Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
Je ne t'ai pas écrit, mon amie, les deux derniers jours que j'ai passés à Vienne. Il m'est resté une si immense besogne à faire, j'ai passé les seuls moments que j'ai eus à moi avec mes enfants, et ces moments ont été bien courts, j'ai enfin été de si mauvaise humeur que j'ai placé tout mon établissement dans mon portefeuille, et c'est avec un raffinement de jouissance que je me suis dit aussi souvent qu'il m'est tombé sous les yeux: c'est là qu'est mon cœur, je le retrouverai dès que je serai rendu à moi-même!
Je suis enfin parti hier matin [362]. J'eusse été l'homme du monde le plus heureux si, au lieu d'aller au midi, j'avais pu aller à l'ouest. Mon amie, les quatre vents ne sont pas les mêmes pour moi.
Le temps s'est mis au beau depuis deux jours, mais il ne suffit pas d'être raccommodé avec le ciel pour l'être avec la terre. Les routes sont sans fonds de Vienne aux montagnes, c'est-à-dire pendant quatre postes. Arrivé dans le premier vallon des Alpes, j'ai trouvé la saison changée. La terre est couverte de deux pieds de neige et la route est gelée. Je couche ici au pied d'une rude montée: le Semmering forme le versant des Alpes vers le bassin de l'Autriche et la frontière de la Styrie est sur son sommet. J'ai avec moi Kaunitz [363] que je ramène à Rome, Floret et le médecin que j'avais à Aix-la-Chapelle. Les individus de mon département m'ont précédé en partie d'un jour et d'autres me suivent. Un voyage qui met en mouvement une quarantaine de personnes est une triste jouissance. Le seul objet de fantaisie que j'ai pris avec moi, c'est un paysagiste parfait; je l'avais envoyé il y a deux ans à Rio de Janeiro; il en est revenu l'année dernière avec quatre gros volumes de dessins magnifiques. Tu les verras un jour en gravure. Je mène ce jeune homme qui fera honneur à son pays et à son art avec moi pour lui faire voir le ciel et les beaux sites de l'Italie, je le placerai après cela pour deux années à notre Académie des beaux-arts à Rome. Je crois t'avoir déjà dit une fois que les arts font aujourd'hui le charme de ma vie, si stérile pour tout ce qui est jouissance.
J'ai sous moi les quatre Académies de Vienne, de Milan, de Venise et de Rome. J'ai le bonheur de pouvoir faire du bien à beaucoup d'artistes, et les artistes valent infiniment mieux que les savants. Ils ont ordinairement la tête un peu fêlée, mais le cœur bon. Les savants pèchent par le contraire.
Floret ne me quitte jamais; il est donc naturel qu'il soit avec moi quand je visiterai la capitale. Mon amie, j'aime Floret parce que tu lui veux du bien. Envoie-lui l'un de ces jours une jolie petite boîte écossaise. N[eumann] sait ce qu'il lui faut. Il la portera toujours et je serai charmé de lui voir prendre du tabac d'une manière un peu plus sentimentale qu'il n'a l'habitude de le faire.
J'ai quitté mes enfants et ma femme avec bien du chagrin. Tu n'as pas d'idée comme mon ménage est bon et confortable. Tous mes pauvres enfants ont pleuré tout comme ils m'aiment, c'est-à-dire bien de bon cœur. Mon fils est heureusement en pleine convalescence, et je n'ai plus une seule inquiétude sur son compte. Je vais retrouver Marie, qui arrivera deux jours avant moi à Florence. C'est le seul bon côté de mon voyage, que je fais bien à contre-cœur. Il y a dans le cœur humain un bien mauvais côté: le devoir tue le plaisir, et quand je songe à la foule des cardinaux qui vont faire partie de mes devoirs, je me sens fatigué et affadi d'avance.
Bonsoir, mon amie. Je vais prendre le thé avec ma compagnie.
Kraupath, ce 9.
