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Les trente-six situations dramatiques

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XXVIe SITUATION
Crimes d’amour

(L’Épris — l’Aimé)

La seule tragique des Situations sur l’Amour, — sujet essentiellement comique (voir XXVIIIe et XXIXe).

Nous relevons 8 espèces de crimes érotiques :

1o L’Onanisme ; ce « vice solitaire » qui ne pousse point à agir ne fournit que des silhouettes élégiaques, comme la légende de Narcisse, Charlot s’amuse, ou grotesques (Aristophane, passim), à moins qu’on le prenne pour occasion à étudier l’écroulement d’une volonté, au même titre que nous avons eu l’ivrognerie, le jeu, etc. (XXIIe).

2o Le Viol n’est qu’un acte, comme le meurtre, généralement bref comme lui, et point une Situation, tout au plus se rapproche-t-il de « l’enlèvement ». Ses conséquences mêmes, pour qui le perpétra, ainsi que celles de :

3o La Prostitution et de ses succédanés, la galanterie, le juanisme (répétitions d’actes), ne deviennent dramatiques que poursuivies, traquées par un châtiment, ce qui appartient à la Ve Situation. Toutefois, si l’impunité est acquise, le goût des Viols et de la Prostitution tourne aussi à la XXIIe.

4o L’Adultère, — dont le caractère de larcin a donné lieu aux Situations spéciales que nous avons étudiées.

5o L’Inceste se divise en deux directions principales. Il s’exerce sur la ligne ascendante-descendante, et alors, s’il remonte (nuance A), implique un sentiment d’impiété ; s’il descend (nuance B), il présente un abus d’autorité analogue à celui que nous retrouverons dans la 8e espèce des Crimes d’Amour. Enfin il se produit encore sur la ligne en quelque sorte horizontale, entre consanguins ou entre parents par alliance (nuance C).

A 1 — Un fils aime d’amour sa mère : — Sémiramis de Crébillon ; pour expliquer ce cas et en atténuer l’effet, l’auteur a d’abord usé de la XVIIIe (Involontaire crime d’amour).

2 — Une fille aime d’amour son père : — Myrrha d’Alfieri, de laquelle la psychologie est décalquée d’après Phèdre.

3 — Un père violente sa fille : — Les Cenci de Shelley ; le conte de Peau d’âne (arrêté à l’intention).

B 1 — Une femme aime d’amour son beau-fils : — Iobate de Sophocle et Sthénobée d’Euripide, Phèdres de Sophocle et de Racine, Hippolytes d’Euripide et de Sénèque. — Dans aucun des cas d’inceste qui précèdent, il n’y a, comme on voit, réciprocité de désirs ; tandis que la passion, de solitaire, devient partagée, et que le crime, inconscient du moins d’une part dans Myrrha, s’accomplit librement dans :

2 — Une femme et son beau-fils s’aiment d’amour : — Renée de Zola (tirée de son roman la Curée, dont se rapprocherait la passion presque incestueuse du Dr Pascal). — Platoniquement cette donnée B 2 est celle du Philippe II d’Alfieri et du don Carlos de Schiller.

3 — Une femme est à la fois la maîtresse du père et du fils, qui tous deux acceptent ce partage : — L’École des veufs (M. Ancey, 1889).

C 1 — Un homme est l’amant de sa belle-sœur : — La Sang-Brulé (M. Bouvier, 1885).

2 — Un frère et une sœur s’aiment d’amour : — Éole d’Euripide et C’est dommage qu’elle soit une putain, le chef-d’œuvre de Ford.

Après ces œuvres, c’est donc plus que des glanages, c’est une ample moisson qui reste sur pied. On poussera jusqu’à la complicité des deux parties la sous-nuance A 1 (telle se narre l’histoire de Néron et d’Agrippine dans Suétone) ; un exemple fragmentaire, analogue, existe d’ailleurs pour A 2, dans ce début de sinistre majesté du Périclès de Shakespeare. On renversera le sujet B 1 : alors on verra le beau-fils épris, sans obtenir réciprocité, de la femme de son père ; cas, certes, tout aussi commun. Au contraire on supprimera la complicité dans B 3, dans C 1, dans C 2, en ne laissant plus subsister la passion criminelle que chez un seul des personnages. On renversera A 1, et l’on aura « Une mère éprise de son fils », comme dans la Faenza de Moréas. Sans aller jusqu’à l’acte criminel, l’étude des simples tentatives ou des désirs mieux ou pis contenus a fourni de subtils chapitres, en ces psychologies de grandes dames du XVIIe siècle où se complut Victor Cousin.

