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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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CONCLUSION
I

Les dernières lettres que l'on vient de lire sont datées de Naples. Avec elles s'achève la partie de la correspondance du prince de Metternich dont nous avons pu retrouver les originaux.

Le futur chancelier demeura dans la capitale du royaume des Deux-Siciles jusqu'à la fin de mai 1819 et revint ensuite à Rome. Vers le milieu du mois de juin, il quitta les bords du Tibre pour se rendre à Carlsbad, sans passer par Vienne. Le souci de sa santé n'était pas la seule cause de ce voyage.

L'Allemagne, déjà depuis quelque temps, était le théâtre de manifestations révolutionnaires. Les étudiants s'agitaient dans les Universités: Kotzebue venait de tomber sous le poignard de Sand.

Pour rechercher les mesures à opposer au développement de l'esprit démocratique, pour renforcer les lois de la Confédération Germanique, un échange de vues entre les gouvernements intéressés était devenu nécessaire. Les plénipotentiaires devaient se réunir dans la célèbre ville d'eaux.

Quelques-unes des lettres retrouvées par M. Ernest Daudet et publiées par lui dans la Revue Hebdomadaire [437] ont été écrites par le prince pendant le trajet de Rome à Carlsbad.

La première est datée du 13 juillet [438]. La passion du ministre ne s'est pas refroidie.

«Le ciel sait, écrit-il à Mme de Lieven, que je ne

puis pas me plaindre d'avoir été délaissé durant ce voyage. Je l'ai fait avec une centaine de personnes, ce qui prouve que ce n'est pas le nombre qui fait la valeur. Tu peux te vanter que toi seule vaux pour moi le reste du monde [439]

Le 18 juillet, il est à Munich, où il trouve deux lettres de son amie et des dépêches du prince Paul Esterhazy. «Les premières m'ont bien plus intéressé que les secondes, car elles parlent de nous. Les secondes m'ont prouvé de nouveau que je ne me trompe guère dans mes calculs, ni sur les hommes, ni sur les choses [440].» Il laisse ensuite entrevoir à Mme de Lieven les projets dont il va poursuivre la réalisation à Carlsbad: «Je crois que tu entendras dans quelque temps, même dans peu de temps d'ici, bien des cris contre moi, mais ce sera la canaille qui criera, et je regarde ces cris comme autant de louanges. Depuis que les coquins assassinent en Allemagne, au nom de la vertu et de la patrie, je serai peut-être assassiné, alors tu me pleureras et avec toi bien des gens honnêtes qui ne sont pas encore entrés en folie [441]

M. de Metternich arrive enfin le 21 juillet à Carlsbad, d'où il lance à son amie ce cri d'amour: «Je t'aime à Carlsbad comme au pied du Vésuve, et dans les ruines de Pæstum et aux Champs-Elysées [442]

Le prince repartit pour Vienne au début de septembre. Les débats ouverts en Bohême allaient se continuer sur les rives du Danube entre les ministres allemands.

Pendant ce temps, Mme de Lieven était restée en Angleterre. A la suite d'un séjour chez Lady Jersey, elle mandait le 3 septembre, à son amant:

«Hier au soir encore, en rentrant dans mon appartement à Middleton [443], il y avait un clair de lune superbe, je me suis tenue quelque temps sur le balcon de ma chambre à coucher. J'ai entendu marcher dans la chambre à côté de la mienne, je ne sais lequel de la compagnie on m'avait donné pour voisin: tu aurais eu probablement cette chambre, si tu étais venu chez Lady Jersey. Tu serais entré dans mon balcon, bon ami, nous nous serions dit bien bas quelques douces paroles; l'image de ce qui pouvait être m'a persécutée toute la nuit, j'ai fermé mon balcon, je me suis couchée, j'ai rêvé, et ce rêve a été charmant. Je te voyais, mon ami, nous parlions, nous parlions beaucoup, et de crainte qu'on ne nous entendît, tu m'avais prise sur tes genoux pour me parler plus bas; mon cher Clément, j'ai senti ton cœur battre, je le sentais sous ma main si fort que j'en ai été réveillée, c'était le mien qui te répondait [444]

Six semaines après cette lettre, le 15 octobre 1819, Mme de Lieven mettait au monde son fils Georges, dont le roi d'Angleterre voulut être le parrain.

