dans leur ménage la position d’un enfant auquel, dans un moment de générosité, on promet un jouet, dans l’occurrence, un objet de toilette; la somme nécessaire à son habillement ne lui étant donnée comme une faveur, que pour chaque objet.

Si le pivot de la famille est ainsi humilié, c’est un peu sa faute. Il suffirait que les femmes qui s’usent au travail improductif, se missent en grève pour que l’homme fût contraint ou de les indemniser pour les servir, ou de distraire quelques heures de son temps rétribué, pour se servir lui-même. Si la grève des mineurs en raréfiant le combustible peut arrêter le machinisme, la grève des ménagères forcerait, faute d’être entretenue, huilée, la machine humaine elle-même, à s’arrêter.

Les hommes profitent du travail féminin, sans se donner la peine de penser que l’exploitation de la femme dans le ménage par l’époux, autorise l’exploitation de la femme par l’employeur.

Les maris, qui ont avili la main-d’œuvre féminine, en établissant l’usage de ne point la payer, accusent ensuite les femmes de faire baisser les salaires quand elles apportent, en leurs métiers, l’effort de leurs bras dont, par la coutume de bénéficier de la gratuité, ils ont reconnu l’indignité à être récompensée.

L’Etat admet ces malhonnêtes procédés envers le sexe féminin, qu’il exploite partout où il l’emploie, en lui donnant, pour un travail égal, un salaire moindre qu’au sexe masculin.

Alexandre Dumas écrivit un jour à une actrice qui lui avait fait des confidences:

«Méprisez l’homme, passez-vous de lui: toute la force, toute la valeur de la femme est là!»

En ce conseil est formulé le principe de la liberté féminine. La femme qui peut exister moralement, matériellement, diriger ses affaires, satisfaire à ses besoins sans le secours de l’homme, est en dépit de l’asservissement des lois et des mœurs, son propre maître.

Chose curieuse, les hommes qui, tous se sentent un peu de faiblesse de caractère, poursuivent la conquête des femmes aptes à endosser leurs responsabilités. Ils recherchent les fortes qui peuvent se passer d’eux. En dehors des riches, qui ont toujours été l’objet de leurs convoitises, les pourvues de bonnes professions ou de réelles aptitudes domestiques fixent surtout leurs choix. Certes, ils aiment les coquettes, mais seulement pour flirter!

Cependant, les parents ne tiennent point compte de cette indication. Ils admirent leurs enfants et attendent tout pour elles de leurs regards fascinateurs. Les laisseraient-ils dépourvues à la fois, de professions et de dots? Ils développent chez leurs filles un intensif besoin de luxe. De même que la riche, la plus pauvre semble devoir être une décorative. Elle est parée afin de bien affirmer que, seul, un homme très riche pourra l’entretenir. Parée, à crédit souvent, les industriels escomptent le mariage des belles filles, comme les usuriers celui des garçons cultivés.

Les institutrices se joignent aux mères idolâtres pour maintenir en l’erreur, au lieu de les fortifier dans les réalités, les jeunes personnes. Des éducatrices qualifient les soins du ménage de «besogne de femmes de charge devant laquelle reculeront les jeunes filles instruites et bien élevées».

Si, en nos écoles, on éveille de la répugnance pour la première obligation imposée à toute Française, n’ayant point le moyen de se faire servir, il ne faut plus s’étonner que le Café reste, comme l’appellait Théodore de Banville, «Le paradis de la civilisation, l’inviolable refuge de l’homme contre les poussières et les vulgarités du ménage».

L’éducation et l’instruction ne rendent pas inaptes à se servir soi-même. Au contraire, tout développement est propice à émanciper du préjugé qui fait classer le travail en besogne noble ou vile et à le faire accomplir, ce travail, quel qu’il soit, sans penser déroger.

Un américain millionnaire ne se croit pas déchu, en redevenant cireur de bottines; voilà pourquoi il remonte si vite au premier échelon social. Il n’y a guère en France que les juifs qui en tombant de très haut, se retrouvent sur leurs pieds comme les énergiques Américains.

En conjurant les législateurs de supprimer l’esclavage de la femme qui entrave la liberté de l’homme, nous supplions les institutrices et les mères de donner aux Françaises la trempe morale qui les fera libres, parce que décidées à ne reculer devant aucune besogne, parce que aptes à élever, en les accomplissant, tous les travaux.

Les jeunes filles instruites, bien élevées, qui n’ont pas le moyen d’avoir de domestiques ne s’abaissent pas, en se livrant aux soins du ménage, puisque leur entente de ces occupations leur donne une valeur nuptialitaire.