Restera enfin à entrelacer chacune de ces cordes de l’inceste à l’une des 7 autres espèces des crimes d’amour : sous la forme de l’ignorance, cette 5e et la 6e espèces fusionnent dans un des épisodes de Daphnis et Chloé. — Ajoutez l’appoint habituel de rivalités, d’adultères, les meurtres, etc., etc.

6o L’Unisexualité avec ses deux sens, les branches pédérastie et tribadisme :

D 1 — Un homme aime d’amour un autre homme qui cède : — Ex. roman. : Vautrin. Ex. dramatiques : Laïus d’Eschyle, Chrysippe d’Euripide. Cette dernière tragédie paraît avoir été une des plus belles, la plus émouvante peut-être, de l’antiquité. Trois situations s’y superposaient avec un rare bonheur : Laïus avait conçu, comme disent les professeurs, une passion criminelle et, de plus, adultère pour le jeune Chrysippe ; de là sans doute quelque épithalame aussi terrible que celui de Ford : ne fallait-il pas faire parler le premier homme qui sur terre ait ressenti de pareils désirs, ait osé les exprimer et les assouvir ? ne fallait-il pas que ce qu’il dit expliquât le chancellement, la chute de Chrysippe ? Alors éclatait la plus indignée, la plus impitoyable jalousie chez Hippodamie, femme de Laïus. On la voyait exciter, contre Chrysippe, l’envie ancienne des deux frères du jeune homme, une envie du genre de celle qui arma les fils de Jacob contre Joseph, mais une envie qui se révélait étrangement menaçante au seul énoncé des noms de ces deux frères : Atrée et Thyeste ! Le fratricide s’accomplissait, à la joie affreuse d’Hippodamie. Laïus en apprenait les détails de la bouche expirante de Chrysippe lui-même. Et, dans quelque prédiction, — de Tirésias sans doute, jeune alors et non privé de la vue — s’ouvrait le destin des deux familles tragiques par excellence, des Labdacides et des Atrides, aux crimes inaugurés là et dont devait vivre toute la légende grecque, inspiratrice des littératures à jamais !

La branche tribadique, saphique, dont la fragmentation en petits cotterets de nouvelles a du moins chauffé le foyer, par l’hiver de ce siècle, d’un de nos poètes, ne s’est pas étendue sur la scène : seul, M. Mourey le tenta, mais en vain, dans son Lawn-tennis. On peut objecter à une telle entreprise (et ce serait pourquoi le Drame, du temps de la liberté, n’y aurait point songé) que ce vice n’a pas le grandiose horrible de son congénère ; lâche, fade, cette mauvaise et suprême habitude de filles usées ou mal venues n’offre pas au poète tragique l’égarement brutal, absurde, mais fait de jeunesse barbare et de puissance, qui se voit dans la passion criminelle des âges héroïques.

7o La Bestialité, ou amour pour un être en dehors de l’espèce humaine ; peinte en général comme un vice, elle n’est pas théâtrale. Toutefois en :

E — Une femme éprise d’un taureau : — Les Crétois, d’Euripide, semblent avoir révélé les émotions, après tout concevables, de cette Ultima Thule de l’affolement sexuel. Mieux qu’ailleurs, évidemment, le caractère mystérieux d’illogisme, de mysticité dans les sens, de démence aux allures normales qu’a la passion criminelle, ce frisson de fatalisme que ses victimes communiquent, a eu l’occasion d’être transporté là, en sa nudité formidable et triste.

8o L’Abus des enfants mineurs emprunte un peu aux 7 autres espèces de leurs signes. Pourtant, ce sujet, si moderne, si anglais, deviendrait, entre des mains habiles, très pathétique : la lecture de la Pall Mall Gazette nous l’a fait pressentir.

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