Les trente-six situations dramatiques
XXIVe SITUATION
Rivalité d’inégaux
(Rival inférieur — Rival supérieur — Objet)
J’aurais voulu ne faire de cette donnée et la suivante (Adultère) qu’une seule : la différence gît dans un contrat ou une cérémonie, d’importance variable, selon les milieux, et qui ne change pas, en tout cas, considérablement les émotions dramatiques à naître du combat pour l’amour ; cette différence même devient absolument insensible dans les sociétés polygames (drames indous) ; j’aurais donc préféré créer une situation indépendante avec une nuance de telle autre. Mais j’ai craint qu’on ne m’accusât de refouler, de parti pris, les œuvres modernes dans un nombre de catégories aussi restreint que possible ; les deux que nous allons analyser en contiennent en effet la majeure partie.
Déjà nous avions remarqué qu’entre « Haine » et « Rivalité de proches », la seule dissemblance venait de ce que, pour la dernière, s’incarnait, sous forme humaine, l’Objet disputé, le Casus belli. Pour la même raison nous pouvons rapprocher ces données, « Rivalité d’inégaux », « Adultère », voire « Adultère meurtrier », que déjà nous vîmes, de toutes les Situations (Ve, VIIe, VIIIe, IXe, Xe, XIe, XXXe, XXXIe) qui dépeignent la lutte pure et simple. Toutefois, l’Objet aimé s’élance mieux des cas présents de rivalités, assez sentimentaux, qu’il ne pouvait le faire des rivalités de proches ; et nulle part ailleurs occasion aussi favorable ne se présente au poète dramatique pour dessiner son idéal amoureux, puisqu’ici l’énergie des efforts n’aura d’explication que par la beauté de la femme ou de l’homme qu’on s’y arrache.
Les cas se divisent, d’abord, par sexes, puis selon les degrés hiérarchiques des rivaux.
A — Rivalités masculines, 1 — d’un mortel et d’un immortel : — Mrigancalekha de Viswanatha, le Ciel et la Terre de Byron ; — de deux divinités inégales : — Pandore, de Voltaire.
2 — D’un homme simple et d’un magicien : Tanis et Zélide de Voltaire (Nuance recommandée à M. le Sâr Péladan).
3 — D’un conquérant et d’un conquis : — Malati et Madhava de Bhavabouti, le Tribut de Zamora (Gounod, 1881), le Saïs (Mme Ollognier, 1881) ; — d’un vainqueur et d’un vaincu : — Alzire de Voltaire ; — d’un maître et d’un banni : — Appius et Virginie de Webster, Hernani, Dante (Godard, 1890), Mangeront-ils ? de Hugo ; — d’un usurpateur et d’un dominé : — le Triumvirat, de Voltaire.
4 — D’un roi suzerain et de rois vassaux : — Attila, de Corneille.
5 — D’un roi et d’un seigneur : — Le Chariot de terre cuite de Soudraka, le Moulin et la Nina de Plata de Lope, Agésilas et Suréna de Corneille, Démétrius de Métastase, le fils de Porthos (M. Blavet, 1886).
6 — D’un puissant et d’un homme nouveau : — Don Sanche de Corneille.
7 — D’un riche et d’un pauvre : — La Question d’argent de M. Dumas, la Nuit de la Saint-Jean (Erckmann-Chatrian et Lacôme, 1882), En grève (M. Hirsch, 1885), Surcouf (M. Planquette, 1887). Roman : partie des Travailleurs de la Mer.
8 — D’un homme honoré et d’un homme suspecté : — L’Obstacle (Daudet, 1890), Le Drapeau (M. Moreau, 1879), Devant l’ennemi (M. Charton, 1890), Jack Tempête (M. Elzéar, 1882 ; on y trouve, en sus, le procédé, d’origine comique, du quiproquo : il porte sur l’identité du personnage longtemps victime), La Bûcheronne (Ch. Edmond, 1889).
9 — De presque égaux : — Dhourtta Samagama (où il s’agit d’un maître et de son disciple). De même pour les Maîtres Chanteurs.
