Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
Mon amie, j'ai fini un volume hier; j'en commence un nouveau aujourd'hui. De volumes en volumes, j'arriverai au jour où je pourrai, en une seule heure, te dire plus qu'aujourd'hui je ne puis t'écrire en une année! Heure de bonheur, de repos, de jouissance, où toi, mon amie, me consoleras des peines que tu me causes.
J'ai lu et relu tes deux dernières lettres. Elles sont pleines de ce moi que j'aime à rencontrer en toi. Tout ce que tu me dis, je l'eusse dit; tout ce que tu as éprouvé, je l'espère; tout ce que tu désires, je le désire; ce que tu crains, je le crains; ton espérance enfin est la mienne. Il y a bien du bonheur dans tout cela! Je diffère avec toi sur un seul point, mais le remède est à côté du mal. Ce que tu aimes, je ne lui porte guère d'affection, mais j'aime ce qui m'aime—me voilà sauvé.
Il en va de notre liaison comme d'une autre grande et profonde vérité. Les hommes attribuent communément à l'éducation un pouvoir qu'elle n'a pas. On n'a jamais donné par un moyen d'éducation quelconque à l'être que l'on élève ce qui ne se trouve pas en lui. L'éducation développe et dirige; elle ne crée pas.
Il en est de même des rapports du cœur. Il faut à la fois être soi et un autre pour se convenir: tout ce qui est placé hors de cette ligne ne s'aime pas. Je ne t'ai pas cherchée, tu ne t'es pas doutée de mon existence: nous nous sommes trouvés.
Peu de moments ont suffi pour que nous en venions là où tant d'autres n'arrivent jamais, où nous deux sommes arrivés bien rarement—peut-être jamais! A quoi tient ce fait? Est-ce soins, prières, volonté de notre part ou bien n'est-ce qu'une simple et franche impulsion? Qui t'a répondu de moi, qui m'a servi de garant de toi? Mon amie, il est une puissance plus forte que la volonté de l'homme, un pouvoir indépendant de lui, une force d'attrait et de bonheur placée au-dessus de ses espérances. Il suffit d'un contact, souvent léger, pour vous indiquer la voie que vous devez suivre; cette voie peut être parsemée de roses ou d'épines, n'importe; vous n'êtes pas maître de la poursuivre quand une fois vous y avez fait le premier pas. Vous n'êtes pas maître d'un premier mouvement, vous l'êtes toujours d'un premier geste: le second n'est plus du domaine de la volonté. Ai-je eu raison de suivre aveuglément l'impulsion de mon cœur? Ce même cœur me dit oui. Mon amie, prouve-moi toujours que mon cœur ne saurait avoir tort!
Ton Empereur nous quitte cette nuit. Je lui en veux du mal qu'il m'a fait, en me privant de quelques jours de bonheur [228]; je le remercie de l'attitude qu'il a prise et conservée depuis notre réunion. Il n'existe pas au monde deux êtres plus essentiellement différents que lui et moi. Aussi, avons-nous eu, dans des rapports qui datent de treize ans, dans des rapports comme peut-être jamais deux individus placés ainsi que nous sommes n'en ont eus de directs et de soutenus, bien des hauts et des bas.
Moi, mon amie, j'ai la conviction de ne jamais avoir bougé de ma place; le premier élément moral en moi, c'est l'immobilité. Nous sommes les meilleurs voisins possibles aujourd'hui, nos relations sont ce qu'elles resteront. L'Empereur sait où me trouver et il me trouvera toujours, et ce sera toujours là où il m'aura quitté. Cette position des choses est un bien grand bonheur pour le monde, qui a fortement besoin tout juste de cet accord. Tu viens d'un pays malade à l'excès, flétri et abîmé dans tous ses éléments premiers [229]. Je connais ce pays comme le mien, comme celui où tu es. J'ai peur de l'erreur en toutes choses et je ne connais que cette peur. J'ai la vue bonne, je ne flatte jamais mes amis et je suis certes trop mon propre ami pour me flatter sur rien et en rien. Je sais donc tout ce qui est du domaine de l'observation, et mes espérances sont bien faibles.