Je t'écris d'un chenil laid comme son nom. La journée a été superbe; la Styrie vaut la Suisse; de hautes Alpes, de magnifiques vallons et même des femmes avec d'immenses goîtres. Ce n'est pas en Styrie que j'irai chercher mes maîtresses: aussi trêve de jalousie. Je dois cet exécrable gîte à la recommandation du prince Esterhazy père [364]. Il l'a couché sur son journal comme excellent: l'un de nous deux doit avoir bien mauvais goût. J'aurais passé outre, si je n'avais arrêté ici la commande de mes chevaux, et j'ai le malheur d'en avoir une quarantaine. Mon amie, il ne m'en faudrait que quatre de plus pour être bien, bien heureux!
Kraupath ne vaut pas Henry-Chapelle, et Rome ne vaudra certes pas Spa. Dans l'une de tes dernières lettres, tu t'es souvenue de la lecture que j'ai faite assis à tes pieds. Autant qu'il m'en souvient, j'ai bien peu lu. Je t'ai beaucoup regardée et nous avons passablement causé. Tu étais fatiguée de notre longue promenade; te souviens-tu que je t'ai arrangée bien décemment? Je sais chaque mot que je t'ai dit, depuis le premier que j'ai lâché après ne t'avoir rien dit pendant plus de trois semaines. C'est, entre autres, Nesselrode qui est venu un jour chez moi, et m'a demandé pourquoi je n'étais pas aimable avec toi. C'est que je ne le suis jamais trop, et moins que jamais quand je crois que l'on veut que je le sois; c'est peut-être Nesselrode qui est cause que j'ai perdu quelques semaines de ma vie. Tu sais que N[esselrode] m'aime beaucoup personnellement et d'ancienne date; il est très bon homme et je crois que tu dois lui avoir dit, à lui ou à sa femme, que tu ne me trouvais pas à ton gré. C'est ce qui aura monté sur-le-champ le petit homme. Je me flatte qu'il serait content de nous, s'il savait où nous en sommes!
Kraupath, mon amie, me ferait tourner en bêtise si j'y restais, et je ne veux pas même t'en écrire davantage.
Friesach, ce 10.
J'ai quitté la Styrie pour traverser la Carinthie. La Muhr, qui forme le vallon principal du premier de ces pays, coule sur un plateau très élevé. J'ai été enfoncé dans les neiges pendant toute la journée. Ce n'est que depuis la dernière poste que la pente s'établit vers le sud et la neige disparaît. Je vais la retrouver demain dans les hautes Alpes-Juliennes.
Mon amie, ces pays-ci sont pittoresques autant qu'on peut le désirer: il faut l'été pour les juger. C'est la dixième fois que je fais la route, et je t'assure de bien bonne foi que jamais je ne l'ai faite dans une disposition d'âme plus mauvaise. L'on prétend que l'âme ne connaît pas les distances. La mienne n'est pas de cette espèce. Le bonheur est à 400 lieues de moi, et j'ai beau vouloir me faire illusion, je sens à toute heure du jour qu'il me manque.
J'ai recueilli aujourd'hui une preuve nouvelle que la haine ne pardonne pas. En traversant la capitale de la Haute-Styrie (Judenburg), j'y ai reçu une députation de magistrats. Tous les magistrats du monde se plaignent en permanence. Le bourgmestre de J., n'ayant apparemment nul autre sujet de plainte, a accusé les souris d'abîmer les champs. «Y a-t-il longtemps que les souris font du dégât?»—«Mon Dieu, me dit le bourgmestre, c'est depuis les Français.»—«Comment, depuis les Français? Avaient-ils des souris avec eux?»—«Non, pas tout juste avec eux, mais ils ont campé dans les environs de la ville; ces coquins n'ont fait que manger du pain et ils en ont parsemé les champs; toutes les souris de la Styrie se sont établies depuis lors ici!»
Je crois que la plaie des souris n'a, depuis que le monde existe, point été expliquée ainsi. Il doit y avoir eu, du temps des Pharaons, un camp de Français en Égypte. Avec de l'esprit critique, l'on parvient à expliquer jusqu'aux miracles; tu vois que je sais tirer profit de mes voyages.
