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Les trente-six situations dramatiques

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Pour obtenir les nuances des 36 Situations, j’ai eu recours à des procédés à peu près constants : par exemple, j’énumérais les liens, sociaux ou de parenté, possibles entre les personnages ; ou bien, je déterminais, pour ceux-ci, leur degré de conscience, de volonté libre et de connaissance du but réel où ils vont. Et l’on a vu que, lorsqu’on voulait altérer la clairvoyance normale dans l’un des deux adversaires, il fallait principalement le remplacer par deux rôles, le premier devenant l’aveugle instrument du second, élevé du même coup jusqu’à une subtilité machiavélique, tant sa part d’action se faisait, au contraire, purement intellectuelle ; de sorte que, diminuée à l’excès chez l’un, la vision nette des choses s’augmentait en proportion chez l’autre. — Un nouvel élément à modifier toutes les situations est l’énergie des actes qui doivent en résulter : soit le meurtre ; il se réduira à une blessure, un coup, une tentative, un outrage, une intimidation, une menace, une parole trop vive, une intention non suivie d’effet, une tentation, une pensée, un souhait, ou à un droit lésé, à la destruction d’un objet chéri, à un refus de secours, un manque de pitié, un abandon, un mensonge. Si l’on veut, ce meurtre (de même, pour ses diminutifs) n’aura pas visé l’objet de la haine en personne, mais un être qui soit aimé de celui-ci. Ce meurtre, enfin, pourra être multiple et aggravé des circonstances que la législation a prévues. — Troisième méthode pour varier les données : à celui-ci ou à celui-là des deux adversaires dont la lutte constitue notre drame, on substituera une pluralité qu’un seul désir animera, mais dont chaque membre rétractera ce désir sous un de ses divers jours. — Il n’est pas non plus (je l’ai déjà laissé voir) de Situation qui ne soit susceptible d’être combinée avec n’importe laquelle de ses voisines, que dis-je ? avec deux, trois, quatre, cinq, six d’entre elles, et davantage ! Or, ces combinaisons se feront de bien des sortes : 1er cas, les Situations se développent successivement et logiquement l’une de l’autre ; 2e cas, elles se disposent en un dilemme, au milieu duquel trébuche le héros éperdu ; 3e cas, chacune appartient à un rôle ou groupe spécial ; puis 4e, 5e, 6e cas, etc., elles sont représentées selon 2 ou selon les 3 cas déjà énoncés à la fois : c’est-à-dire qu’une Situation va, je suppose, englober d’abord les personnages ; ensemble, ils s’en évadent ; — mais la plupart tombent, de là, dans quelque position non moins critique, et tel même n’a plus qu’à opter entre deux conduites également pénibles ; après des courses affolées entre cette Charybde et cette Scylla, l’élan par lequel il leur échappe le précipite, et, avec lui, le reste des acteurs, dans une suprême Situation, sourdie des précédentes et qui, jaillie, les emporte en une gerbe finale !… Bien entendu, ceci n’est qu’une combinaison entre mille ; car je ne veux ni ne puis exposer à présent le système complet qui continue cette étude des 36 Situations et au moyen duquel je les fais se multiplier sans fin : c’est l’affaire d’un travail à publier séparément, sur les lois de l’Invention littéraire.

A son tour, la Composition, — qui consiste à ordonner ces Situations une fois précisées et, du même coup, les épisodes et les figures mises en scène, — se déduira, d’une manière enfin un peu neuve et sérieuse, de la même théorie des « Trente-Six ». Considérant en effet que toute Situation dramatique naît d’un conflit entre deux directions principales d’efforts (d’où, simultanément, notre terreur devant la victorieuse et notre pitié pour la vaincue), nous aurons, dès le lever du rideau, à choisir entre deux débuts : il nous faudra décider lequel des deux adversaires préexiste, ce qui nous amène infailliblement à faire du second la cause (innocente ou responsable) du drame, puisque c’est son arrivée qui sera le signal de la lutte ; le premier, qui s’offre surtout à notre observation, est le Protagoniste qu’on trouvait déjà dans la tragédie toute lyrique, descriptive et analytique de Thespis ; le second, l’obstacle survenu ou rencontré, c’est l’Antagoniste, ce principe de l’action que nous devons au génie objectif et homérique d’Eschyle[8]. Nous imposerons donc à l’œuvre entière deux couleurs bien opposées, selon que, dès le commencement, nous aurons attribué à celui-ci ou à celui-là des partis la puissance la plus grande, les chances de victoires les plus sérieuses.

