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Les trente-six situations dramatiques

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XVIIIe SITUATION
Involontaire crime d’amour

(L’Amant — l’Aimé — le Révélateur)

Celle-ci et la suivante profilent, sur notre horizon dramatique, entre toutes les silhouettes, les plus invraisemblables à coup sûr, et pourtant elles sont, en elles-mêmes, fort admissibles, et pour le moins aussi peu rares qu’aux temps héroïques aujourd’hui, de par l’adultère et la prostitution, lesquelles oncques mieux ne florirent : c’est la découverte qui en est plus rare. Encore non ! — car chacun de nous a vu de ces mariages, très naturels en apparence et comme préparés par les relations anciennes des familles, obstinément éloignés, repoussés et désespérément brisés par des parents, bizarres semblait-il, mais en réalité trop certains de la consanguinité des deux épris… De telles révélations ont donc lieu souvent encore, quoique sans l’antique et shocking éclat, — grâce à la prudente pruderie actuelle, et à l’habitude.

Sa réputation de fabuleuse monstruosité fut léguée en réalité à notre XVIIIe par la célébrité sans égale du thème d’Œdipe, arrangé d’une façon à dessein romanesque, — sphyngiaque pour tout dire, — par Sophocle, et que ses imitateurs ont toujours été surchargeant d’arabesques de plus en plus chimériques et extraordinaires.

Cette Situation et la suivante, comme un peu toutes les 36 d’ailleurs, sera représentée, au choix, sous deux jours : 1o la fatale erreur ne se révélera simultanément au spectateur et au personnage qu’une fois irréparable (A), et alors l’état d’esprit rappellera beaucoup la XVIe ; ou, 2o le spectateur, informé, voit le personnage aller en aveugle vers le crime, comme en un sinistre colin-maillard (B, C, D).

A 1 — Apprendre qu’on a épousé sa mère : — Les Œdipes d’Eschyle, de Sophocle, de Sénèque, de Corneille, de Voltaire, sans parler de ceux d’Achæus, de Philoclès, de Mélitus, de Xénoclès, de Nicomaque, de Carcinus, de Diogène, de Théodecte, de Jules César, ni de ceux de Jean Prévost, de Nicolas de Sainte-Marthe, de Lamothe, de Ducis, de M.-J. Chénier, etc. Le plus grand éloge de Sophocle, c’est l’étonnement qu’on éprouve de ce que ni tant d’imitations, ni la légende romanesque trop connue de l’abandon sur le Cythéron, ni le mythe, peu moderne, du Sphynx, ni la différence d’âge entre les deux époux (question capitale pour notre temps, où les actes d’état-civil remplacent peu à peu les primordiaux sentiments humains !), rien de tout cela, dis-je, n’ait fait paraître l’œuvre dénuée de tout naturel au public.

2 — Apprendre qu’on a eu pour maîtresse sa sœur : — La fiancée de Messine de Schiller. Ce cas, évidemment plus fréquent, prend de l’invraisemblance à être combiné avec la XIXe dans ce drame. Ex. roman. : les Enfants naturels de Sue.

B 1 — Apprendre qu’on a épousé et qu’on allait posséder sa sœur : — Le mariage d’André (MM. Lemaire et de Rouvre, 1882 ; selon le procédé comique, il ne s’agit que d’une erreur ; et le drame « finit bien »). Abufar de Ducis rentre dans une catégorie voisine.

2 — Même cas, où le crime avait été machiavéliquement préparé par un tiers : — Héraclius ; cela donne, nécessairement et malgré tout le génie possible, plutôt la sensation d’un cauchemar que de la réalité terrible.

3 — Être sur le point de prendre sa sœur inconnue pour maîtresse. Et la mère, témoin, hésite à révéler le danger, de peur de porter un coup fatal à son fils : — les Revenants d’Ibsen.

C — Être sur le point de violer sa fille inconnue. — Ex. fragm. : la Dame au domino rose de Bouvier (1882).

D 1 — Sur le point de commettre un adultère par ignorance (les seuls cas que je sache au théâtre) : — le Roi cerf et l’Amour des trois oranges, de Gozzi l’un et l’autre.

Cependant, le subterfuge qui souvent sert d’origine à cette aventure et à la suivante a dû être mainte fois employé par l’adultère pour triompher de la fidélité conjugale.

2 — Être adultère sans le savoir : — peut-être l’Alcmène d’Eschyle. Roman : la fin du Titan de Jean-Paul.

Les diverses modifications de l’inceste et les autres amours interdites, qu’on trouvera à la XXVIe, s’accommoderont très bien de la même manière que les œuvres ci-dessus classées.

Nous venons de voir l’adultère commis avec erreur par la femme ; il peut l’être par le mari. Surtout, cette erreur pourra se produire du côté de celui des deux adultères qui n’est pas marié : quoi de plus banal, par exemple, dans la vie de plaisir, que d’apprendre — un peu tard — sa maîtresse en puissance d’époux ?

Sur l’ignorance du sexe de l’objet aimé roule également, dans ses deux parties, Mademoiselle de Maupin ; il y a d’abord erreur (système comique), sur laquelle s’échafaudent des luttes obsidionales d’une âme (héroï-comédie), d’où sort enfin, par incidence, une fois la vérité dévoilée, un bref dénouement tragique.

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