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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 9.

Vienne, ce 28 décembre 1818.

Mon no 8, mon amie, est parti hier. J'en commence un autre qui partira jeudi. Je ne sais plus me passer d'une lettre commencée, j'ai besoin de savoir qu'il en existe une dans mon bureau, je m'y attache à mesure qu'elle avance comme à un être vivant, je finis par éprouver un sentiment quasi de regret au moment où je la finis. C'est que les paroles aussi ont une vie: des paroles qui te sont adressées, qui vont t'arriver, que tu dois lire et comprendre, je dirais même que tu dois sentir, si je trouvais le mot propre à exprimer ma pensée. Certes, mon amie, tu les sens, tu y attacheras toute la valeur que je puis y attacher moi-même; mon cœur ne saurait plus rien éprouver qui ne soit compris et partagé par toi; j'en ai la certitude et tout le bonheur attaché à cette certitude.

Tu auras été bien longtemps sans recevoir de mes lettres. Ton séjour prolongé à Paris n'en est pas cause; il n'a rien pu changer à ma correspondance car je l'avais réglée sur ton plan primitif, et j'ai été ici plusieurs jours avant d'avoir pu expédier un courrier.

Tu me dis dans ta dernière lettre que tu crois que tu ne saurais m'aimer sans cette correspondance, et tu te repens du mot que tu as dit bien malgré ton cœur. Mais, mon amie, tu n'as pas à attendre le désaveu de ton esprit; le fait est vrai, malheureusement trop vrai: il est placé, comme toutes les lois de la nature, hors des facultés humaines, et celles du cœur sont de toutes, sans contredit, les plus fortes! La pensée, la plus fervente des pensées, a besoin d'être nourrie pour ne pas se flétrir par la terrible action du temps. Ôte la présence et l'espérance, bientôt il ne restera plus que le souvenir, et qu'il est faible en comparaison de toute réalité! C'est ainsi que s'efface la perte d'un être chéri: rien n'est oublié vite comme un ami mort! C'est qu'il n'est plus, que le présent et l'avenir ont disparu avec lui, qu'une même tombe englobe tout, hors le souvenir, cette puissance qui seule survit à la destruction.

Mais, mon amie, quelle différence entre la feuille fanée et la fleur du printemps! Sois certaine que si tu ne m'écrivais pas, je dis plus, que si tu ne faisais pas entrer dans le plan de ta journée le quart d'heure que tu me voues, le souvenir se réduirait à peu de chose en bien peu de temps.

Il faut plus que de l'habitude, il faut du culte au souvenir pour en faire la vie; et n'avons-nous pas plus que lui l'espérance, la certitude de nous retrouver? Ce moment peut-il être trop attendu, trop désiré? Ce moment ne ressemblera-t-il pas à celui de la résurrection après une longue mort? Mon amie, ne mourons pas. Nos lettres nous serviront de moyen et de remède à supporter ce qui n'est qu'un temps d'épreuve.

Ce 29.

J'ai été ce matin pour la première fois dans mon jardin. Il est dans l'état de mon âme. Nous n'avons que peu de neige, notre hiver n'est encore que tiède, mais le jour le plus court de l'année est passé, tout ira de mieux en mieux.

Le soir, j'étais comme de coutume chez l'Empereur. Je passe ordinairement avec lui deux heures pour le moins; nous travaillons et nous causons. Après un long et sérieux entretien sur tout ce qu'il trouve ici d'affaires arriérées, en train ou ébauchées, il me dit tout à coup:

—«Mais savez-vous bien que nous resterons bien peu de temps ici pour tant de besogne?»

Je lui ai dit de bien bon cœur:

—«Oui, Sire!»

—«Je ne pourrai peut-être pas faire tout cela?»

—«Je le crois!»

—«Je crois que j'eusse mieux fait de remettre mon voyage à l'année 20.»

—«Oh! oui, Sire!»

—«Je verrai ce qu'il y aura à faire.»

—«Le plus simple! c'est de rester.»

—«Je crois cependant qu'en travaillant beaucoup, nous ne finirions pas mal de besogne.»

—«Mais pas toute.»

—«Vous croyez donc que je ferai mieux de rester?»

—«Certes!»