[8] C’est du moins comment je m’explique le fameux passage de La Poétique attribuant à Eschyle l’introduction d’un deuxième personnage et à Sophocle celle d’un troisième, alors que dans Eschyle et même dans ses prédécesseurs un bien plus grand nombre d’acteurs se montrent rassemblés. Évidemment, Aristote compte pour un seul personnage les rôles, si nombreux soient-ils, qui suivent une direction parallèle d’efforts ; et pour lui, l’introduction du 2e personnage signifie la représentation, également intéressante, de 2 individus ou groupes adverses : ainsi, dans La Débâcle, où Zola a peint une armée, un pays, notre philosophe n’aurait discerné qu’un seul personnage et aurait vainement cherché du second une ébauche, même aussi pâle que celle apparaissant au travers du fantôme dans l’action, encore archaïque, des Perses.

Aristote déjà nous apprit à distinguer entre la tragédie simple (où la supériorité demeure du même côté jusqu’au bout, où, par conséquent, il n’y a point de péripétie, de surprise) et la tragédie implexe (tragédie à surprise, à péripétie), où cette supériorité passe d’un camp dans l’autre. Les dramaturges ont, depuis, raffiné sur la dernière : dans celles de leurs pièces dont l’action est peu compliquée, ils doublent la péripétie, ce qui fait revenir ingénieusement, à l’instant précédant le départ du spectateur, les deux puissances en l’état exact où elles se trouvaient quand il entra dans la salle ; dans leurs drames à action compliquée, ils triplent, quadruplent, quintuplent la péripétie aussi longtemps que le leur permettent leur imaginative et la patience d’un public débonnaire. Ces vicissitudes de la lutte, voilà donc le premier moyen de varier un sujet. Cela ne va pas, du reste, très loin, puisque nous ne pouvons, avec la naïveté la plus extrême, recevoir, du drame ou de la vie, que 1.332 surprises. — 1.332 ? — Évidemment ; qu’est-ce qu’une surprise un peu vive, sinon le passage d’un état de calme à une Situation dramatique ou bien d’une Situation à une autre, ou à un nouvel état de calme ? Faites la multiplication ; résultat : 1.332.

Demandons-nous à présent d’où proviennent ces vicissitudes et ces inattendus déplacements de l’équilibre ? De quelque influence apparemment, — influence partie d’un objet matériel, d’une circonstance ou d’un troisième personnage. Sur ce Tiers Acteur, — dont l’inauguration fut jadis le triomphe sophocléen — devait reposer ce qu’on nomme l’intrigue ; à lui seul, il est l’imprévu, l’idéal convoité des deux parts et le « milieu ambiant » ; fantastiquement, il s’est morcelé et multiplié, par deux, par trois, par dix, par plus encore, jusqu’à encombrer la scène, mais c’est toujours lui, le si reconnaissable ; tels de ses fragments se sont faits « Impulseurs », tels « Objets disputés », tels « Instrumentaux », et ils se sont rangés, qui du côté du Protagoniste, qui devers l’Antagoniste, ou bien, courant çà et là, ils provoquaient cette « chute incessamment évitée » qui s’appelle, pour les événements comme pour l’homme, la marche ; et de la sorte, clairement ils évoquaient leur origine, — ce Rôle-Lien (Jocaste des Sept contre Thèbes, Sabine d’Horace) sous lequel le Tiers Acteur germa dans la tragédie eschylienne, mais sans prendre encore une part positive à l’action. On concevra que l’arrivée de ces figures de 2e plan, — renforcées par celles du fond, Annonciateurs dont l’importance va du Tirésias au Messager de l’Œdipe-roi, — du prophète au facteur, — Chœurs, Confidents, Foules, Burlesques, Utilités, voire Figurants, modifie avec une puissance singulière l’effet d’ensemble ; surtout si l’on réfléchit à ceci : chacun d’eux, pris à part, a ses motifs pour agir, et le voilà bientôt, à l’égard de ceux qui l’entourent, dans quelque situation dramatique subordonnée sans doute à la dominante, mais réelle néanmoins ; les sursauts de l’action générale l’affectent, lui, d’une façon spéciale, et les conséquences, pour lui, de chaque péripétie, de chaque effort, de chaque action et du dénouement, contribuent à l’impression définitive sur le spectateur. Le Tiers Acteur est-il plus particulièrement un Objet disputé, il faut tenir compte de son premier et de son dernier possesseur, des diverses relations qu’il a successivement avec eux, et de ses préférences. Se présente-t-il comme Impulseur, il faut alors considérer (outre ses degrés de conscience ou d’inconscience, de franchise ou de dissimulation, et de volonté propre) la persévérance qu’il apporte à son œuvre, la découverte qu’il peut faire, s’il fut inconscient, de son inconscience, et s’il fut dissimulé celle qu’on fera de sa dissimulation (on, c’est-à-dire soit un seul ou plusieurs des personnages, soit le spectateur). Remarques qui s’appliquent aussi au rôle « Instrumental » ; et non seulement ces remarques, mais celles qui concernaient « l’Objet », doivent être faites pour le Rôle-Lien.

