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Les trente-six situations dramatiques

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XIXe SITUATION
Tuer un des siens inconnu

(Le Meurtrier — la Victime non reconnue)

Tandis que la XVIIIe atteignait son plus haut degré d’émotion après l’acte accompli (sans doute parce que là, tous les acteurs du drame lui survivent et que l’horreur en gît surtout dans les conséquences), la XIXe, au contraire, où une victime doit périr et où l’intérêt croît en raison directe de l’aveugle préméditation, se montre plus pathétique dans les préparatifs du crime que dans les suites ; ceci permet de donner un dénouement heureux sans avoir recours, comme pour la XVIIIe, au procédé comique de l’erreur. Il suffira, en effet, de l’agnition aristotélicienne (reconnaissance d’un personnage par l’autre), — de laquelle notre situation XIX n’est du reste, à bien l’examiner, qu’un développement.

A 1 — Être sur le point de tuer sa fille inconnue, par nécessité divine ou oracle : — Démophon de Métastase ; l’ignorance de la parenté provient d’une substitution d’enfants ; l’interprétation de l’oracle est erronée ; autre quiproquo : la jeune première se croit, à un moment de l’action, la sœur de son fiancé. Cet enchaînement de trois ou quatre erreurs (parenté inconnue, sous le jour spécial à la donnée que nous étudions, — croyance à un danger d’inceste comme B 1 de la précédente, — enfin ambiguïté trompeuse des mots ainsi que dans la plupart des comédies), voilà qui suffit à constituer ce qu’on nomme une pièce « mouvementée », une de ces intrigues remises en vogue par le second Empire et devant l’enchevêtrement desquelles nous voyons nos chroniqueurs naïvement s’affoler.

2 — Par nécessité politique : — Les Guèbres et Les lois de Minos de Voltaire.

3 — Par rivalité d’amour : — La petite Mionne (M. Richebourg, 1890).

4 — Par haine contre l’amant de cette fille point reconnue : — Le roi s’amuse (la découverte a lieu après le meurtre).

B 1 — Être sur le point de tuer son fils inconnu : — Les Télèphes d’Eschyle et de Sophocle (avec alternative entre ce crime et l’inceste), Cresphonte d’Euripide, les Méropes de Maffei, de Voltaire et d’Alfieri, Créuse de Sophocle, Ion d’Euripide. Dans l’Olympiade de Métastase, ce sujet se complique de Rivalité d’amis. — Tuer son fils sans le savoir (ex. fragm.) : 3e acte de Lucrèce Borgia ; le 24 février de Werner.

2 — Identique à B 1, avec instigations machiavéliques servant de contreforts : — Euryale de Sophocle, Égée d’Euripide.

3 — Identique à B 2, doublée par une haine de proches (aïeul contre son petit-fils) : — Cyrus de Métastase.

C — Sur le point de tuer un frère inconnu : — 1, frères meurtriers par colère : — les Alexandres de Sophocle et d’Euripide. — 2, sœur meurtrière par nécessité professionnelle : — Les Prêtresses d’Eschyle, les Iphigénies en Tauride d’Euripide, de Gœthe et projetée par Racine.

D — Tuer sa mère inconnue : — Sémiramis de Voltaire ; ex. fragm. : dénouement de Lucrèce Borgia.

E — Tuer son père sans le savoir d’après des conseils machiavéliques : — (voir XVIIe) Pélias de Sophocle et les Péliades d’Euripide ; Mahomet de Voltaire (où le héros est de plus sur le point d’épouser sa sœur inconnue). — Simplement, tuer son père inconnu : — Ex. légendaire : le meurtre de Laïus ; ex. rom. : La légende de St Julien l’Hospitalier. — Même cas réduit des proportions du meurtre à celle de l’insulte : — Le pain d’autrui, d’après Tourguéneff, par MM. Ephraïm et Schutz (1890).

F 1 — Tuer son aïeul inconnu, d’après les instigations machiavéliques de la vengeance : — les Burgraves.

2 — Le tuer involontairement : — Polydectes d’Eschyle.

3 — Tuer involontairement son beau-père : — Amphitryon de Sophocle.

G 1 — Tuer involontairement celle qu’on aime : — Procris de Sophocle. Ex. épique : Tancrède et Clorinde, dans la Jérusalem délivrée. Ex. légend. (avec changement dans le sexe de l’être aimé) : Hyacinthe.

2 — Être sur le point de tuer son amant sans le reconnaître : — Le monstre bleu de Gozzi.

Remarquable est la bizarre affection de Hugo (et — par conséquent — de ses imitateurs) pour cette situation, assez rare en somme. Chacun des 10 drames du vieux Romantique nous la montre : en 2 (Hernani et Torquemada) elle figure, d’une façon accessoire à la XVIIe (Imprudence), fatale au héros aussi ; dans 4 (Marion Delorme, Angelo, La Esmeralda, Ruy Blas), ce fait de frapper involontairement qui l’on aime forme toute l’action et fournit les meilleurs épisodes ; et aux 4 autres (le Roi s’amuse, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, les Burgraves), elle sert, en plus, de dénouement. Il semble, en vérité, que pour Hugo le drame ait consisté en cela : être la cause involontaire, soit directe, soit indirecte, de la mort de qui l’on aime ; et dans l’ouvrage où il a accumulé le plus de coups de théâtre, dans Lucrèce Borgia, nous voyons revenir jusqu’à cinq fois la même situation : dès la 1re partie du 1er acte, Gennaro « laisse insulter sa mère inconnue » ; à la 2e partie, il « l’insulte lui-même sans la savoir sa mère » ; au IIe acte, elle « demande et obtient sans le savoir la mort de son propre fils », puis n’a plus comme ressource que de « l’exécuter elle-même », et, toujours inconnue, « est insultée encore par lui » ; au IIIe acte enfin, elle « empoisonne son fils sans le vouloir » et « inconnue, est insultée, menacée, puis tuée par lui ». Notez maintenant que Shakespeare, dont l’Opinion actuelle s’entête à confondre l’art avec celui de 1830, son opposé (ensemble d’ailleurs, elle jette pêle-mêle sous la même rubrique la Bible, les Nibelungen, l’Orientalisme des tapis turcs, l’Inde brahmanique, les Japoneries et l’Architecture Ogivale), — Shakespeare, dis-je, n’a pas une seule fois employé cette donnée XIX, tout accidentelle et sans aucun rapport avec ses fortes études de Volontés.

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