J'ai fait aujourd'hui une journée beaucoup trop petite. C'est le désespoir permanent et anticipé de Floret qui en est cause, il a prétendu que je n'arriverais jamais au delà, et il n'est pas 8 heures du soir. Pour ne pas perdre une occasion de se lamenter, Floret pleure à l'heure qu'il est de ne pas avoir commandé les chevaux plus loin. Il est à mes côtés; je lui ai dit que je t'écrivais pour l'accuser. Le voilà dans de nouvelles angoisses. Je voudrais arriver bien vite à Mantoue pour t'expédier ma lettre. Elle t'arrivera par le courrier de Paris de la semaine prochaine. Celui qui partira de Vienne demain doit te porter le bracelet. J'espère que tu le trouveras joli et surtout d'un bon usage: je veux que tu le portes toujours. Il était commandé bien avant que la mesure ne me fut parvenue. Il se trouve que je n'ai rien eu à y changer: j'ai jugé la dimension comme si j'avais pris la mesure. C'est que je te vois si bien devant moi! J'ai le bonheur de ne jamais oublier rien de ce qui m'arrive par le sens du cœur et de la vue.
Je ferais d'ici ton portrait, je crois que je ferais ton moule—tel qu'il était, mais pas tel qu'il va te convenir.
A propos de portrait, le mien est fini, à deux séances près, que Lawrence m'a demandées à Rome. Je les lui ai refusées. Il ne s'agit plus que du mollet droit, et je le lui abandonne. Il a fait le portrait de ma seconde fille, qui est véritablement charmant. Il a commencé par un dessin tout bourgeois; la tête finie à l'huile, il s'est monté à la poésie: il en a fait une Hébé avec l'aigle. Je n'aime pas beaucoup les portraits façonnés, mais Lawrence a mis tant de talent à celui de Clémentine et elle est réellement si jolie que je l'ai laissé faire. Il me tourmente pour le prendre avec lui à Londres; il voudrait l'y placer à l'exposition; je le ferai—à cause de toi [365].
Mme de M[etternich] dispute contre, car tu n'entres pour rien dans ses calculs. Ce sera L[awrence] qui décidera. Il prétend que c'est le plus joli tableau qu'il ait jamais fait. Je puis louer, au reste, la figure de la petite, car tout autre que moi pourrait être son père; elle n'a pas un trait de moi, rien qui me rappelle: elle est très brune avec une très belle peau, elle a les yeux quasi noirs, le nez très petit, la bouche petite, le visage ovale.
Marie me ressemble beaucoup, sans avoir un seul de mes traits, mais Clémentine ressemble à tout le monde excepté à moi. Il n'en est pas ainsi du caractère: tous mes enfants sont comme moi, et je ne puis m'empêcher souvent de rire, quand je les entends dire tout juste ce que j'aurais dit à leur place.
J'ai passé la journée d'hier à parcourir les hautes Alpes; j'ai couché à Tarvis, dernière station allemande. Les Alpes, mon amie, élèvent et affaissent l'âme; j'ignore si jamais tu les as vues et surtout si tu les as traversées, je serais tenté de dire vaincues, car, chaque pas que l'on y fait est une victoire remportée par l'homme sur la nature. Elles élèvent l'âme, car il est dans la nature de l'homme de grandir avec les objets élevés; elles affaissent par leurs masses imposantes. Rien n'est petit, ni médiocre dans les sites; les neiges ont vingt pieds d'élévation, les ruisseaux sont des torrents impétueux, les éboulements sont des chutes de montagnes, les mouvements de terre enfin sont des élévations ou des précipices à perte de vue.