J’ai déjà dit que ce dernier et la triple hypostase du Tiers Acteur peuvent se reproduire à de nombreux exemplaires dans une même pièce. En revanche, deux ou trois ou les quatre peuvent se fondre en une seule figure : Lien-Instrumental, Objet-Impulseur, Instrument-Lien-Objet, etc., combinaisons qui se présentent (telles, plus haut, les combinaisons de situations) en ordres variables : tantôt le héros qui réunit en lui ces divers rôles les joue simultanément, soit tous vis-à-vis d’un individu ou groupe, soit un ou plusieurs de ces rôles vis-à-vis d’un individu ou groupe et un autre rôle ou mélange de ces rôles vis-à-vis de tel autre individu ou groupe ; tantôt ces rôles divers seront successivement joués vis-à-vis du même individu ou groupe, ou de plusieurs ; tantôt enfin le héros joue ces rôles simultanément ici et successivement là.

Mais je ne puis ni ne veux, non plus, détailler en ces pages la seconde partie de l’Art de Combiner, celle que nous nommons en France, — d’un terme d’ailleurs si faible, l’a remarqué Gœthe, — la « composition » : le jour où je l’exposerai, j’aurai soin de l’éclairer par des exemples progressifs, tant historiques (je veux, par là, signifier : pris à toutes les grandes sources existantes, théâtre, épopée, roman, histoire, causes célèbres) que techniques, c’est-à-dire produits, agencés exprès sous les yeux et en la collaboration du lecteur. Ce que j’ai seulement voulu lui faire pressentir, c’est : d’abord, qu’un unique travail crée, à la fois, les épisodes, ou actions des personnages, et les personnages, car ceux-ci ne sont, à la scène, que ce qu’ils font ; puis, comment invention et composition, ces deux modes de l’Art de Combiner (et non d’imaginer ! mot vide…) sortiront, très naturellement, par nos travaux à venir, de la Théorie des 36 Situations.

Dès maintenant, j’offre (sans ironie aucune, très sérieusement) aux auteurs dramatiques ainsi qu’à MM. les directeurs de théâtre Dix Mille scénarios — totalement différents de ceux qui ont été mis à la rampe, plus ou moins de fois, dans ces cinquante dernières années ; ces scénarios seront, cela va sans dire, d’un caractère absolument actuel. Je m’engage à livrer le mille en huit jours. La simple grosse n’exigera que vingt-quatre heures. On peut faire prix pour une seule douzaine. Écrire ou s’adresser 19, passage de l’Élysée des Beaux-Arts, de 5 heures à 9 heures du matin. — Les données sont détaillées acte par acte, et, au besoin, scène par scène.

… Mais je m’entends accuser, avec violence, de vouloir « détruire l’imagination ». Phantasmophone ! monstricide ! destructeur de prodiges !… Ces titres herculéens ne me couvrent d’aucune rougeur.

