Les trente-six situations dramatiques
XXVIIIe SITUATION
Amours empêchées
(1er Amant — 2e Amant — l’Obstacle)
A 1 — Mariage empêché par inégalité de rangs : — Nitétis et le Héros chinois de Métastase, Le Prince Soleil (M. Vasseur, 1889). Donnée philosopho-sentimentale d’une quantité d’œuvres du XVIIIe siècle (Nanine, etc.), dans lesquelles invariablement un seigneur s’éprend d’une vilaine. Chez George Sand, au contraire, ce ne sont que dames férues de leurs inférieurs : littérature qui occasionna du moins beaucoup de galantes aventures aux « larbins » de notre siècle. L’adjonction d’un petit obstacle de plus, — le lien conjugal, — fournit prétexte à l’intrigue réelle de Ruy Blas.
2 — Mariage empêché par inégalité de fortunes : — Myrtille (1885) et un peu l’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian, l’Abbé Constantin (M. Halévy, 1887), même l’action du Rêve (de Zola, par Bruneau, 1890) et du roman « Le Bonheur des Dames », — pour ne citer que les ouvrages estimables et pour taire la foule de livrets-Scribe et d’Histoires de Jeunes Hommes pauvres, Dames Blanches, etc., où de vertigineuses additions et soustractions bruissent aux oreilles, jusqu’à la multiplication inattendue, dea ex machina, qui égalise soudain les deux termes du problème, les deux fortunes en scène, dans le plus admirable et symétrique alignement de zéros parallèles, — précédés, ô bonheur ! ô ivresse ! d’un côté comme de l’autre, par deux chiffres identiques !
Il faut bien reconnaître que ces inégalités sociales et conventionnelles sont de puérils détails et que, si nos amoureux ont un peu de cœur et de sincérité, ils en triompheront sans peine : il leur suffira de laisser là titres et écus et d’aller, dans un pays neuf et sous d’autres noms, recommencer, d’un courageux et commun accord, leurs destinées. Si, au lieu de pareilles bagatelles, on nous avait seulement décrit une fois ces obstacles autrement sérieux de l’inégalité des âges, des forces, des goûts, dont les exemples sont en même temps beaucoup plus communs !
Ils le sont même tellement qu’on en pourrait établir une théorie : le premier amour, le premier tiers de la vie amoureuse (20 ans), cherchant pour objet l’égalité du rang et la supériorité de l’âge (c’est un fait reconnu de ceux qui ont étudié le cas des filles-mères) ; le deuxième amour et, en général, la deuxième période de la vie amoureuse (30 ans), s’adressant, l’audace étant accrue, à des supérieurs en rang, mais égaux par l’âge ; et enfin, le troisième amour, et, d’une façon plus générale, la troisième période de la vie sentimentale, allant de préférence à des inférieurs sociaux moins âgés. Rien n’empêche, naturellement, de subdiviser.
B — Mariage empêché par des ennemis et des obstacles éventuels : — Sieba (M. Manzotti, 1883) ; toutes les féeries, depuis le Zéim de Gozzi, sans compter le reste, hélas ! En somme, ici s’adapte, — selon les désirs d’un public en état de viduité supportée sans constance, — le procédé du steeple-chase : mais ce n’est pas de plusieurs montures et cavaliers rivaux qu’il se compose ; il n’y a, dans la course, qu’un seul couple d’engagé, en vue d’aboutir, au lieu du but éclatant, à… la culbute que l’on sait.
C — Mariage empêché par la destination de la jeune fille à un autre : — Le Roi Pasteur de Métastase, et je ne sais combien de pièces encore. Les amants mourront d’être séparés, nous assurent-ils. On ne les voit même pas commencer, mais le spectateur est assez bon pour les toujours croire sur parole ; les feux, les braises (selon le langage plus exact du grand siècle), et autres phénomènes nerveux, ne laissent pas, dans leurs descriptions d’hypocondriaques, que d’offrir quelque intérêt,… pas trop longtemps toutefois.
D — Amours d’un ménage empêchées par des beaux-parents : — Le Roman d’Élise (M. Richard, 1885).
