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Les trente-six situations dramatiques

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VIIIe SITUATION
Révolte

(Tyran — Conspirateur)

Réciproque partielle, comme j’ai dit, de B de la VIe.

L’intrigue, si chère au public de ces trois derniers siècles, est du moins fournie par la nature propre du sujet que nous abordons. Mais, par un étrange hasard, on l’a presque toujours traité, au contraire, avec la plus grande candeur. Une ou deux péripéties, quelques surprises vraiment trop faciles à prévoir et étendues uniformément à tous les personnages de la pièce, voilà les agréments presque invariables qu’on a attachés à cette action, — si propice pourtant aux doutes, à l’équivoque, l’« entre chien et loup », crépuscule dont la vague incertitude ne prépare que mieux l’aurore de la révolte et de la liberté !

A 1 — Conspiration d’un individu surtout : — La Conjuration de Fiesque de Schiller, Cinna de Corneille, un peu du Catilina de Voltaire (cette tragédie appartient à « Ambition », XXXe), Thermidor ; la Conspiration du général Malet (M. Augé de Lassus, 1889).

2 — Conspiration de plusieurs : — La Conspiration des Pazzi, d’Alfieri ; le Roman d’une Conspiration (d’après le roman de M. Ranc, par MM. Fournier et Carré, 1890).

B — Révolte. 1, d’un individu qui entraîne les autres : — Egmont de Gœthe (et avec ce drame l’espèce de parodie qui en fut jouée naguère à Paris sous l’euphémisme bien connu d’adaptation), Jacques Bonhomme (M. Maujan, 1886), la Mission de Jeanne d’Arc (M. Dallière, 1888). Roman : Salammbô. Histoire : Solon feignant la folie.

2, de plusieurs : — Fontovéjune de Lope de Véga ; Guillaume Tell de Schiller, Germinal de Zola, les Tisserands de Silésie de M. Hauptmann (drame interdit en 1893 avec l’approbation d’un Parlement peu après dissous), et l’Automne de MM. Paul Adam et Gabriel Mourey (drame interdit en 1893 avec l’approbation d’un autre Parlement dès avant dissolu). — Roman : partie de la Fortune des Rougon de Zola. Histoire : la prise de la Bastille et les nombreuses émeutes de ce siècle.

Particulier, comme on voit, aux scènes modernes, ce genre d’action a donné de beaux drames virils à l’Angleterre, à l’Espagne, à l’Italie et à l’Allemagne, d’un caractère autoritaire et violent dans les deux premiers pays, généreux et jeune dans les deux derniers. La France, à coup sûr, mieux qu’aucune est faite pour comprendre et rendre de telles émotions.

Mais… Thermidor fut interdit « de peur » qu’il ne froissât des amis, centenaires apparemment, de Maximilien ; le Pater « de peur » qu’il ne déplût à des communistes ; Germinal de Zola, l’Automne d’Adam et de Mourey (deux tableaux peints en nuances quelque peu différentes, les titres l’indiquent assez) furent arrêtés « de peur » d’insurger quelques conservateurs ; l’Argent d’autrui de M. Hennique le fut un certain temps de « peur » de choquer des gens de finance, actuellement sous les verrous ; Lohengrin (sujet celtique), longtemps de « peur » d’irriter six chauvins français illettrés ; un nombre infini de drames « de peur » de fâcher l’Allemagne, ou nos diplomates de salon qui en parlent… D’autres encore « de peur » de vexer le Grand Turc[7] !

[7] Historique. Qu’on se rappelle l’aventure du Mahomet de M. de Bornier, qu’a fait interdire dans notre république « franco-russe et libre-penseuse » un individu que nos lois jugeraient digne des travaux forcés à perpétuité.

Et pourtant y a-t-il un exemple d’une pièce de théâtre amenant une calamité nationale, comme on nous en menace ?

Ce prétexte n’est vraiment pas plus sincère que ceux allégués, par exemple, pour répudier du théâtre toute peinture nette de l’amour. Il suffirait en effet à nos pudibonds de faire refuser aux contrôles les enfants (qui d’ailleurs s’y présentent bien rarement sans être accompagnés). Est-ce donc qu’elle trouve plus dangereux, notre Bourgeoisie éprise du seul roman, d’écouter en public que de lire, seule, d’une main, comme disait le XVIIIe siècle ?… Car à notre art dramatique, demeuré, notez-le, malgré son épuisement, le grand moyen de propagande, sans rival quoique envié, de la langue et de la pensée françaises dans l’Europe, — voici qu’on interdit, peu à peu, de toucher directement : à la théologie (notre libre originalité depuis le XIIe jusqu’au XVIIIe siècle), — à la politique, — à la sociologie, — au langage de la Foule pour laquelle il est fait et qui y assiste, refoulée et tassée de par l’architecture néo-louisquatorzième, dans l’obscurité étouffante de l’amphithéâtre, — aux personnes, — aux mœurs criminelles, sauf (pourquoi ? oui, dites-moi pourquoi ?) à l’adultère, — dont vit, ce qui était fatal, notre personnel théâtral, au moins deux jours sur trois.

… Les anciens disaient que l’homme en esclavage perd la moitié de son âme : un dramaturge est un homme.

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