Mon amie, Lady Jersey [230] aura beau trouver que l'on a trop peu fait en France, je t'assure que l'on a fait, à la fois, et trop et trop peu! C'est de bien pitoyables gens que ces meneurs d'un misérable peuple. Une quinzaine à Paris eût eu quelque mérite pour moi sous le point de vue des anecdotes, elle ne m'eût rien appris du reste. J'y aurais, dans tous les cas, vu au delà de ce qu'ont vu tous ceux qui y ont été explorer le terrain. Je connais mes amis. Parmi eux, il n'y a que W. qui sache voir, car il ne regarde ni trop haut ni trop bas et qu'il (sic) a également une sorte d'impulsion naturelle qui souvent supplée au grand esprit, tandis que l'esprit ne supplée jamais à cette qualité première. Tu mettras au bas de ces dernières lignes ton approbation, j'en suis bien sûr.
Ton Empereur a passé ici toutes ses soirées dans l'une ou l'autre de nos maisons. Il a le bonheur de se plaire dans des entours qui me font avaler la langue. Il n'a particulièrement distingué aucune de nos dames, en se maintenant toutefois sur une ligne de constance morale vis-à-vis de la princesse Gabrielle d'Auersperg [231].
De toutes, c'est elle, au fond, qui le mérite le plus.
Je lui ai donné le dernier petit souper hier; pendant qu'il causait avec ses dames, notre ami Ouvaroff [232] m'a entretenu des cinquante juments qu'il a dans le département de Kiew. Comme jamais je n'en monterai aucune, je les ai louées toutes: il en a paru flatté. Il ne pense plus à Lady C. Il lui préfère ses juments. Je pense que milady se venge au moyen d'une douzaine de bull-dogs [233]. Pauvre amie, comme tu as bien ri le soir où Binder [234] nous a représenté la scène du Mari
et de Fury [235]! Quelle bonne soirée encore que cette soirée-là! Et quel ordre dans cette lettre!
Ce 24.
Mon volume, cette fois, ne sera pas gros. Je compte expédier le courrier demain. Tu me pardonneras le manque de volume, vu la promptitude de l'arrivée. Ma bonne amie, que ne puis-je arriver moi-même! Comme tu me recevrais bien!
Je suis abîmé de fatigue depuis mon arrivée ici. Je n'ai pas eu un moment à moi; ton Empereur parti [236], j'espère que j'aurai un peu plus de temps à vivre, car ce que je fais tout le long de la journée tue. Aussi suis-je tout à bas. Tu sais combien je déteste la Cour et tout ce qui y tient: gêne, dîners, soirées, longs et froids corridors, salons chauds, maintien guindé, pas une pensée du cœur, pas un mot qui ne soit une affaire ou bien une parade. Es-tu étonnée qu'on ne lise plus rien sur ma figure? Les seuls bons moments, les seuls où je me retrouve sont ceux où je suis avec mes enfants—c'est un quart d'heure par jour—et ceux où je puis t'écrire. C'est une bien terrible chose qu'une vie qui est tout aux autres, qui à peine vous permet un léger retour sur vous-même, qui vous embourbe dans les affaires et vous éloigne du bonheur, qui certes n'est pas dans les affaires de ce monde.
Il n'y a eu au reste qu'une seule fête pour notre auguste hôte. La mort du grand-duc de Bade [237] nous a rendu ce service. Cette espèce de fête s'est composée d'un spectacle à la Cour avec un théâtre dressé à la hâte dans une des grandes salles dont nous abondons; ce spectacle, entremêlé de chants et de danses, a présenté un coup d'œil charmant; il a été suivi d'un souper dans la salle de redoute, décorée comme l'on ne sait décorer qu'ici [238]. Le coup d'œil était magique: quatre cents convives et plus de deux mille spectateurs, dix mille bougies—et pas un être qui satisfasse mon cœur! Ta rivale aux joues pleines et roses cependant y était.
Je vais faire terminer mon portrait. Lawrence lui-même m'a proposé de me rendre moins méchant, et je l'y ai autorisé. Si tu veux avoir des copies des portraits d'Ouvaroff et de Czernycheff [239], tu es la maîtresse de les demander à Lawrence. Il vient de les terminer; je te défends toutefois de jamais devenir la maîtresse des originaux.