Une singulière histoire, vraiment, que celle de l’Imagination… Nul, certes, aux temps classiques, ne s’en eût osé prévaloir. Loin de là ! à peine avancée, toute nouveauté allait, vite et timidement, s’appuyer à quelque autorité antique. De 1830 date l’avènement au trône littéraire de cette « Faculté » charlatanesque et, paraît-il, à jamais interdite à l’analyse ; les conséquences du nouveau régime ne tardèrent pas à se montrer, et elles se laissent voir dans leur délabrement final chez les derniers successeurs du romantisme romanesque : crime mystérieux, puis erreur judiciaire commise par l’éternel juge d’instruction au profil en « lame de couteau », suivie de l’inévitable amour entre les enfants du meurtrier et de la victime ; dans une chambrette, une délicate et pure ouvrière ; passant par là, un jeune ingénieur idéalisant la casquette ; le voyou criminel mais tendre ; deux « fins limiers » de police ; l’épisode de l’enfant volé, avec voix du sang, und so weit ; et, pour clore, le suicide imposé au coquin, sans oublier, par derrière, afin de soulager les cœurs sensibles, au moins un double mariage d’amour, — voilà, bon an mal an, ce que rapporte l’Imagination. Au reste, de tout le romantisme dramatique (qui correspond si bien à l’école des Carrache en peinture), Hugo seul avait créé ; grâce à quoi ? à un procédé technique, patiemment appliqué dans les moindres détails : l’antithèse de l’être et du paraître.

Énergiquement, la légende de l’Imagination fut, un instant, battue en brèche par le positivisme ; il a protesté que cette soi-disant faculté créatrice n’est que le kaléidoscope de nos souvenirs agités au hasard. Mais pas assez il n’a insisté sur le résultat inévitablement banal et monotone de ces agitations, tels de nos souvenirs, les moins intéressants et les moins personnels précisément, se trouvant répétés, dans notre cerveau, à mille exemplaires, et revenant sans merci dans toutes les combinaisons dépourvues de méthode. Il fallait le crier comme un tocsin : ces souvenirs, qui sont les lectures innombrables des produits d’imitation de notre passé néo-classique et romantique, enveloppent et noient jusqu’à l’observation sur nature que signala, comme élément de rénovation, l’initiative des Naturalistes ; ceux-ci même ont vu trop souvent la réalité à travers des souvenirs livresques ; ils comptèrent trop sur l’innéité du tempérament artistique, si vigoureux soit-il, en espérant qu’il s’interposerait, seul et purifié de conventions, par un simple effort de « volonté », entre la nature et l’œuvre à engendrer ; c’est ainsi que la Bête humaine nous a répété l’erreur judiciaire, sous la forme spéciale où elle est aussi fréquente dans les lettres qu’elle l’est peu dans le fait ; c’est ainsi que le point de départ de l’Œuvre ne fut que le contre-pied de la « thèse » des Goncourt et de Daudet ; c’est ainsi que des réminiscences de Mme Bovary font dévier, vers elle, des études de cas analogues, mais qui devraient en demeurer très distincts ; — et qu’est apparue, dès la seconde génération naturaliste, une nouvelle école de copie et de traditions.

Tandis qu’au moyen de l’Art de Combiner, — renfermant le total « des possibilités », leur encyclopédie et leur table de multiplication, et formant comme « le traité des proportions de l’Événement », — la vérité pourra être parcourue avec un regard vainqueur de tous les fantômes du poncif (enfermés à leurs places respectives dans cette nomenclature), — avec un regard libre, un regard hellène ![9]

[9] Car les Grecs, dès une époque reculée, avaient pris l’habitude de tout systématiser — à l’instar des aïeux de l’Inde, — conduite que nous tînmes aussi jusqu’au XIVe siècle. Vers elle nous nous étions instinctivement retournés, attirés par Aristote, à l’âge classique, avec nos théoriciens si injustement décriés depuis, si utiles et si respectés de nos grands dramaturges. En ces jours de la gloire française, la moindre réflexion poétique n’effarait pas des paresses superstitieuses.