Nous en sommes restés là. Et sais-tu, mon amie, ce qui arrivera? Nous partirons. C'est ainsi que je fais faire tout ce que je veux. Crois, après cela, à W. [248]. Si le scrupule pouvait augmenter, faute de banqueroute! Ma bonne amie, ne crois pas que je le tuerai!

J'ai passé une bien mauvaise nuit. Une de ces nuits comme il m'arrive quelquefois d'en passer. Je me couche et je ne m'endors qu'à 5 ou 6 heures du matin. J'avais la tête remplie d'affaires, de la besogne à terminer coûte que coûte le lendemain et le cœur plein de toi. Dans ces cas-là, mon cœur finit toujours par l'emporter sur mon esprit. C'est lui seul qui s'empare du terrain, il finit par penser seul.

Sais-tu ce qui m'a occupé le plus? Cette soirée où tu me dis si bien: «Mon ami, veux-tu que j'aie à me plaindre de toi?»

Combien je me sais gré aujourd'hui de ce mouvement, de ce retour sur moi-même, sur toi, sur notre situation, qui, sur-le-champ, m'a rendu à moi-même!

Mon amie, sais-moi bon gré de ce moment, remercie-toi toi-même du mot que tu m'as dit. J'aime mieux aujourd'hui le bonheur que je n'ai pas eu que ce bonheur lui-même; tout est si bien dans ce fait, tout en toi et en moi a été si fort l'élan du cœur, que je t'en aimerais mieux, si j'avais besoin de quelque impulsion plus particulière pour t'aimer. Je serais fâché aujourd'hui de nous trouver sur la ligne d'à peu près tout ce qui s'aime. Je crois que j'aurais un peu moins de mérites à tes yeux, moi qui veux les accaparer tous. Mon amie, il te reste encore beaucoup de bien à me faire; je te remercie de ne m'avoir pas tout donné. Je ne sais pourquoi j'aime mieux être pauvre que riche auprès de toi; c'est que je crois que les riches aiment mieux les pauvres que les pauvres n'aiment les riches. Sûr de moi, je veux également être sûr de toi: je ne puis jamais l'être trop!

Capo d'Istria est toujours ici. Il ne partira que la semaine prochaine. Il ne m'a jamais beaucoup aimé, et le fait est naturel, car il est tout et toujours en idée ce que je suis tout bonnement en réalité. Il n'y a guère d'autre différence, car il a de l'esprit et il est bonhomme. Depuis qu'il est ici, il m'aime davantage. Il a dit hier à Lebzeltern [249]: «C'est singulier, je trouve M. tout autre que je n'ai cru.» Lebz[eltern] lui a répondu comme je lui eusse répondu moi-même: c'est que vous croyez toujours au lieu de chercher.

Mon amie, ce n'est certes pas la voie du vrai que suit Capo. Il me paraît que nous nous sommes trouvés sans nous chercher, par nous croire sans nous connaître, et nous ne nous sommes pas trompés. Il n'y a point de mérite dans notre fait, et je n'ai pas assez d'amour-propre pour m'en fâcher. Je me console tout bonnement au moyen de mon bonheur; mon ambition se borne à te voir partager ce sentiment de quiétude qui s'est emparé de tout mon être. Tu me fais l'effet d'une vérité: mon amour pour toi est tout en réalité; je ne crois jamais rien avoir rencontré de simple comme mon amour. Il faut bien que tu sois telle que je n'aie pas pu m'empêcher de te trouver et que je t'aime comme je t'aime car je n'ai rien fait pour t'aimer. Mon amie, sur cent femmes, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui se fâcheraient d'une déclaration aussi peu exaltée, aussi peu fleurie et aussi peu romanesque. Il est impossible que tu n'aimes pas mieux l'histoire que les romans, que tu ne sois pas cette femme qui complète la centaine et qui, par conséquent, me sache gré de ces paroles.

Ce 31.

Bonne amie, je n'ai pas trouvé un moment, un seul petit moment pour t'écrire. J'ai été accablé d'affaires et d'importuns. Je ne mens pas si j'ai avalé une vingtaine de Numéros 1 et encore quels Numéros 1!

