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Les trente-six situations dramatiques

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IIIe SITUATION
La Vengeance poursuivant le crime.

(Techniquement : Vengeur — Coupable)

La vengeance est une joie divine, dit l’Arabe ; et elle fut celle plus d’une fois, en effet, du Tout-Puissant d’Israël. Les deux poèmes homériques se dénouent chacun par une enivrante vengeance, de même que la légende des Pandavas, à l’orient des littératures ; pour les races latine et espagnole, c’est le plus satisfaisant spectacle toujours que celui de l’individu capable de se faire justice légitime, encore qu’illégale. Tant il est vrai que vingt siècles de christianisme, après cinq siècles de socratie, n’ont pu substituer à cette base de l’honneur le pardon. Et ce dernier, même sincère (chose rare !), qu’est-il, — sinon la subtile quintessence de la vengeance, sur terre, en même temps que la réclamation d’une espèce de wergeld, vis-à-vis du ciel ?

A 1 — Venger un ascendant assassiné : — La Chanteuse (drame chinois anonyme), la Tunique confrontée (de la courtisane Tchang-koué-pin), les Argiens et les Épigones d’Eschyle, Alétès et Érigone de Sophocle, les deux Foscari de Byron, Attila de Werner, le Crime de Maisons-Alfort (M. Cœdès, 1881. La vengeance en ces deux derniers cas, ainsi que pour le sujet suivant, s’accomplit par la fille et non le fils). — Ex. romanesque et ordinaire : Colomba de Mérimée ; la plupart des vendette. Dans le Prêtre (M. Buet, 1881), la lutte psychologique entre le pardon et la vengeance est spécialement représentée.

2 — Venger un descendant assassiné : — Nauplius de Sophocle. La fin de l’Hécube d’Euripide. Ex. épique : Neptune poursuivant Ulysse à cause de la cécité de Polyphème.

3 — Venger un descendant déshonoré : — Le meilleur alcade, c’est le Roi (Lope de Véga), l’Alcade de Zalaméa (Calderon). Ex. hist. : la mort de Lucrèce.

4 — Venger épouse ou époux assassiné : — Pompée de Corneille. Ex. contemporain : les tentatives de Mme Vve Barrême.

5 — Venger épouse déshonorée ou que l’on tenta de déshonorer : — Ixions d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ; les Perrhœbides d’Eschyle. Ex. historique : le lévite d’Ephraïm. — Même cas, où l’épouse n’a été qu’insultée : — la Chevelure renouée de Bhatta Naragma, les fils de Pandou outragés de Radjasekhara. Ex. ord. : un bon nombre de duels.

6 — Venger sa maîtresse assassinée : — Aimer après la mort (Calderon), Amhra (M. Grangeneuve, 1882), Simon l’enfant trouvé (M. Jonathan, 1882).

7 — Venger son ami assassiné, tué : — Les Néréides, d’Eschyle. Ex. contemporain : Ravachol. — Cette vengeance est perpétrée sur la maîtresse du vengeur : — La Casserole (M. Méténier, 1889).

8 — Venger sa sœur séduite : — Clavijo de Gœthe, les Bouchers (Icres, 1888), la Casquette au père Bugeaud (M. Marot, 1886). Ex. romanesques : la Kermesse rouge dans le recueil de M. Eekhoud, la fin du Disciple de M. Bourget.

B 1 — Se venger d’avoir été dépouillé sciemment : — La Tempête de Shakespeare (et l’opéra qui en est issu en 1889). Ex. contemp. : Bismarck dans sa retraite de Varzin.

2 — Se venger d’avoir été dépouillé parce que disparu : — Les Joueurs d’osselets et Pénélope d’Eschyle, le Repas des Achéens de Sophocle.

3 — Se venger d’avoir été assassiné : — Le ressentiment de Te-oun-go par Kouan-han-king. Même cas et sauver, à la fois, un être aimé d’une erreur judiciaire : La Cellule no 7 (M. Zaccone, 1881).

4 — Se venger d’une fausse accusation : — Les Phrixus de Sophocle et d’Euripide, Monte-Cristo de Dumas, la Déclassée (M. Delahaye, 1883), Roger-la-Honte (M. Mary, 1881).

5 — Se venger d’un viol : — Térée de Sophocle, les Cenci de Shelley (parricide pour punir et faire cesser l’inceste).

6 — Se venger d’avoir été dépouillé des siens : — Le Marchand de Venise, un peu Guillaume Tell, et (en rentrant dans l’« Adultère ») le triomphe de M. Armingaud.

7 — Trompé, se venger sur tout un sexe : — Jack l’Éventreur (MM. Bertrand et Clairian, 1889) ; héroïnes fatales des romans et pièces « second Empire » : l’Étrangère, etc. Cas symétrique appartenant à la nuance A : — le mobile, peu vraisemblable, de la corruptrice du Possédé de Lemonnier.

Elle offre une première apparition ici du personnage grimaçant qui forma clef de voûte au drame noir et extraordinaire, — du « traître ». Dès le début de notre troisième donnée, nous aurions pu les évoquer à chaque pas, ce traître et sa politique profonde qui fait parfois sourire : don Salluste présidant à Ruy-Blas, Iago à Othello, Guanhumara aux Burgraves, Homodei à Angelo, Mahomet à la tragédie de ce nom, Léontine à Héraclius, Maxime à la Tragédie de Valentinien, et à celle d’Aétius, Émire à Siroès, Ulysse aux Palamèdes grecs.

Si remaniée qu’ait été de nos jours la IIIe Situation, maint cas ancien attend son rajeunissement ; et surtout d’innombrables lacunes persistent : en effet, parmi les liens qui peuvent unir le « Vengeur » à la « Victime », plus d’un degré de parenté fut omis, ainsi que la majorité des attaches sociales ou contractuelles ; la liste des torts qui peuvent provoquer ces représailles est bien loin d’être épuisée, comme on s’en assurera en énumérant les variétés de délits possibles contre les personnes et les propriétés, les nuances d’opinions et de partis, et les diverses manières dont s’accommode une insulte ; enfin combien et quelles sortes de relations existent, d’autre part, entre le « Vengeur » et le « Coupable » ! Et il ne s’agit jusqu’à présent que des prémisses de l’action.

Que l’on y mette, maintenant, toutes les allures, lentes ou foudroyantes, tortueuses ou directes, sûres ou éperdues, que va prendre le châtiment, les mille ressources dont il dispose (car, recuit en son désir concentré, il se choisit les plus chatoyants effets), puis les points qu’il peut viser, de sa meurtrière ; ensuite les obstacles qui surgiront du hasard ou de la défensive… Introduisez les figures secondaires, allant chacune à son but, comme dans la vie, s’entre-croisant, et croisant le drame…

J’estime assez le lecteur pour ne pas développer davantage.

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