L’observation, la création, pour chaque écrivain, auront dès lors un point de départ extérieur au monde du papier, un point de départ qui leur soit personnel, original enfin, ce qui ne veut pas dire le moins du monde plus invraisemblable, au contraire, puisque tant de situations, d’allures aujourd’hui si invraisemblables, se sont défigurées de la sorte justement aux mains de gens qui, ne sachant comment faire neuf, compliquaient en s’empêtrant dans leurs propres écheveaux.

Et surtout, l’invention d’une fable insolite (langage idéaliste), ou la découverte d’un coin vierge (langage naturaliste) se trouvera facilitée jusqu’à ne plus avoir aucune valeur. On n’ignore pas quelle importance eut, dans le perfectionnement de l’art grec, le fait d’être circonscrit à un petit nombre de légendes (Œdipe, Agamemnon, Phèdre, etc.), que chaque poète devait à son tour reprendre sans pouvoir éviter d’être comparé, pas à pas, à chacun de ses devanciers, de sorte que le moins critique des spectateurs appréciait, à coup sûr, la part de personnalité et de goût mise à l’œuvre nouvelle ;… tout au plus cette tradition eut-elle pour inconvénient de rendre l’originalité plus difficile. Par l’étude des 36 Situations et de ses conséquences, le même avantage s’obtiendra, sans l’inconvénient signalé. — Et seule, désormais, prendra valeur la Proportion.

Toutefois, qu’on me comprenne ! Par Proportion, je n’entends nullement un recueil de formules compassées et rappelant aux lettrés des souvenirs qui leur sont chers, — mais la mise en bataille, sous les pieds de l’écrivain, de l’armée infinie des combinaisons possibles, rangées selon leurs ressemblances, et comprenant le ban des tentatives faites comme l’arrière-ban des tentatives inosées. Alors, pour manifester la vérité ou la sensation que lui seul perçut jusque-là, et encore difficilement, parmi le touffu des phénomènes et dans des cas peu accentués, l’auteur n’aura qu’à se pencher ; et, sans se livrer au hasard infructueux d’un vagabondage, par une rapide revue de ce champ poétique, il élira celle des données et ceux des détails les plus propres à ses desseins. Or, cette méthode, ou, si l’on veut, cette liberté et cette puissance, il l’aura, non seulement dans le choix, la limitation et la fécondation de son sujet, mais dans son observation, dans sa méditation.

Et il ne courra pas plus de danger de fausser, par des idées préconçues, la vue du réel que n’en court, par exemple, le peintre dans l’application de ces lois, générales également et contrôlées de même par une expérimentation quotidienne, — de ces lois sublimes de la perspective !

La proportion, réalisable enfin dans le calme donné par la possession complète de l’art de combiner, et reprenant le rang suprême usurpé jadis par le simple « bon goût » et naguère par la charlatanesque mais non moins pauvre « imagination », fera reconnaître cette… chose un peu oubliée de l’art moderne, le « beau » : celui-ci n’est pas, à mon sens, un prétendu choix distingué dans la nature (le Discobole, Aristophane, etc., renversent les palissades d’un tel parc à moutons) ; je préférerais dire que c’est la peinture habile, directe, sans tâtonnements, sans que rien demeure de superflu, d’oiseux ni de secondaire, du « coin de nature » vu. Mais c’est plus encore.

Car les deux définitions, l’éclectique et la naturaliste, ne concernent qu’une restreinte partie des arts et qu’un seul de leurs côtés : ce petit nombre à qui l’imitation est ouverte (peinture, littérature à personnages, et, à la rigueur, sculpture), et de celles-ci le côté, encore, purement imitatif. Que signifient en effet nos deux définitions (qui, l’une comme l’autre, reposent sur la reproduction de la réalité, l’une pour en exalter l’importance et l’autre pour la lui chicaner), si on les confronte avec : — la Musique, — la Poésie didactique d’un Hésiode, — les incantations Védiques et Mallarmiennes, — la véritable Statuaire, simplifiée et significatrice, à grands coups de ciseau, comme celle du XIIIe siècle et celle de Phidias, — l’Ornemental et le Décoratif, — la « beauté » d’une Démonstration géométrique (l’Uranie ancienne), — l’Éloquence de raisonnement, — l’Architecture enfin, cet art qui renaît à cette heure dans le silence et l’oubli, cet art qui vient périodiquement réunir, et, tel qu’une arche, sauver les autres, cet art qui va une fois de plus nous enlever aux niaiseries prématurément séniles des dilettantes et des sectaires[10].