Nous connaissons dans différents milieux, des jeunes gens instruits, distingués, qui, relativement à la dot, ne seront pas exigeants. Seulement ils veulent trouver chez la compagne de leur vie, du savoir-faire; l’aptitude à organiser de ses propres mains le bien-être, chez soi.

Ces futurs époux disent: «Nous nous dévouerons avec joie à gagner entièrement la vie commune, mais à la condition que, pendant que nous travaillerons, notre compagne ne demeurera pas immobile, en proie aux dangereuses suggestions de l’oisiveté.»

La femme n’est plus une charge quand elle devient une aide, et l’union dans l’effort ne saurait déplaire aux jeunes filles fières.

Les jeunes hommes avisés, qui en place d’une dot, demandent à leur épouse de savoir se servir elle-même, sont inconsciemment des émancipateurs. Ils forceront mieux que quiconque les jeunes filles à s’affranchir des besoins fictifs que les préjugés leur ont inculqués et ainsi à se faire libres, avant de voir décréter leur liberté.

Plus la femme s’évertuera à ne compter que sur elle-même et s’ingéniera à se passer de l’homme, plus elle sera en condition d’être recherchée par lui, dans tous les pays parmi toutes les races.

1er mai des Femmes

Quand l’employeur, qui a plus intérêt à rémunérer la besogne accomplie que les heures de présence au chantier, aura diminué la durée du labeur quotidien réclamée par les travailleurs des Deux-Mondes[20], quand l’homme—aristocrate dans l’humanité—sortira à quatre heures de l’atelier, il pourra, à son gré, se croiser les bras ou se promener comme un bourgeois, canne à la main. Alors que la femme ouvrière devra toujours, quelle que soit l’heure à laquelle finisse la journée, entreprendre un travail encore plus pénible que celui qu’elle vient d’accomplir: balayages, nettoyages, approvisionnements, cuisinages, lavages, raccommodages, repassages, soins aux enfants etc., etc.

Les manifestants qui proclament que le 1er mai veut dire: «Plus de travail exténuant, repos normal, loisir...» ont-ils mis dans leur programme d’alléger le fardeau de leur compagne en partageant avec elle le travail, aussi nécessaire qu’improductif, du ménage?

Ce n’est pas, dira-t-on, l’affaire de l’homme de balayer la maison, de nettoyer les ustensiles, de laver, raccommoder les hardes, de préparer le dîner.—C’est bon pour une femme de peiner gratuitement dans ces métiers de femme.

Est-ce qu’il n’y a pas des hommes qui sont valets de chambre, tailleurs, blanchisseurs, cuisiniers, marmitons?

Lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent, l’homme dispute très bien à la femme l’office de ménager qu’il trouve indigne de lui quand il s’agit d’en faire la besogne pour rien.

Les mères sont, il faut l’avouer, un peu coupables de leur exténuement. En négligeant d’apprendre à leurs fils à se servir eux-mêmes, elles perpétuent, à travers les générations, la tradition du servage féminin.

Pourquoi l’homme, qui n’a pas au régiment, de domestique pour faire les corvées, se débarrasse-t-il dans la vie civile, sur sa mère, sur ses sœurs, sur son épouse, de tout ce qu’il y a de pénible à accomplir dans la maison?

Astreint, comme la femme, à se nourrir, à user ses vêtements, à salir son linge, sa vaisselle et son logement, déchoirait-il plus qu’elle, en balayant, en lavant, en préparant ses aliments, en recousant ses boutons, comme il le faisait, sans rechigner, à la caserne?—Non! Et avant de posséder, ou après avoir perdu cette servante gratuite qu’on dénomme son épouse, l’homme se trouverait fort bien de s’obliger soi-même.

Le partage entre époux du travail du ménage permettrait à la femme de partager le repos, le loisir de l’homme. Alors en rentrant au logis, le mari trouverait au lieu d’une femme fatiguée, épuisée, qui a parfois la bouche amère, une compagne aimable, gracieuse, avec laquelle il serait fier de se montrer.

Quelle entente mettrait dans le ménage ce simple travail fait ensemble! Les époux s’entr’aidant en bons camarades, il n’y aurait plus chez la femme, succombant sous l’effort, la sourde révolte qui se traduit en humeur. Et chez l’homme, ce serait fini du mépris pour celles auxquelles sont dévolues des occupations dites serviles—parce que non rétribuées—puisqu’il partagerait ces occupations.

L’épouse, pas surmenée, conserverait sa gaîté de jeune fille, et, le mari n’ayant plus à redouter les plaintes et les poussières, se trouverait heureux dans le logement où grâce à ses muscles, brillerait ce luxe du pauvre: la propreté.