Ma bonne amie, pourquoi faut-il que je te dise des bêtises quand je t'écris? C'est qu'elles me passent par la tête et que je te dis tout ce qui me passe par elle. Sois contente que mon cœur vaille mieux que ma tête; celui-là n'a pas un seul petit coin mouvant.
J'ai ici une grande et véritable affection. Elle porte sur un objet charmant qui est bien ma propriété; je le caresse, je fais tout ce que je puis pour l'embellir et le soigner. Cet objet est un grand et beau jardin, avec un établissement d'été charmant [240]. Eh bien, je ne suis pas même parvenu encore à y jeter un seul coup d'œil. J'y ai pourtant envoyé, depuis mon absence, pour plusieurs milliers de francs de plantes; ma serre est en pleine floraison; vingt singes et perroquets, tout frais venus du Brésil, m'y attendent; j'ai fait meubler un salon avec les plus beaux objets d'Italie; on vient d'y placer deux bas-reliefs de Thorvaldsen classiques [241].
Si, dans tes courses d'été en Angleterre, tu vois quelque belle fleur d'une espèce particulière, envoie-m'en ou bien la semence ou bien des greffons ou des oignons. N[eumann] saura toujours me les faire parvenir. Tu vois que je n'oublie pas que tu veux être ma commissionnaire. Bonne à tout, tu dois même pouvoir me choisir des oignons de fleurs.
Ce 25, minuit.
Ma bonne amie, j'ai tes deux lettres qui n'en font qu'une, c'est-à-dire ton no 4. Bonne amie, pourquoi tes lettres sont-elles les miennes? Comment m'écris-tu à peu près les mêmes paroles que je t'ai envoyées et que tu as l'air d'avoir connues, tandis que ma lettre n'était qu'à mi-chemin? Cette identité si parfaite de nos deux êtres serait-elle si complète que la même pensée n'a chez nous qu'une même expression, qu'une parole, une seule phrase qui parvienne à exprimer ce que nous sentons? Que de bonheur il y a dans ce fait pour mon âme et pour mon cœur! Le premier de tous ceux que je connais, c'est celui d'être compris, bonheur si rare quand vous n'êtes pas en tout point comme le reste des hommes. Combien peu j'ai été deviné dans le cours de ma vie, combien peu compris! Mon amie, je commence à croire que de tout ce qui jamais a été avec moi dans des rapports d'amitié, de sentiment, de confiance et même de société, tu es l'être qui saisit le mieux ma pensée, qui la prend tout bonnement pour ce qu'elle est, qui la commente le moins, qui me croit le plus et qui, par conséquent, se trompe le moins. Mon amie, si j'étais près de toi, je t'embrasserais pour la découverte de cette certitude. Quelle différence il y a dans un rapport comme l'est le mien à toi, entre le pressentiment, la confiance et le fait.
«Comme je t'aime grandement, petitement, je puis t'écrire des volumes, je puis te répéter cent fois dans une page que je t'aime, et j'attache du prix à te faire faire des compliments par un indifférent!»
Voilà tes paroles. Tu me demandes si je les comprends. Oui, mon amie, parce que l'on comprend toujours ce que l'on éprouve soi-même; comment ne comprendrais-je pas ces paroles, moi qui, dans le moment le plus heureux, dans celui où tu pourrais regarder comme une insulte même le doute le plus léger sur ton amour, j'aurais le besoin de te demander si tu m'aimes, de te dire que je n'aime que toi, moi qui ai besoin cent fois le jour de le dire et de me l'entendre dire, plus je suis éloigné de m'attendre à autre chose qu'à un regard qui me dira plus que toutes les paroles dans toutes les langues?
«D'où vient que je suis devenue autre, depuis que je te connais; m'as tu faite ou bien est-ce que je portais vraiment en moi le germe de ce qui est bon?»
