Les trente-six situations dramatiques
XXe SITUATION
Se sacrifier à l’Idéal
(Le Héros — l’Idéal — le « Créancier » ou la Partie sacrifiée)
Les quatre thèmes de l’Immolation, dont voici le premier, amènent devant nous trois cortèges : les Dieux (XXe et XXIIIe), les Proches (XXIe et XXIIIe), les Désirs (XXIIe). Des luttes qui vont se livrer, le champ ne sera plus le monde visible, mais une Ame.
Aucun de ces quatre sujets n’est plus fier que notre donnée Vingtième : tout pour l’idéal ! Que celui-ci soit (n’importe) politique ou religieux, qu’on l’appelle honneur ou piété domestique, il exige le sacrifice de tous liens : intérêt, vie, passion, — bien mieux, idéal même, sous telle autre forme voisine, pour peu qu’elle paraisse entachée du moindre encore que du plus sublime égotisme ! Telle est la loi.
A 1 — Sacrifier sa vie à sa parole : — Les Régulus de Pradon et de Métastase et la fin d’Hernani ; (Carthage et don Ruy Gomez sont les « Créanciers »). N’est-il pas étonnant qu’un plus grand nombre d’exemples ne s’offre pas aussitôt à nous ? Cette fatalité, — œuvre de la victime elle-même et dont la victoire n’est que celle du vaincu volontaire, grande comme la conception stoïcienne du monde, — n’était-elle pas digne d’illuminer la scène par ses holocaustes ? Rien n’obligeait, cependant, à choisir un héros presque trop parfait peut-être, comme Régulus, — puisqu’il n’est pas jusqu’à nos fautes qui ne paraissent courir, comme douées d’une volonté propre et trahissant la nôtre, à un suicide analogue.
2 — Sacrifier sa vie au succès des siens : — Les Femmes de chambre d’Eschyle, Protésilas d’Euripide, Thémistocle de Métastase. Ex. fragm. : partie des Iphigénies à Aulis d’Euripide et de Racine. Ex. histor. : Codrus, Curtius, la Tour d’Auvergne. — Au bonheur des siens : — Le Christ souffrant de Saint Grégoire de Nazianze.
3 — Sacrifier sa vie à la piété familiale : — Les Phéniciennes d’Eschyle, les Antigones de Sophocle, d’Euripide et d’Alfieri.
4 — Sacrifier sa vie à sa foi : — Le Prince constant de Calderon, Luther de Werner. Ex. ord. : tous les martyrs, religieux et missionnaires, savants et philosophes. Ex. roman. : L’Œuvre de Zola.
B 1 — Sacrifier, avec sa vie, son amour à sa foi : — Polyeucte. Roman (sacrifier, avec son avenir, sa famille à sa foi) : l’Évangéliste.
2 — Sacrifier, avec sa vie, son amour à sa cause : — Les Fils de Jahel (Mme Armand, 1886).
3 — Sacrifier son amour à l’intérêt d’état : — C’est le motif cornélien : Othon, Sertorius, Sophonisbe, Pulchérie, Tite et Bérénice. Ajoutez-y la Bérénice de Racine et la Sophonisbe d’Alfieri, celle de Mairet, puis Achille à Scyros de Métastase, ainsi que sa Didon et les Troyens de Berlioz (la meilleure tragédie de ce siècle). Le « Créancier », dans cette sous-nuance, reste abstrait, se confond avec l’Idéal et le Héros ; les « Parties sacrifiées », au contraire, deviennent visibles : ce sont Plautine, Viriate, Syphax et Massinisse, Bérénice, Déidamie.
C — Sacrifier l’idéal « honneur » à l’idéal « foi » : — Deux exemples léonins, mais qui n’ont pas atteint le succès pour des raisons secondaires (à cause de la faiblesse du tympan public, incapable de saisir une harmonie aussi élevée sur les gammes des sentiments) : Théodore de Corneille et la Vierge martyre de Massinger. Un peu le cas aussi du bon ermite Abraham dans Hroswitha.