Quand la Française n’aura plus à supporter que la moitié du fardeau domestique, elle trouvera enfin le temps de penser qu’elle n’est pas une bête de somme, qu’elle doit exercer tous les attributs de personne humaine et s’occuper des intérêts généraux avec lesquels ses intérêts particuliers ont tant de corrélation.

Les femmes qui sont prises aux entrailles, quand elles entendent des humains crier—devant des terres où il suffirait de jeter quelques grains pour que de leurs flancs généreux sorte la nourriture—crier en face de colonies paradisiaques où les récoltes succèdent aux récoltes: «Je n’ai pas de travail! j’ai faim!» voudraient réprimer ce désordre social et assumer avec l’homme la souveraineté publique afin de pouvoir empêcher la nation de pâtir devant ces richesses inexploitées.

Malheureusement, les femmes sont en même temps que des dégradées civiques, des condamnées aux travaux forcés à perpétuité.

Les maris, sauf de rares exceptions, croient qu’une épouse est un petit bœuf donné par la nature et ils usent, ils abusent de son dévouement.

Si la réduction du labeur de l’homme ne devait pas diminuer pour la femme le surmenage improductif qui fait obstacle à son indépendance économique, les travailleuses qui peinent souvent dix-huit heures sur vingt-quatre seraient obligées de se liguer pour faire contre le travail supplémentaire du ménage qui ne leur rapporte rien, elles aussi, leur 1er mai.

En se croisant les bras comme eux, devant les travaux domestiques, les femmes imposeraient aux hommes, habitués à être constamment servis, des privations qui amèneraient vite leur égoïsme à accommodement.

Certes, la Française si vive, si active, ne recule pas devant l’ouvrage. Seulement, elle sait que l’amour, le dévouement, les qualités morales d’une femme, sont partout moins appréciés que ses charmes, et que, si elle est enlaidie par d’excessifs labeurs, son mari lui donnera une rivale plus fraîche. Aussi, pour conserver sa gentillesse et sa santé, c’est-à-dire, son bonheur en ménage, l’épouse s’insurgera, s’il le faut, contre l’attribution exclusive qui lui est faite, d’un travail supplémentaire exténuant.

Mais la femme sera-t-elle forcée de faire son 1er mai, pour éviter de perdre en se détériorant le cœur de son mari?

Ne serait-ce pas suffisant que ses conseillers à la Tribune et dans la presse disent à l’homme qui va distraire au cabaret ses heures de chômage, pendant que sa compagne continue la journée en se tuant de travail à la maison: «Puisque tu profites du bien-être domestique, fais ta part de besogne domestique comme au régiment».

Au régiment les hommes sont à tour de rôle astreints à la corvée de nettoyer la chambrée et à préparer «l’ordinaire»: pourquoi n’en serait-il pas de même au foyer?

La corvée amicalement partagée entre mari et femme, obligés à se servir eux-mêmes, semblerait moins pénible. L’effort réciproque pour rendre l’habitation commune agréable, rapprocherait les conjoints.

Bien plus sages que nous, les Américains reconnaissent que les deux sexes étant dans l’obligation de se nourrir et de se vêtir, doivent savoir cuisiner et coudre. Ils font, dans les collèges, suivre en commun par les garçons et par les filles les cours de cuisine et de couture, afin qu’en l’épreuve de la vie hommes et femmes soient pareillement aptes à se rendre, à l’occasion, à eux-mêmes, services.

Quand s’inspirera-t-on dans les écoles de France de ce bon exemple Américain?

Qui fera le ménage?

Comme les jeunes filles, les jeunes gens ont besoin d’être initiés aux arts domestiques.

—Qui fera demain le ménage?

—Celui des époux qui sera le plus savant!

«Celui de nous deux, dit Socrate, glorifiant le travail du ménage, qui sera le plus industrieux économe, est celui qui apporte le plus en la société.»

Que l’on ne se hâte point de sourire. Avant de réfuter ces affirmations, il est bon d’examiner si un intérêt supérieur n’exige pas, que soit remonté le courant d’anarchie sociale où tout est bouleversé, déplacé, où nulle chose n’est appréciée selon sa valeur, où nul être n’est, d’après son mérite, coté.

En notre société où un commis de magasin est mieux vu que l’indispensable semeur de blé, où les professions sont d’autant moins rétribuées et considérées qu’elles sont plus utiles, où l’on gagne davantage à amuser les êtres qu’à décupler leur existence, où il y a l’académie de musique et pas l’académie de l’alimentation, il n’est point surprenant que le sexe masculin défende ses positions honorées, parce que lucratives, et ne veuille participer aux travaux, qualifiés de vils, parce que pas rémunérés.