Je fais partir le courrier pour Paris ce soir. C'est le premier courrier hebdomadaire duquel je me sers. Ne sachant pas par quel courrier ira ma lettre de Paris à Londres, je l'envoie masquée. Tu peux être sûre d'en recevoir maintenant une par semaine par Paris, et d'autres par toutes les occasions sûres. Stewart va m'en offrir une tout à l'heure. Il nous quitte de quelques jours plus tôt—si toutefois il ne s'endort pas sur le fait—qu'il n'avait voulu, pour éviter certaine duchesse qu'il ne veut pas rencontrer et qui va nous arriver [250]. Il est furieux contre elle, car il y a des nouvelles qui portent qu'elle aurait eu une liaison avec Paul [251], qui effectivement a couru en même temps qu'elle de Florence à Rome et Naples, et de Naples à Rome, Florence et je ne sais où. Paul est allé rejoindre sa femme à Ratisbonne. De là il viendra ici. Je l'y retiendrai trois ou quatre jours, et je vous l'envoie après l'avoir bien grondé d'avoir fait le voyage qu'il vient de faire. C'est un bon enfant, mais qui va toujours sans savoir pourquoi ni comment.

Prends-le un peu sous ta férule, mon amie, et prouve-lui qu'il faut savoir ce que l'on fait pour faire bien. Voilà une commission toute naturelle pour la mère du corps diplomatique. Tu vois que je t'emploie à tout; c'est que tu es bonne à toute chose.

L'année va finir, cette année qui m'a laissé dans une carrière que je croyais ne plus courir, que même j'étais décidé à éviter, à fuir comme on fuit la peine. Pauvre amie, nous y voilà! La peine même s'y trouve. Et pourquoi a-t-il fallu que j'aime aujourd'hui peine, chagrins, privations comme ma vie, plus que ma vie! L'espérance est là, il ne faut qu'elle pour soutenir l'âme et la rendre plus forte que l'adversité.

Mon amie, je finis l'année en pensant et en m'occupant de toi. Il va sonner minuit, je suis sûr que tu ne laisses pas passer cette heure sans penser à ton ami. J'ai été passer deux heures à un bal. Je l'ai quitté pour être avec toi, c'est un sacrifice que j'ai fait et auquel j'ai été assez heureux pour ne pas être forcé. C'en est un de moins dans ma vie.

L'heure, mon amie, sonne et nous voilà amis de l'an dernier; il me paraît que nous serons ceux de l'année qui commence, de toutes celles qui suivront. Je suis décidé à ne pas te quitter; si tu me chasses, encore ne te quitterais-je pas. Après tout, ne me renvoie pas: les années se suivent et les amis ne se ressemblent pas. Tu n'en trouveras plus jamais un aussi tien que celui que tu as trouvé, entre Aix-la-Chapelle et Spa, l'année du Congrès, 1818. Si 1819 n'était pas plus près de toi que 1818, je n'aimerais pas l'heure actuelle. Je déteste le passage d'une année à l'autre. Je suis si enclin à préférer ce que je connais à ce que je dois apprendre à connaître, que je porte mes affections même aux quatre chiffres que j'ai été habitué à écrire.

Pourquoi me parais-tu une amie ancienne, une amie de toujours? Pourquoi n'y a-t-il rien dans notre si courte liaison qui me frappe, qui me paraisse connu, éprouvé, senti? Tu es, au bout de deux mois, pour moi, une habitude forte comme la vie; je t'aime comme je respire et je te trouve dans mon cœur comme si tu étais née avec lui! Je t'expliquerai cela un jour au moyen d'une belle thèse de ma philosophie, qui n'est pas celle de tout le monde, mais qui mériterait de l'être. Elle n'arrivera cependant jamais à pareil honneur, car elle est simple et vraie, ce qui pis est.

Adieu, mon amie. Je ne te prie pas de ne pas m'oublier en 1819, je t'en conjure; avec un peu plus d'audace que je n'en possède, je t'en défierais même.

Ce 2 janvier 1819.

Schœnfeld [252] est arrivé ici hier. C'est te dire que je suis en possession de ton no 6. Le no 5 me parviendra probablement par le courrier hebdomadaire, qui arrive toujours plus tard que les courriers extraordinaires, vu les détours qu'il fait pour ramasser les correspondances de nos missions en Allemagne.

Mon amie, je te remercie de tout ce que renferme ton no 6, et de même pour tout ce que tu m'auras dit dans le précédent. Tu vois que je prends tes paroles en confiance, avant même de les connaître.