La descente de Tarvis jusqu'à Resiutta est, surtout dans cette saison, l'une des choses les plus curieuses. Entre Tarvis et Pontebba, la route est glacée; les habitants roulent sur des traîneaux à la main comme les Lapons; à mesure que l'on approche de Pontebba, la neige diminue et, en moins d'une demi-lieue de distance, vous passez des frimas dans la poussière. Le village de Pontebba est coupé par un petit torrent nommé la Fella. A la Pontebba allemande (Pontafel) les maisons de paysans sont à l'allemande: petites fenêtres, toits élevés, toutes les cheminées fument. Vous traversez un pont large de 8 ou 10 toises, et vous tombez dans un village italien: toits plats, gros murs, grandes croisées, toutes ouvertes, du papier huilé aux fenêtres au lieu de vitraux, le peuple en chemise et à peine vêtu. De l'un des côtés, les habitants ne savent pas un mot d'italien, de l'autre ils n'en savent pas un d'allemand. Les Allemands sont en pelisse et gèlent, les Italiens sont en chemise et croient ne pas geler.
A un quart d'heure de Pontebba, le soleil acquiert de la force, l'herbe est en travail; à la moitié de la pente les haies bourgeonnent, les fleurs du printemps paraissent. Je t'envoie la première que j'ai trouvée éclose: c'est une petite anémone. Je te réponds que, le 12 de mars, elle est la plus haute venue dans les Alpes. Peu après, vous trouvez des ceps de vigne en espaliers; à Resiutta se trouvent les premiers mûriers.
Les glaces de ma voiture étaient gelées à 9 heures du matin; à 11 heures il a fallu baisser toutes les glaces de la voiture pour ne pas étouffer. J'avais couché à Tarvis, mourant de froid dans mon lit malgré le feu dans le poile; à Udine, j'ai dîné avec les fenêtres ouvertes.
Bonsoir, mon amie. Je vais me coucher, car j'ai fait une bien forte journée et que de nouveau j'ai froid, car je suis ici dans l'une des meilleures auberges du pays et qui a tous les charmes des maisons des Vénitiens, c'est-à-dire qu'elle est à peu près sans portes et sans fenêtres. Il n'existe pas, dans tout ce pays, une porte ou un châssis de fenêtre par lequel vous ne puissiez passer la main; il en est par lesquels vous passeriez la tête, et ce ne sont pas encore les plus mauvais.
Vérone, 13.
Je crois qu'il n'y a pas un pays au monde où l'on aille en poste comme celui-ci. La beauté des routes passe l'imagination, les chevaux et les postillons ont l'air également fous. J'ai fait, depuis 8 heures du matin jusqu'à 6 heures du soir, 40 lieues, c'est-à-dire à peu près 90 milles anglais et même plus.
J'aime beaucoup Vérone. J'y ai passé une fois quatre semaines; la ville est remplie d'antiquités romaines. Rien n'est magnifique comme l'amphithéâtre.
J'ai dîné après mon arrivée, et je sors de l'Opéra. Il est très bon. Pour à peu près un schelling d'entrée, l'on entend chanter l'une des premières chanteuses d'Italie, un bouffe excellent et un faible ténor, car il n'en existe pas un bon.
J'ai oublié de faire entrer dans le calcul de la célérité de ma course une heure que j'ai passée à Vicence, par où je ne passe jamais sans aller voir les principaux édifices construits par Palladio [366]: ils ressemblent à la grandeur et à la décadence de la République de Venise.
Florence, 15 mars.
Je suis arrivé au premier terme de mon voyage. J'ai trouvé ici trois de tes lettres, ma fille et le printemps dans toute sa beauté. C'est beaucoup à la fois; je serais quasi tenté de dire que c'est trop, si, en fait de jouissances pures, il pouvait exister du trop!
Tu étais sans lettres de moi par la faute du bon et lent Paul, qui, cependant, pour le coup, est moins criminel de ne pas avoir quitté Vienne plus tôt qu'il ne l'a fait. L'on n'a pas toujours pour excuse un beau-frère mourant depuis trois mois et tout à coup sauvé. Pour le coup, Paul a eu à la fois ce malheur et le bonheur d'avoir pu rester in salvis trois semaines de plus avec sa belle. Je ne dis pas avec l'objet de son affection, car il y a, de part et d'autre, plus de matériel que de sentiment dans la conjonction.