Quand se dissiperont les ténèbres qui voilent aux humains la vérité? Les arts domestiques, dont peut résulter la modification des êtres, seront recherchés, réhabilités. Si l’on ne crée pas comme le proposent des gastronomes, une académie de femmes gardiennes de l’art de bien vivre, on peut être certain que les générations futures se préoccuperont de vivre pleinement, en complète santé et que selon le vœu du baron Brisse, sera installée à Paris une faculté de chimie culinaire, et que la science de l’alimentation enseignée gratuitement fera baisser la mortalité.

Présentement, les humains ont moins que les animaux, l’instinct de la conservation.

Dans les écoles on apprend tout aux enfants, hormis l’art d’augmenter l’énergie vitale.

Mais viendra l’heure où chacun ayant la science de la conservation, s’évertuera à renouveler ses forces pour prolonger son existence. Alors, l’ensemble des travaux qui coopèrent à ce résultat, apparaîtra de premier ordre, sera le plus relevé. Les êtres instruits et intelligents ne se déchargeront plus sur quiconque, à la maison, des soins que le savant se réserve à lui-même dans le laboratoire.

On a déjà, de cela, des signes précurseurs. Lorsque les femmes demandent à contrôler l’emploi de l’argent qu’elles versent, comme contribuables, chez le percepteur; et que les malotrus leur crient:—Votre place est à la cuisine; retournez à vos casseroles! elles ne se sentent point insultées et regardent d’un gentil air de pitié leurs insulteurs. On croirait qu’elles ont compris:—Votre place est au laboratoire! Retournez à vos cornues!

Tout le monde a aujourd’hui l’intuition de cuisines savantes, on pressent que les casseroles méprisées deviendront les philtres, en lesquels on puisera le secret de vie, l’élargissement intellectuel.

L’humain possédant la science de la conservation, substituera à la médication inoffensive ou corrodante, l’alimentation scientifique qui favorisera le libre jeu de tout l’organisme. En ce temps-là, on traitera d’égaux les préparations de bouillons régénérateurs et les confectionneurs de bouillons de culture. Le cuisinier sera un savant comme le savant est un cuisinier.

Bien que les tranches de pain coupées en rond ne doivent plus, comme autrefois, servir d’assiettes, que restera-t-il à ce moment de la vulgarité du ménage?—Pas même les poussières que Banville conseillait de fuir en allant au café.

Hommes et femmes se disputeront les prérogatives qui leur permettront de rendre beaux les laids, vigoureux les faibles, avec un atome de substance ferme et fluide.

Comme en la parant de la couleur seyante on fait s’affirmer la beauté, en adaptant au tempérament de chaque individu les sucs nourriciers appropriés, on décuplera la vigueur physique et intellectuelle, on fera s’affirmer la santé. On peut donc prédire le triomphe des manieurs de casseroles où s’élaboreront les mixtures vivifiantes.

Pour le moment, la cuisine est désertée et ce qu’on y fait est qualifié d’œuvre vile, ne méritant pas d’être rémunérée. Un politicien malade n’existant que grâce à sa ménagère, a même, en parlant des salaires, avancé cette énormité qui synthétise les erreurs contemporaines:—Il tombe sous le sens que le travail d’une ménagère a moins de valeur sociale que celui d’un mécanicien, d’un employé.

Mais la ménagère est le premier des mécaniciens, puisqu’elle entretient en un bon état de fonctionnement, la machine de chair humaine autrement précieuse que celle de métaux que la vapeur met en mouvement. Car à quoi serviraient toutes les autres machines, si celle-ci d’abord n’existait?

C’est l’absence du sentiment de sa propre conservation qui fait mépriser par l’homme les travaux dont la prolongation de l’existence peut résulter.

L’aristocratie de sexe qui a succédé à celle de caste ne permet pas aux mâles de se livrer aux occupations ménagères; c’est travail vil, parce que improductif.

Pourtant, bien que l’on ne sache commander que ce que l’on sait exécuter, ces mêmes hommes qui trouvent l’art ménager au-dessous d’eux, se sont réservé le droit d’élaborer le programme du cours ménager voté par le Conseil Municipal, et ils brevèteront aussi le savoir ménager, puisqu’il y aura à faire cela, honneurs et profits pour eux.

L’homme ne veut pas sans être rémunéré, s’utiliser; même celui qui a pour métier de servir les autres, feint en rentrant chez lui, de ne pas savoir se servir lui-même.

C’est l’ignorance et le préjugé qui font considérer comme abjects les travaux de premier ordre. La science de la conservation humaine exhaussera les arts domestiques.

Demain on honorera les inventeurs de mets réparateurs, comme on honore aujourd’hui les inventeurs d’engins meurtriers.

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