Mes lettres te conviennent; j'en étais sûr, car mes lettres sont moi. Dans un rapport comme le nôtre, où la meilleure partie de nos êtres est seule en contact, des lettres sont beaucoup; elles sont peut-être infiniment plus.

C'est mon âme qui t'a choisie, ce ne sont pas mes yeux; c'est mon cœur qui t'aime, ce n'est pas la matière. Tout ce que j'ai de meilleur dans mon essence, le seul élément que j'aime en moi t'appartient. C'est lui que tu retrouves dans mes lettres. Il ne peut plus rien exister dans mon être moral que tu ne connaisses; si tu pouvais encore chercher autre chose ou plus, tu te tromperais: rien n'est autre en moi que tu ne le voies, rien, absolument rien.

Ce 3.

Le courrier militaire vient d'arriver; il m'a apporté ton no 5 avec son supplément. Aucune de tes lettres ne me manque donc. Tu me manques. Tu sais donc tout ce que je n'ai pas et ce tout est ce qui constitue mon bonheur.

Mon amie, je n'aime pas tes petites souffrances; les femmes sont organisées de manière à pouvoir, peut-être même à devoir souffrir souvent, sans que leur existence soit minée par de petits maux. Mais tu es délicate, tu es maigre, il te faut du ménagement et de grands soins. Voue-les à ton existence tout entière; elle m'appartient. Tu me dois de te conserver, de te ménager, de te soumettre à tout régime que peut exiger ton état. Ma bonne amie, que ferais-je dans ce monde sans toi?

Je n'ai fait que lire tes lettres, vite et comme on lit tout ce qu'on voudrait savoir et ce qu'on est peiné de finir. Mon amie, tes lettres sont parfaites, je ne te dis pas charmantes, car, entre toi et moi, cette épithète ne trouve plus à se placer. Elles sont parfaites, parce qu'elles peignent de la manière la plus simple et, par conséquent, la plus éloquente, l'état de ton âme, de cette âme si bonne et si forte, si confiante et si délicate. Ôtes-en une seule nuance et je t'aimerais moins; ajoutes-y et je ne t'en aimerais pas plus. Es-tu satisfaite de cet aveu?

Tu ne veux pas que je te permette d'être infidèle et tu as raison. Mais crois-tu que je puisse vouloir te le permettre? Non, certes, mon amie. Je ne te l'ai jamais permis; je ne te le permets pas; j'en serais au désespoir, et je ne vois pas même le désespoir qui pourrait m'empêcher de t'aimer. Je pleurerais de peine et de désespoir—et je t'aimerais; je voudrais ne pas vivre—et je t'aimerais. Tu aimerais un autre que moi? Eh bien, mon amie, je continuerais à aimer l'être qui m'a aimé et que j'aurais perdu, je n'en voudrais pas à cet être, car je croirais qu'il a mieux trouvé que moi; je me retirerais de tout commerce—et je t'aimerais peut-être malgré moi—car ma peine, mes regrets, mon désespoir même ne seront que de l'amour.

Es-tu assez forte pour concevoir que, dans cette manière de sentir, il y a plus d'amour que dans toute autre? Trouves-tu qu'il y a de la prudence à s'expliquer ainsi que je le fais? Si tu as de la peine à résoudre cette dernière question, je vais te mettre à l'aise. De la prudence? Il n'y en a pas; mais je ne puis plus être prudent vis-à-vis de toi. Tout ce que je possède de cette vertu doit être usé en prudence à ton profit. Mon amie, t'ai-je trompée quand je t'ai dit que j'avais la conviction de savoir aimer plus que personne, d'être capable d'un abandon bien autre que celui que l'on rencontre dans des amis et dans des amants pris dans la foule? Me vois-tu aujourd'hui tel que je suis? Le monde, enfin, mon amie, me juge-t-il bien?

Rien en moi n'est douteux pour mes amis. C'est pour cela que j'en ai peu à la vérité, mais il n'est point dans la nature des choses d'en avoir beaucoup. Quelques amis bien sûrs, bien dévoués, comptant sur moi comme sur eux-mêmes, une amie, voilà ma fortune; un intérieur doux et tranquille, une femme excellente, mère de bons enfants qu'elle élève bien, voilà ma vie tout entière.