[10] Il est vrai que M. Joséphin Péladan diagnostique de l’Architecture qu’elle est décédée en 1789 ! et, à sa suite, l’ignare troupeau, qui de son verbe tire subsistance, fait chorus. Le premier gavroche, levant son index, démontrerait le contraire, en preuves visibles : à commencer par notre Arc de Triomphe, qui vaut certes à lui seul toute la construction du siècle dernier et ennoblit l’ouest de Paris, — pour aboutir au récent et cyclopéen travail du fer, soulevant dans les édifices, auxquels il est encore intérieur, des salles comme la Bibliothèque, les Halles, le Palais des Machines, et prêt déjà à éclore aux surfaces en élégances et en énergies inconnues — sans oublier, en passant, Mazas, MM. de l’ésotérisme !

A cette hauteur se tient en effet un principe plus large que le naturalisme avec sa méthode expérimentale et que les idéalismes qui lui livrent bataille : la Logique.

D’elle se réclame ce mien travail. On peut voir en lui d’ailleurs une suite, si l’on veut, de l’observation naturaliste. N’est-il pas la même œuvre, transportée du « coin de nature » au « tempérament » jusqu’ici laissé en friche, l’expérience « préparée » sur le terrain des déductions, selon qu’il est d’usage en astronomie ? N’est-ce pas, en quelque sorte, le nettoyage de la vitre, la taille préalable de la lentille par où le public verra ?…

Au moyen de cette logique, ou convenance, Viollet-le-Duc a fait apprécier les merveilles de notre grand siècle, du Siècle XIII, — substituant, pour ne citer que cela, à la candide admiration de 1830, devant tel saint de pierre « si pittoresquement » juché sur la pointe d’une ogive, cette explication profonde de bon constructeur : à savoir qu’une pierre du poids et des dimensions exactes de ce saint était, là, indispensable pour empêcher l’ogive d’éclater sous la double pression latérale, — d’où la satisfaction instinctive de nos yeux. C’est un grand malheur que la compréhension de cet âge magnifique où un saint Louis présidait la multiple vie communale, et dont le seul égal au monde fut le siècle où Périclès dirigeait, de la métropole athénienne, un mouvement identique, que cette compréhension, qui nous serait si utile, ait été horriblement compromise dans le carnaval romantique : le livre de Notre-Dame de Paris, admirable du reste à sa date, mais où le public croit tenir un portrait de ce « moyen-âge » (l’appellation la plus absurde, entre parenthèses !), le représente, par un choix bizarre, mort depuis longtemps, — après la guerre de cent années qui nous anémia au point que nous tombâmes, sans défense et passifs, sous la domination de l’art national florentin, dit renaissant, puis des diverses influences anciennes et étrangères pour quatre siècles ! Et, jusqu’à cette minute même où j’écris, ç’a été pitié que de lire quoi que ce fût de littéraire au sujet du passé le plus incomparable : hier, un Renan parlait de l’art ogival comme un effort demeuré impuissant ! (Souvenirs d’enfance et de jeunesse) ou père d’œuvres peu durables ! (Prière sur l’Acropole) ; demain, dans En route, qui va paraître, un critique sagace aux questions contemporaines, Huysmans, fera la plus stupéfiante salade avec les voûtes romanes, la peinture des Primitifs, le plain-chant grégorien, salade dont la recette infaillible est « la foi », bien entendu, et qui s’appelle le « moyen-âge », naturellement, ce qui n’embrasse que dix siècles de l’humanité, plus du tiers de son histoire authentique, trois époques fort ennemies l’une de l’autre, des peuples très opposés, — quelque chose d’équivalent à un mariage entre Alcibiade et Sainte-Geneviève…