Mon amie, l'on ne devient jamais autre de ce que l'on est; un germe ne peut se développer s'il n'existe pas. Rien ne s'est développé en toi, si ce n'est le sentiment que tu me portes, ce sentiment, duquel mon cœur m'a averti bien avant que le plus léger signe ne l'en avait averti, qui est né en nous parce que nous sommes bons, parce que nos essences sont faites pour se confondre, que ce rapport invisible qui existe entre deux êtres a été en contact bien avant que le tout qui est toi et moi ne se soit douté de ce à quoi nous arriverions. Notre correspondance, mon amie, sera longue; j'aurai bien le temps de t'écrire encore des lettres sérieuses, de te mettre au fait de bien des pensées fort réglées et méditées qui m'occupent dans mes moments de loisir—les plus doux que je puisse passer loin de toi.
Cet homme si léger qui est devenu ton ami, passe une partie de sa vie à s'occuper de toute autre chose que de ses affaires; il a beaucoup médité, il s'est fort emparé de beaucoup de questions infiniment sérieuses, et a fait d'autres découvertes morales que celle de la place que tiennent les Numéros 1 dans les salons, il s'est créé des principes qu'une longue expérience et qu'une grande connaissance des hommes lui fait admettre aujourd'hui comme des vérités éternelles! Mon amie, tu auras l'un de ces jours une dissertation philosophique. Pour la comprendre, je te renverrai à ton cœur, et tu la jugeras avec ton esprit. Ne t'effraie pas d'aimer un philosophe!
«Aidée de toi, rien ne me sera difficile, j'aurai de l'esprit, je deviendrai tout ce que tu voudras.»
Oui, mon amie, tu deviendras tout ce que je voudrai, car tu es ce que je veux. Ton esprit est le mien, tout comme ma pensée est la tienne, mon affection la tienne, dann unser Gemüth ist das selbe [242]. Conçois-tu une langue qui n'a pas le synonyme de Gemüth, de ce premier don du Créateur, de ce premier principe de toute vie morale? Je jugerais un peuple sur cet oubli d'un seul mot.
«Je ne sais pas comment est ton oreille—cher Clément, ne te moque pas de moi!»
Que je t'embrasse pour ce mot si enfant et si simple, après tant de choses si sérieuses. Pourquoi ne peux-tu pas t'empêcher d'aimer avec la petite bêtise, après la grande raison? Bonne amie, ne te moque pas de ce que je te dis au bas de la seconde et au haut de la troisième feuille de la présente lettre [243].
Tu vois que je relis bien tes lettres et que je sais les miennes par cœur. Il me paraît, mon amie, que nous nous écrirons peu de nouvelles dans notre longue correspondance.
Ce 26.
L'homme indifférent que tu as chargé de me faire tes compliments a dîné chez moi. Comme il ne m'avait rien dit jusqu'à cette heure, je lui ai demandé, d'un bout de la table à l'autre, si M. et Mme de Lieven étaient encore à Paris le jour de son départ. Il m'a assuré que oui. J'ai vu que d'Aix-la-Chapelle à Vienne il y a bien loin, car je n'ai point aperçu une seule figure qui ait sourcillé lors de mon interpellation. La société se composait cependant de beaucoup de numéros entre 2 et 5 [244]. Ce sont ces numéros-là qui sourcillent le plus. Les Numéros 1 qui ont entendu sonner une cloche, ne sourcillent pas en pareille occasion, ils se répandent sur le champ en éloges de la contre-épreuve: éloges qui portent toujours sur la toilette, la figure et l'élégance. Les plus sots nous préviennent qu'ils ont passé leur vie dans la société de Monsieur et Madame. Les gros mangeurs ajoutent qu'on fait très bonne chère dans leur maison et les uns et les autres sont convaincus qu'ils portent coup.
Ce 27.
J'ai été interrompu hier par l'arrivée de notre ami Stewart. Il est venu se placer à côté de mon bureau, la goutte à l'œil, le mouchoir à la main, et le chapeau sur la tête.
—«A qui écrivez vous?»
—«A Marie.»
Et j'ai enfermé ma lettre.
—«C'est un bon jeune personne que j'aime beaucoup; saluez-le de ma part.»