10 — D’hommes égaux, dont l’un jadis coupable d’adultère (rentre aussi dans les Doubles rivalités) : — Chevalerie rustique (Verga, 1888).
11 — D’un homme aimé et d’un qui n’a pas le droit d’aimer : — la Esmeralda.
B — Rivalités féminines, 1 — D’une femme simple et d’une magicienne : — La Conquête de la Toison d’Or de Corneille.
2 — D’une victorieuse et de sa prisonnière : — Le comte d’Essex de Th. Corneille, les Marie Stuart de Schiller et de M. Samson.
3 — De reine et sujette : — Marie Tudor et Amy Robsart de Hugo. Le titre de cette sous-nuance est, on s’en souvient, le seul cité des prétendues 24 situations de Gérard de Nerval ; on pourrait bien faire tenir encore sous cette dénomination les sous-nuances B 1, 2, 4. Mais cela ne ferait toujours que la moitié d’une des quatre nuances de « Rivalité d’inégaux », qui a elle-même l’importance tout au plus d’une Situation parmi la Série de nos trente-six.
4 — D’une reine et d’une esclave : — Bajazet, Zulime, partie d’Une nuit de Cléopâtre (de Gautier, par V. Massé, 1885).
5 — D’une dame et d’une servante : — Le Chien du jardinier de Lope de Vega (où se voit le mieux réussi peut-être, des portraits, tant de fois essayés, de la grande dame amoureuse).
6 — D’une dame et d’une plus humble : — François les bas bleus (M. Messager, 1883).
7 — De presque égales compliquée de l’abandon de l’une (se rapproche d’A 1 de la Situation XXV) : — Ariane de Th. Corneille, Benvenuto (M. Diaz, 1890). Roman : la Joie de vivre.
8 — D’un souvenir ou d’un idéal (celui d’une femme supérieure) et de la vassale de celle-ci : — Sémiramis reconnue de Métastase. Madame la Mort de Rachilde (le champ de la lutte est subjectif). L’Image de M. Beaubourg. Cas symétrique pour le masculin : la Dame de la Mer d’Ibsen.
C — Double rivalité (A aime B qui aime E qui aime C) : — Adrien de Métastase, Emilia Galotti de Lessing, la Fermière (M. d’Artois, 1889), Ascanio (Saint-Saëns, 1890). Il est loisible d’allonger la rivalité en triple, en quadruple, etc., ce qui serait curieux, mais sans beaucoup varier les effets : tantôt, seulement, on fermera la chaîne en un cercle (c’est-à-dire que C aimera A), ou par une simple boucle (C payant E de retour).
D — Rivalités indoues. — On commence de nos jours à se rendre compte que la loi du divorce a été obtenue surtout par les efforts de nos écrivains dramatiques, qui étaient moins persuadés certainement de sa légitimité qu’ils n’en éprouvaient le besoin pour renouveler un peu leurs combinaisons restreintes. Ah ! quel air plus vif et plus pur ils eussent aspiré en se retournant vers la polygamie indoue ! Gœthe, le dieu Nil de ce siècle, Théophile Gautier (qui prévit la décadence de la femme par l’accroissement du vice) et Barrès (l’Ennemi des lois) paraissent avoir senti de la sorte. Il est à espérer que les malentendus de la Maison actuelle, où la fidélité archaïque, la monogamie réelle, surtout d’un côté, n’existe à peu près plus, s’apaiseront, avec un tant soit peu de cet esprit de tolérance.
1 — Rivalité d’une amante divine et d’une mortelle : — Les amours de Crichna par Roupa.
2 — De deux mortelles : — Agnimitra et Malavika par Kalidaça.
3 — De deux femmes légitimes : — Le Collier de sri Harcha dêva ; la Statue de Radjasekhara.
Aux positions hiérarchiques respectives des deux rivaux ou rivales s’ajoute, comme moyen de varier, la position, à leur égard, de l’Objet aimé. Les aspects de la lutte dépendront en effet de ce que le prix se tiendra plus ou moins près de l’un des deux adversaires, et de ce qu’il sera situé dans un rang inférieur à tous deux, moyen entre l’un et l’autre, ou supérieur même au plus élevé.