Le « moyen-âge », ou, pour parler plus proprement, les siècles XII, XIII et XIV, ne furent aucunement fantaisistes et capricieux ; c’eût été l’affaire d’une génération, comme sous Louis-Philippe. Il ne fut pas davantage mystique, au sens du jour, qui prend pour le monument le brouillard qui l’enveloppe à nos yeux. Son architecture fut édifiée pierre par pierre, dessin à dessin, par les raisons les plus pratiques. Dans sa sculpture, il n’y a jamais eu de naïf — que nous, quand nous la croyions telle ; elle est réaliste bien plus que la nôtre, et, si pour persister dans l’opinion contraire on se raccroche aux formes étranges des gargouilles, nous dirons que, nées d’un symbolisme frère de ceux d’Égypte et de Grèce, elles figurent les analogies également ingénieuses et profondes, obscurément remémorées plus tard par un Cornélius Agrippa, et d’où sont sorties nos classifications naturelles, — qui peut-être un jour y retourneront. Sur ce temps s’élevait le Thomisme, dernièrement remis en honneur pour combattre le positivisme, et qui réalisa une si heureuse harmonie entre l’aristotélisme et la foi, entre la science et l’indispensable théologie ; car alors la raison était adorée au-dessus de tout dans le syllogisme, et la « mysticité » se déduisait plus patiemment que nos métaphysiques ; alors naissaient les sciences naturelles, et, dans l’oreille des poètes, se choisissaient toutes les lois sur lesquelles vit notre poésie, ces rythmes que nous en sommes encore à voir au travers de Ronsard, cette Rime que nous avons donnée à l’Europe en même temps que ta Voûte à Nervures, ô petite ville de Saint-Denis, suzeraine oriflamme, barque-pilote de la France ! Tout cela naissait et grandissait au sourire grave et doux de la même sagesse qui s’appela, sur les bords de la mer Ionienne, Athénè.

Vers un nouvel aspect de cette même logique appareille déjà notre époque, maintenant que, bue l’antiquité avec les forces de laquelle nous régnâmes une seconde fois sur l’Europe au XVIIe, et bue avec l’influence germanique la dernière des grandes influences étrangères, nous nous retournons sur la réalité, sur l’avenir ; ainsi, quand chaque cité grecque eut absorbé les voisins cultes locaux (ses « influences étrangères ») et les cultes d’Orient (l’antiquité d’alors), se forma la plus belle des mythologies. C’est, du moins, à un art purement logique, purement technicien, aux créations d’ailleurs infiniment variées, que me semblent converger toutes nos tendances littéraires. J’y vois partis Flaubert et Zola, ces âpres précurseurs, non point par tel de leurs écrits, mais par l’ensemble, et Ibsen et Strindberg, et tous ces écrivains volontairement oublieux de leurs bibliothèques comme les Hellènes le furent des lettres barbares ; là, va Maeterlinck, ayant réduit l’action au développement d’une idée unique ; et Verlaine, délivrant des règles conventionnelles et superstitieusement révérées le rythme vrai, qui se donne à lui-même ses règles, Verlaine, faisant chanter à pleine voix les grandes orgues du Vers, renouvelé avec la justesse d’oreille de ces ménestrels créateurs des précédentes cadences ; là-bas tend aussi Mallarmé, prince de l’ellipse, lorsqu’il aère la syntaxe, en expulsant la nuée de nos petits mots parasites et nos loqueteuses formules, imitées des décadences anciennes et exhumées, dirait-on, des « traités de phraséologie » pour la préparation de la licence ; lorsqu’il forge et incurve l’hyperbole d’un parler nouveau en proportion avec le poids des idées qu’il doit porter ; en cette direction nous appelle Moréas, à cette source de notre littérature, mais sans se dégager, malheureusement, de l’italianisme de notre soi-disant renaissance et sans s’élancer assez haut dans le passé ; et devers ce dernier flottent jusqu’à nos plus récents mystiques, bien qu’incertains, peut-être, parmi leurs brumes violettes, entre ces deux grèves, de dix siècles distantes, la fin du monde romain et l’arrêt de notre culture médiéviste ; oui, tous ceux-là, et d’autres non moins glorieux, me paraissent aller au même but : après la destruction des formes conventionnelles latines, accomplie en 1830 mais au profit des passagères prépondérances saxonnes, l’abolition définitive de toute autorité absolue, même de celle de la nature et de nos sciences, ses actuelles interprètes ; puis l’édification, au-dessus de ces débris, de la simple logique, d’un art uniquement technicien et capable, par ce fait, de révéler un système harmonique inconnu, d’un art — artiste en un mot.