Je trouve dans ta lettre un mot bien naturel et qui doit venir à toute femme. Vous croyez toujours le cœur des hommes d'une trempe différente du vôtre, et les femmes supposent constamment que les hommes peuvent se passer bien plus facilement d'amour qu'elles, vu la distraction que leur causent les affaires.

La thèse n'est pas correcte. Il s'agit avant tout de distinguer deux éléments qui se confondent dans cette sensation que l'on est convenu d'appeler amour. La partie physique est bien plus forte et par conséquent bien plus prononcée dans les hommes que dans les femmes. La fleur du sentiment est plus délicate, plus fine, plus active dans les femmes. Le sentiment de l'amour, cette base première de tous les sentiments nobles et généreux, est également partagé par les deux sexes, le fait est le même, mais les nuances diffèrent. Crois-tu, mon amie, que tu m'aimes plus que je t'aime? Tu te trompes.

Les affaires empêchent qu'on ne se livre à vingt occasions; elles empêchent les bonnes fortunes, mais pas l'amour. J'aime plus que je n'aimerais si j'étais fainéant; la pensée de mon amie ne m'abandonne pas au milieu de l'affaire la plus forte; elle ne me distrait pas de mon devoir, elle en renforce au contraire le sentiment. Elle ne mollit pas mon action, elle la renforce. L'amour est pour moi une conscience; or, jamais la conscience n'a-t-elle manqué d'être le premier de tous les éléments de force et de volonté?

Ce que je te dis ici n'est toutefois pas applicable à tous les hommes, mais ces hommes-là sont faibles et une âme faible n'est pas susceptible d'un fort élan. Elle succombe avant d'être arrivée au but.

Sais-tu où est la véritable différence entre les deux sexes? L'amour est la vie de la femme, elle n'est qu'une partie de celle d'un homme; la force du sentiment peut être la même, bien qu'il ne porte que sur une partie de la vie. Crois-tu qu'il soit un moment dans la journée où je ne cause avec toi, où je ne sente le bonheur de t'avoir trouvée, où je ne souffre de tant d'éloignement et d'entraves qui existent entre mon bonheur et le tien?

Console-toi du carnaval de Vienne. Il n'en est pas pour moi. Veux-tu savoir mon train de vie? Le voici pour toute l'année.

Je me lève entre 8 et 9 heures. Je m'habille et je vais déjeuner chez Mme de M... J'y trouve mes enfants réunis et je reste avec eux jusqu'à 10 heures. Je rentre dans mon cabinet et je travaille ou je donne des audiences jusqu'à une heure. S'il fait beau, je sors à cheval. Je rentre à 2 heures et demie. Je travaille jusqu'à 4 heures et demie. Je passe dans mon salon; j'y trouve journellement huit, dix à douze personnes qui viennent dîner chez moi. Je rentre dans mon cabinet à 6 heures et demie. Je vais à peu près tous les jours à 7 heures chez l'Empereur. J'y reste plus ou moins longtemps, et je me remets à travailler jusqu'à 10 heures et demie ou 11 heures, ou je passe dans mon salon, où se rassemble qui veut de la société ou d'étrangers. Je passe ordinairement une heure à causer avec tes enfants de Vienne. Je dis un mot aux femmes et je me couche à une heure.

Le carnaval, le carême, l'hiver, l'été, je ne change rien à ma vie. S'il y a un bal auquel je ne puis échapper, j'y vais passer une heure ou deux, entre 11 heures et 1 heure.

Tu peux être sûre que tu me trouveras toujours à un endroit fixe à telle heure de la journée que tu penseras à moi.

J'ignore si tu es bonne astronome, je me permets même d'en douter. Eh bien, sache qu'il y a entre Vienne et Londres à peu près une heure de différence, c'est-à-dire que, quand il est 11 heures à Londres, il est midi à Vienne, et ainsi du reste. Tu vois que je ne veux pas que tu te trompes même sur l'heure.

Je te remercie d'aimer un peu Marie [253]. Je t'ai dit qu'elle était moi et le fait est tel, sous tous les rapports essentiels. La marche de son esprit est entièrement conforme à celle du mien. Elle a la plupart de mes idées et surtout la même manière de les exprimer! Je te réponds que notre correspondance a l'air d'un recueil de lettres placées sous différents noms, mais écrites par le même auteur. Si jamais il m'en arrive une de ce genre, je te l'enverrai. Tu riras, car toute ressemblance fait rire; elles ont cela de commun avec les chutes dans les salons.

