Les trente-six situations dramatiques
Ve SITUATION
Traqué
(Châtiment — Fugitif)
La IIe situation était la réciproque de la Ire ; la situation traqué représente aussi une transposition au passif des IIIe et IVe et de toutes celles, en somme, où un danger poursuit une tête. Pourtant une démarcation reste creusée : dans Traqué l’élément sévisseur se tient au second plan ou n’en n’occupe, voire, aucun, pouvant être invisible, abstrait… Seul, le Fugitif nous intéresse, parfois innocent, toujours excusable ; car la faute, — s’il y en eut une — ainsi reculée dans le vague antérieur, apparaît fatale, acquise ; nous ne la discutons plus ni ne la reprenons, ce serait oiseux, mais sympathiquement nous en subissons les conséquences avec notre héros, qui n’est plus, quel qu’il soit, qu’un Homme en danger, c’est-à-dire un de notre parti, de notre bande, un moi. On se souvient de la vérité jetée à la face des hypocrisies par Wolfgang Gœthe : qu’ayant chacun en nous, à l’état de puissance, tous les crimes qui se commirent jamais, il ne s’en produit pas un qu’il ne nous soit loisible d’imaginer, très bien, accompli par nous-mêmes. Nous nous sentons, on dirait, complices des pires attentats. Ce qui s’explique d’ailleurs en pensant que nous en avons de bien autres parmi la ligne de nos hérédités ; et la valeur d’une vertu consisterait, peut-être, dans ce blasement d’instruite devant les fautes qui lui font antithèse ; auquel cas, hérédité et milieu, loin d’être des fatalités oppressives, deviendraient les germes de la sagesse qui, la satiété venue, en triomphe : voilà pourquoi le génie (non plus une névrose, mais l’inattendue victoire sur les névroses) naîtrait surtout dans des familles qui lui transmirent l’expérience de la folie ou parmi des malheureux qui lui en montrèrent, dans leur destruction mentale, l’anatomie entière. C’est à acquérir d’une façon moins coûteuse cette expérience de l’erreur et des catastrophes, c’est à en évoquer vivement pour mieux dire les innombrables souvenirs qui dormaient dans notre sang, afin d’en purifier à force de répétitions et y accoutumer nos âmes ombrageuses, que paraît correspondre le besoin d’une littérature à personnages et à émotions ; comme la musique, elle finit, exorcisme divin, par « adoucir les mœurs » et nous douer de cette force dans le sang-froid, base de toute vertu…
— Le caractère d’isolement, propre à la situation V donne une singulière unité à l’action et un champ très net pour l’observation psychologique ; la variété des décors et le romanesque des évènements n’y font non plus défaut.
A — Traqué par la justice pour brigandage, politique, etc. : — Louis Pérez de Galice et la Dévotion à la Croix de Calderon, les Brigands de Schiller. Ex. historique : les conventionnels proscrits ; la duchesse de Berry. Ex. roman. : Rocambole, romans de Gaboriau. Ex. ord. : histoires de police.
B — Poursuivi pour une faute d’amour : — Très injustement : Indigne ! (M. Barbier, 1884) ; — d’une façon plus juste : Don Juan de Molière et Le Festin de Pierre de Th. Corneille (sans parler des œuvres de Tirso de Molina, Tellez, Villiers, Sadwell, Zamora, Goldoni, Grabbe, Zorilla, Dumas père, etc.) ; — pour des raisons très justes : Ajax Locrien de Sophocle. Ex. ordinaires : depuis les mariages imposés aux séducteurs jusqu’aux rafles policières sur les trottoirs.
C — Héros en lutte contre une puissance : — C’est le Prométhée enchaîné d’Eschyle, le Laocoon de Sophocle ; puis le rôle de Porus dans les Alexandres de Racine et de Métastase, Nicomède, Gœtz de Berlinchingen, en partie Egmont, Caton de Métastase, Adelghis de Manzoni et un côté de son Comte de Carmagnola, la mort d’Hector au fond de ce Troïlus et Cressida, où Shakespeare se posait déjà, d’une attitude si significative, en contre-pied d’Homère ; c’est de nos temps Nana-Sahib de Richepin (1883), Édith (M. G. Bois, 1885), et la tétralogie des Nibelungen ; c’est l’Ennemi du Peuple.
D — Un pseudo-fou en lutte contre un aliéniste iagique[6] : — La Vicomtesse Alice (M. Second, 1882).
[6] Tiré de Iago ; néologisme qui me paraît utile.