… En littératures, en la dramatique qui particulièrement nous occupe, l’examen des Proportions que j’ai annoncé plus haut et que je rêve comme un Vignoles non seulement de tel théâtre, mais de tous comparés entre eux, cet examen nous fera voir les diverses « façons générales » de présenter une Situation quelconque : chacune de ces « façons générales », contenant ainsi une espèce de canon applicable à toute situation indifféremment, constituera pour nous un « ordre » analogue aux ordres d’architecture, et qui, de même, prendra place avec d’autres ordres dans un « système » théâtral. Mais les systèmes, à leur tour, se rapprocheront sous des rubriques plus générales dont les comparaisons nous fourniront aussi maint sujet à réflexions. Dans ce qu’on pourrait nommer la Féerie se rencontrent étrangement, par exemple, des systèmes aussi éloignés d’origine que les drames de l’Inde, certaines des « comédies » de Shakespeare (le Songe d’une Nuit d’été, la Tempête), le genre fiabesque de Gozzi, Faust ; le Mystère réunit les œuvres de la Perse, Job, Thespis et les pré-eschyliens, Prométhée, le théâtre d’Ézéchiel le Tragique, de Saint-Grégoire de Nazianze, de Hroswitha, de notre XIIIe siècle, les autos ; ici, la Tragédie grecque et ses imitations de psychologues ; là, le Drame anglais, allemand, et français de 1830 ; plus près, la Pièce, qui du fond de la Chine, par Lope et Calderon, Diderot et Gœthe, enserre notre scène d’aujourd’hui… On se rappelle combien, quand nous cataloguions la production dramatique dans ses 36 données, la recherche assidue, pour tout cas exceptionnel en l’une, des cas symétriques à établir dans les 35 autres faisait surgir, sous nos pas, de sujets imprévus. De même, quand nous aurons analysé ces ordres, systèmes et groupes de systèmes, quand nous aurons mesuré avec minutie leurs ressemblances et leurs différences, et que nous les aurons classés en distributions multiples, où, tour à tour, selon les questions, nous les aurons rapprochés et éloignés, — nous remarquerons nécessairement que de nombreuses combinaisons ont été oubliées ;… parmi elles, se choisira l’art nouveau.

Puissé-je avoir posé la première, la plus obscure pierre fondamentale de sa gigantesque citadelle ; là, vendangeant sous ses pieds les âmes des poètes, la Muse s’élèvera devant l’auditoire de nouveau rassemblé des vieux aèdes, devant ces peuples jadis serrés autour d’Hérodote et de Pindare, et qu’on dispersa depuis dans les poudreuses bibliothèques ou dans l’ignorance primitive ; elle clamera… cette nouvelle langue, — mieux faite encore pour eux, — la dramatique, trop haute pour que la comprenne, isolée, une individualité, fût-elle la plus grande, un langage énorme en vérité, non de mots, mais de frissons, tels que celui qu’on parle aux armées, — et qui ne s’adresse qu’à toi, abstrait mais seul éternel, seul dispensateur de gloire, âme des foules, délire du monde, ô Bacchos ! Ce ne sera pas, sans doute, dans une de nos salonnières et minuscules réductions en carton-pâte d’un demi-cirque romain, coupées d’un rideau pourpre, mais sur une manière de montagne, remplie d’air et de lumière, élevée grâce à l’expérience constructive du moyen-âge et à notre conquête du fer, offerte à la nation par ceux qui auront gardé jusque-là la vanité d’être riches, et où tourbillonneraient ensemble nos vingt-deux entreprises de représentations, quelque chose de mieux que cette salle de Chicago où se réunissent pourtant dix mille personnes, de mieux que le théâtre de Dionysos, lequel en contenait trente mille, de mieux même que celui d’Éphèse où s’asseyaient, joyeux, cent cinquante mille spectateurs, un immense orifice par où la terre embrasse le ciel, et qui s’épanouisse comme un cratère !

FIN

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