Je trouve, dans ton no 5, que l'idée de m'ennuyer te fait l'effet de l'eau froide. Demande-moi pardon du mot que je ne te pardonne pas, même vu l'effet que la pensée produit sur toi. Toi m'ennuyer, mon amie! toi, aujourd'hui mon seul bonheur, avec tes lettres, la seule ressource dans l'absence? Crois-tu que l'idée m'en vienne à moi, qui t'écris des volumes? Je prends sur moi de t'assurer en toute conscience que je ne t'ennuie pas. Vois un peu la différence qu'il y a entre nous deux. Or il ne faut pas qu'il y en ait aucune, d'aucun genre, pas la plus légère.

Je veux que tu aies même mes défauts, et commence par prendre mon immense présomption. De moi à toi, tout est certitude; il faut que de toi à moi, tout soit confiance, si tu ne m'aimes pas assez pour remplacer la confiance par la certitude. Je me crois plus fort que toi, mon amie, car je suis pétri de foi, tandis que tu n'en es qu'à l'espérance, et tu veux me faire croire que tu m'aimes plus que je ne t'aime? La seule prétention que je ne te permets pas, c'est celle-là.

Mon amie, commences-tu à comprendre pourquoi je ne puis me contenter d'une liaison avec une petite femme? Ne vois-tu pas où l'entreprise doit essentiellement trouver sa fin? Sais-tu quand je puis être heureux et quand je ne saurais l'être? Crois-tu qu'il me suffise de posséder une jolie petite mine, de dominer un gentil petit être, tout frais, tout doux et tout vide de sens?

Crois-tu que j'aime pour la seule partie matérielle, et que je subordonnerais, à la forme de deux yeux placés à la naissance d'un joli nez, une seule nuance de cet esprit du cœur qui seul parvient à me fixer? Si tu le crois, tu ne me connais pas; si tu le crains, tu ne me connais pas encore; si tu ne crois rien du tout, tu ne m'aimes pas.

Ce 4.

Je finis ma lettre pour te l'envoyer par Stewart; elle t'arrivera intacte, car je sais ce qu'il faut pour cela. J'espère que tu ne te plaindras pas de recevoir trop peu de lettres. Tu en as joliment pour un commencement de liaison. Aussi, de tous les faits, celui que je sens le moins, c'est celui d'un commencement quelconque entre nous. Tu es pour moi tout ce que je connais le plus, tu me parais une habitude, rien n'est neuf en moi quand je pense à toi. La foi déplace les montagnes et l'amour détruit même les espaces.

Notre correspondance, mon amie, aura pour nous l'avantage de nous faire retrouver anciens amis. Je n'aurai plus rien à te dire sur le passé, et j'aurai le temps de m'occuper en entier du bonheur du moment.

St[ewart] part parce qu'il doit être à Londres pour l'ouverture de la Chambre, qu'il espère être la fin de son procès [254]. Je le désire beaucoup pour lui, parce que je l'aime comme un homme très sûr et qui me connaît. Il lui en est un peu allé comme à toi: il a commencé par me détester. Il me paraît que mes succès commencent toujours par des défaites.

Adieu, ma bonne amie. Je t'envoie un soufre d'un intaglio [255] que Pichler a fait de moi [256]. Le portrait est bien plus jeune que je ne le suis; il y a six ans qu'il l'a fait, et j'ai vieilli de vingt ans depuis la Sainte Alliance. Si le portrait de Lawrence réussit complètement, je t'enverrai une petite copie bien cachée. Envoie-moi l'épaisseur de ton bras. Je veux te faire faire un bracelet bien joli, que tu porteras en honneur de l'année 1818. Je l'aime, cette pauvre année. J'en aime même la connaissance, que j'ai eu le bonheur d'y faire, du commandant de Spa. J'en aime le souvenir, car ce souvenir est devenu ma vie. Bonne amie, ne va pas croire que je te parle ici de Ficquelmont [257]. La phrase prête à l'équivoque, mais mon cœur la rectifie.

Adieu. Use comme moi de tes moments de loisir. Ce sont les seuls que j'aie maintenant. Il est impossible qu'il n'y ait pas assez d'occasions de courrier de Londres à Paris desquels puisse profiter N[eumann]. Adieu.

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