Tu es un peu comme les enfants: tu pleures un jour et tu ris l'autre, tu te peines pour te défâcher, tu es bonne toujours: un mot te remet. Je crois qu'une légère tape te corrigerait pour longtemps. Ma bonne amie, reste comme tu es: ne change pas, car je t'aime tout comme tu es et, en fait de sentiment, le mieux est positivement l'ennemi du bien. L'amour a de commun avec la santé qu'il n'est pas dans la nature d'aimer plus qu'on ne fait, tout comme l'on ne peut se porter mieux que bien. Et comment pourrais-tu admettre que je puisse t'aimer moins, parce que plus d'objets me distraient? Comment ce qui m'entoure, ce qui est hors de moi, pourrait-il déplacer ce qui remplit mon âme? Mon amie, tu as raison de dire que rien n'est extraordinaire comme le rapport qui existe entre nous. Mais n'existe-t-il pas? Le fait est-il constant? Pourquoi l'expliquer dès qu'il existe? Mon amie, la seule théorie que je me permets sur notre compte, c'est le chagrin que nous soyons séparés, que je ne puisse pas te donner tout ce que veut mon cœur, de ne pas être près de toi, comme 600.000 Anglais se trouvent à côté de 600.000 Anglaises dans la bonne ville de Londres. Cette théorie est elle-même un fait, triste, pénible, affreux, placé hors de notre volonté et, comme tel, l'un des plus cruels à mes yeux. Je crois que chaque jour doit ajouter à ta conviction que je suis un homme d'une trempe différente de celle de la plupart de mes confrères en humanité. Mais tu m'aimes tel que je suis, et j'en suis pour le moins aussi étonné que charmé et heureux. Ne crains rien, je t'en conjure: chaque crainte de ta part est une injure pour ce que j'aime seul en moi, pour mon cœur. Tu ne me connais pas encore assez pour être sûre que le jour où je t'aimerais moins, tu lirais dans l'une de mes lettres ces trois mots bien précis: je t'aime moins! Or, ne crains pas de même ce jour; il n'est pas dans mon habitude de fléchir; j'ai le cœur pour le moins aussi tenace que la tête; c'est peut-être ce qui m'a fait injurier par le commun du peuple aimant qui brûle comme un feu de paille, qui remplit les alentours de bruit, d'éclat et de fumée, et qui à peine laisse la trace de quelques légères cendres. Il en est de ces amants comme du superbe de l'Écriture: j'ai passé, il n'existait plus! Moi, mon amie, je reste dans toute ma simplicité, bonne foi et humilité.
Je t'ai prévenue que je te ferai une espèce de journal de mon voyage. Mes lettres portent toujours l'empreinte de mon existence: je les crois bonnes parce que je n'en cherche ni la pensée ni le mot. Je voyage; or il faut bien que tu voyages avec moi. T'ai-je laissée à Vienne, mon amie? Es-tu moins avec moi à Florence que tu ne l'as été à Vienne et que tu ne le seras à Rome? Je suis tenté de croire que tu as quelquefois bien mauvaise opinion de moi.
J'ai couché hier à Bologne. J'y ai goûté les charmes du premier cardinal que j'aie rencontré sur mes pas [367]. Je t'assure, mon amie, que je n'en ferai point d'autres de faux [368] en Italie. Après cette assurance, ne va pas me prendre pour grec et même pour romain dans mes goûts.
Mon amie, voyager comme je le fais, a de bons et de mauvais côtés, et je trouve que les derniers sont plus saillants et surtout plus sensibles. Je vais comme l'éclair; l'on ne m'assassinera pas, car je trouve un demi-escadron de cavalerie pour m'escorter à chaque poste. Je ne réponds toutefois pas que je ne me casse le col. Je suis toujours logé à merveille. Je sors d'un lit de parade pour me recoucher dans un autre qui tient beaucoup d'un castrum doloris. Voilà le bon. Mais je suis accablé de révérences, et les révérences italiennes sont longues comme les steppes de ton pays et un peu plus arides. Je veux dormir dans ma voiture, et je suis réveillé par une députation qui fait une harangue effroyable. J'arrive et je veux me coucher: point du tout! Une société priée m'attend. Je trouve cinquante messieurs et dames en grande tenue qui demandent des nouvelles de ma santé, et qui veulent me forcer à prendre des rinfreschi [369], moi qui n'en prends jamais. Enfin, je me retire, je suis à moi: et il s'établit une troupe d'effroyables chanteurs sous mes fenêtres.