Eh bien, mon amie, je t'envoie du Stewart qui, je suppose, ne fera pas le tien.
Tu ne peux t'imaginer tout ce que j'ai eu de travail dans les derniers quatre jours. La vie d'un ministre est une vie affreuse. Elle vaut la mort d'un homme qui a le bonheur de ne pas être chargé de cette terrible besogne. Il existe une seule classe d'individus faite pour ce métier. C'est celle qui, avec une grande force de tête, n'a aucun besoin du cœur. Je ne suis pas de ces hommes-là. Le monde me croit bon ministre, tandis que je ne vaux rien pour le métier que je fais. Mais comme tout mal peut réagir de différentes manières sur tout objet, l'État ne souffre pas de mon incapacité effective, mais bien ce moi qui se compose d'un corps, d'une âme et surtout d'un cœur. Je fais bien, à la vérité, la part à mes devoirs et à mes affections. Mon corps et mon esprit sont à Vienne, tandis que mon cœur est au delà des mers; mais cet arrangement, qui n'est ni facile ni confortable ni utile, fait de moi un ministre suicidé. Pauvre amie, pourquoi m'aimes-tu?
Pfeffel [245] a passé une huitaine de jours ici. J'aime cet homme, parce que il est ministre de Bavière à Londres. La raison n'est pas bien diplomatique, mais elle renferme une logique du cœur que je préfère tout juste autant à toute autre que j'aime mieux mon cœur que ma tête. Je lui ai parlé de toi: il t'a louée beaucoup et par la plus singulière des expressions:
—«La comtesse L...? Oh! elle est la mère du corps diplomatique!»
Il se trouve donc que moi, qui déteste la diplomatie et les diplomates, j'aime la mère de tout un corps de cette gent? La vie se compose de tant de bizarreries, que le titre même que te donne l'un de tes enfants n'a plus le droit de m'étonner. Le sentiment qui te l'accorde est si bien que je pardonne le titre en faveur du motif.
Il sera dit que je ne pourrai plus m'empêcher d'aimer un ministre étranger à Londres! Eh! grands Dieux! il va t'arriver un fils du fond de la Perse [246]! Comme je vais le voir tout à l'heure (car il est embourbé en ce moment dans le fond de la Hongrie), je te promets que je me placerai bien vis-à-vis de lui. Je me conduirai en bon père.
Mon amie, cette lettre sera la première qui t'arrivera de moi après le renouvellement de l'année! Il y a peu de semaines que je n'aurais eu le droit de t'offrir que de bien froids et stériles hommages. Aujourd'hui, je te permets d'arranger toi-même la somme des vœux que je forme pour toi, mon amie pour la vie! Si l'année 19 me conduit près de toi, je serai l'homme le plus heureux du monde, elle aura été la plus belle de ma vie! Si elle ne m'y mène pas, elle sera également bonne, car elle précède immédiatement l'année 20. Nous pouvons mourir avant le terme bienheureux de notre réunion, mais c'est aussi la mort seule qui pourrait m'empêcher de te voir. Il y a bien plus de force et de vérité dans cette thèse que dans la mauvaise phrase de W. [247].
Je te quitte pour lui écrire et pour expédier mon courrier. S'il devait te dire que je suis devenu fou, dis-toi qu'apparemment j'aurais mis dans sa lettre quelque phrase qui aurait dû se trouver dans la tienne.
Adieu, ma bonne D[orothée]; que le ciel te protège comme tu mérites de l'être! Je ne te dis pas de penser à moi—car je sais que tu le fais,—mais je ne puis m'empêcher de te supplier de m'aimer, quoique je sache bien autant que c'est une demande pour le moins inutile.
J'ai enfermé ma dernière lettre dans une gaîne; si tu m'écris par une occasion de courrier autre que l'un des miens, sers-toi du même moyen pour m'envoyer tes lettres. Dis à N[eumann] que, dans ce cas, il m'écrive toujours dans une de ses lettres qu'il m'envoie quelque emplette que je lui aurais commandée.
Adieu, je ne puis me séparer de toi, et il faut pourtant que je le fasse. Crois-tu que je t'aime?