E — Amours…
Ça voyons ! que faisons-nous, co-spectateurs, en cette salle, devant une telle prétendue situation ? Voici que ces jeunes gens s’embrassent comme du pain, et qu’ils dessinent toutes sortes d’attitudes, de pure convention théâtrale, et, probablement, symboliques d’autres attitudes, qu’ils désireraient prendre dans le plus bref délai. Allons-nous-en… Quoi vous retient ici ?… Comment, Madame, vous vous raidissez dans votre fauteuil, toute excitée par la gesticulation du jeune premier ? eh bien, mais… et son amie qui est là, ne vous souvenez-vous plus que c’est elle qu’il désire ? ou jouent-ils donc tous deux si mal, leur dialogue a-t-il donc si peu de naturel que vous oubliiez l’histoire et croyiez entendre un monologue, une déclaration, — à vous s’adressant peut-être ?… Bon ! et voilà Monsieur à présent, lèvre pendante, les yeux jaillissant dans sa jumelle, et, avec avidité, suivant les remous intérieurs au corset de l’actrice ! dites donc, brave homme, m’est avis qu’un autre est prêt à passer avant vous ? Au moins, soyez logique, que diable ! Sautez sur la scène, cassez-moi les reins de ce bellâtre, et prenez sa place !…
Lamentable retour à la promiscuité, dans ces salles surchauffées comme des lupanars et que le prêtre a presque raison de condamner ! Se réunit-on ici pour approfondir la chorestique de l’amour ? Ouvrez franchement, en ce cas, de grandes écoles de courtisanes… Est-ce pour les bénéfices du trottoir, tout à l’heure, qu’on prépare ici le public ?… De l’air ! de l’air !
O souffle vivifiant et orageux du drame dionysien ! Eschyle, où es-tu, toi qui aurais rougi de représenter de l’amour autre chose, dans tes œuvres, que les crimes et les infamies ? Ne voyons-nous pas encore quelle hauteur ont ces chastes sommets de l’art moderne : Macbeth et Athalie !
… Mais quoi ? s’indigner ?… Oh ! que non ! Mon attention revenant de ces cimes sur la scène actuelle, je ne me sens plus accablé. Et j’éclate d’un bon rire !… Ces personnages-ci ? mais ce sont des fantoches de comédie, — simplement ! Et les peines de leurs maladroits auteurs à les vouloir renfrogner en dépit de leur nature font une excellente charge ! Dans des mains autrement intelligentes, est-ce que les meilleurs de nos drames où l’amour avait quelque importance (sans encore avoir la première, comme dans cette XXVIIIe) ne retournaient pas, d’eux-mêmes, logiquement, à l’indulgence du sourire ? Le Cid qui en est le type classique est une tragi-comédie, et dans Roméo et Juliette tous les personnages ambiants sont franchement comiques.
Cependant, notre dramaturgie aveugle essouffle ses gravités en ce rythme équivoque, avec obstination : que la pièce traite de sociologie, de politique, de religion, des procédés de la peinture, du titre des successions, de l’exploitation des mines, de l’invention d’un fusil, de la découverte d’un produit chimique, de quoi que ce soit… il y faut une histoire d’amour ! nous n’y échapperons pas !… En vérité, c’est à faire rire et à énerver, à la façon d’un chatouillement à la plante des pieds : comment ! savants, révolutionnaires, poètes, généraux, prêtres, ne se présentent à nous que pour, immédiatement, se mettre en devoir de faire la bête à deux dos ! Mais c’est du délire ! Et encore veut-on nous faire prendre cette scie au sérieux !…
Oui-dà. Et c’est le théâtre actuel.
Seul, à mon avis, M. de Chirac en a été le fils courageusement logique, — quoique réprouvé, — la société, semblable aux vieilles coquettes, réservant toujours quelques péchés secrets et ne craignant rien à l’égal de la nudité, qui mettrait à néant la légende de ses imaginaires appâts vicieux, voilés, laisse-t-elle volontiers croire, sous son hypocrisie.
… Quel grotesque aspect aura notre ithyphallie, une fois figée dans l’histoire, quand nous serons enfin revenus à l’antique bon sens !