Le premier bon moment que j'aie eu, c'est de voir ma fille qui est venue à ma rencontre. Elle m'a rejoint à la moitié de la deuxième poste, sous les murs de l'antique Fiesole, où Catilina a mis bas les armes, ce dont bien doit peiner Lady Jersey!
A la descente des Apennins commence la véritable Italie. Les champs sont couverts d'oliviers, tous les bosquets sont verts éternellement: rien que du laurier de toute espèce, du sycomore et du chêne toujours vert. Les fleurs parent les champs, le mois de mai a l'air d'avoir usurpé sur le mois de mars, les hommes portent le chapeau de paille et les blés sont longs d'un pied. Plus de mulets que de chevaux et plus de belles dents dans un village que dans toute une province au delà des Alpes. Mon amie, si j'avais la fantaisie d'être mordu, je voudrais l'être de préférence en Toscane.
Bonsoir, chère D. Tu es près de moi au Palazzo Dragomanni [370] comme à la Chancellerie d'État. Ce n'est, hélas! dans aucun de ces lieux que je puis être heureux comme je voudrais l'être!
Ce 16.
Mon amie, je n'ai pas fait partir mon courrier de Mantoue, parce que ma lettre n'eût point coïncidé avec le passage du courrier de Vienne par Munich. Je l'expédie aujourd'hui.
Je puis te dire maintenant ce que je fais d'ici à la fin d'avril.
L'Empereur quittera Florence le 29 mars. Je partirai le 26 pour Livourne. J'y coucherai et le 27 j'irai à Pise. Je veux que ma fille voie ces deux villes. Le 28, j'irai, par la traverse, de Pise à Sienne. Le 29, je coucherai à Radicofani, le 30 à Viterbe et je serai le 31 à Rome, deux jours avant l'Empereur. Nous y resterons jusqu'au 24 ou 25 avril et nous irons à Naples.
Je me suis fait le plaisir de me reposer ce matin à la Galerie des vingt courses d'étiquette que j'ai dû faire. Cent chefs-d'œuvre, tels qu'il n'en existe pas de seconds, m'ont délassé de la vue de beaucoup d'objets modernes et vivants qui ne valent pas ce que renferme le trésor des Côme de Médicis. C'étaient de fiers hommes que les Côme et les Laurent, si dignement remplacés par Léopold Ier [371]!
Tout respire ici la grandeur, le goût et l'humanité dans son relief le plus beau et le plus pur! Je crois, mon amie, que je serais plus heureux ici avec toi encore qu'autre part. C'est le plus bel éloge que je puisse faire du lieu. J'ignore si tu aimes les tableaux, les statues, les bronzes, les marbres, les antiques de toute espèce. Je le crois, car je le désire. J'ai été ce soir pour une demi-heure à l'Opéra. On nous donne l'Otello de Rossini [372] avec de médiocres sujets.
Adieu, mon amie. Je vais me coucher, car j'ai tant fait dans ma journée qu'il ne m'eût pas fallu un dîner à la Cour pour m'achever. Je suis fatigué et je t'aime comme si je ne l'étais pas. D'après tes calculs, je devrais t'aimer un peu moins; mais comme il m'est prouvé que mon sentiment pour toi ne réside ni dans mes jambes ni dans ma tête, je t'aimerai de même dans toutes les circonstances de ma vie et sous l'influence de tous les climats de la terre. Adieu, aime-moi comme je t'aime: je n'en puis désirer davantage.