M. de Metternich attendait avec impatience la nouvelle du rétablissement de la comtesse et, le 22 octobre, lui écrivait: «Bonne amie, il est impossible qu'à l'heure qu'il est, tu ne sois pas délivrée de ton fardeau... Le 18 janvier étant ton jour de départ, ton terme est passé. Tu m'as dit avoir l'habitude de le précéder. Tu ne resteras pas en arrière cette fois-ci. Il existe donc au monde un être de plus qui a des droits à mon affection... Mon amie, que je sache bientôt ce que tu fais, comme tu as fait et quand ton sort a été décidé [445]

Quelques jours plus tard, le prince dit encore: «Te voici sortie des premiers embarras de ta besogne; elle est finie et tu dois te sentir légère, en proportion de ce que tu étais lourde auparavant. Une grossesse est un moment de plaisir payé bien cher; une couche, au contraire, est un moment de douleur racheté par vingt jouissances [446]

Enfin, le 4 novembre, un mot de Neumann lui a appris l'heureuse nouvelle: «Il me dit que tous les tiens étaient au spectacle, pendant que tu en augmentais le nombre chez toi... Je te l'avais dit, mon amie, que tu accoucherais heureusement; je l'ai voulu ainsi et il arrive rarement du mal à mes amis [447]

L'année 1819 se termina, au milieu de ces préoccupations de tout genre, sans que les deux amants aient pu se rejoindre. Ce bonheur, si ardemment désiré, devait encore leur échapper en 1820.

Le prince de Metternich dut consacrer les premiers mois du nouvel an aux conférences de Vienne; mais, au moment même où sa politique y triomphait, où il s'apprêtait à signer l'acte final, il était cruellement frappé.

Une grande douleur venait lui faire oublier pour un instant sa passion lointaine. Le 6 mai, il perdait sa fille Clémentine.

Elle était la première de ses enfants qu'il voyait disparaître en pleine adolescence. Ses lettres de cette époque expriment une profonde douleur: «Elle semblait destinée à un avenir heureux, écrivait-il, par ses qualités douces et aimables. C'est une fleur qui s'est effeuillée au moment d'éclore, et elle a eu de commun avec les fleurs de ne pas résister aux aquilons. Tous les médecins sont d'accord que, sans le terrible hiver que nous avons eu, elle vivrait [448]

Des excursions en Bohême, à Cobourg, dans ses propriétés de Kœnigswart, les soucis que lui causait le soulèvement naissant de Naples menèrent M. de Metternich jusqu'au mois de juillet 1820. A ce moment, une nouvelle catastrophe l'atteignit. Sa fille aînée, mariée au comte Joseph Esterhazy et dont il avait si souvent parlé à Mme de Lieven, succombait le 20 juillet au mal mystérieux qui déjà avait emporté sa sœur. Il faut écouter le père pleurer: «Je me rue au devoir comme le désespéré se rue sur des batteries ennemies; je ne vis plus pour sentir, mais pour agir... Comme j'ai aimé cette enfant! Elle, de son côté, m'aimait plus qu'un père. Depuis de longues années, elle était ma meilleure amie [449]

M. de Metternich dut à ce moment se séparer de sa femme et des trois enfants qui lui restaient. Tous avaient la poitrine délicate. Redoutant pour eux le climat de Vienne, ne pouvant songer à l'Italie ni à l'Allemagne, fermées aux siens par leurs crises intérieures, le prince envoya sa famille chercher à Paris un ciel moins meurtrier. Cette séparation fut pour lui un nouveau calvaire [450].

Il dut cependant s'arracher à ses larmes, cherchant, selon sa propre expression, un refuge dans son devoir [451]. De même que la politique d'intervention avait amené les conférences de Carlsbad et de Vienne contre l'Allemagne en rébellion, de même elle provoquait celle de Troppau contre la révolution napolitaine. A ce congrès succéda celui de Laybach, qui tint le prince éloigné de Vienne jusqu'au mois de mai 1821.

Mme de Lieven, de son côté, n'avait pu quitter l'Angleterre pendant cette triste année 1820. Il y avait déjà plus de deux ans qu'elle n'avait vu son ami. 1821 lui réservait cette grande joie. Le hasard, ce dieu des amoureux, allait, au moment où elle s'y attendait le moins, opérer la réunion tant désirée et tant attendue.

A l'automne, le nouveau roi d'Angleterre se rendit à Hanovre.

La situation était assez tendue entre la Grande-Bretagne et l'Autriche. La première de ces puissances n'avait pas voulu souscrire aux protocoles de Troppau et de Laybach, œuvres de la seconde. Mais l'une comme l'autre avait intérêt, pour des raisons diverses, à ne permettre au tsar, qui avait pris le parti de la Grèce soulevée, de profiter de l'occasion pour attaquer l'empire turc.

M. de Metternich vit dans ce voyage de George IV l'occasion favorable d'un de ces entretiens directs qui déjà tant de fois lui avaient réussi. Précisément le comte de Lieven était en Russie, où il venait de conduire ses fils à l'Université de Dorpat. Il était facile de l'arrêter à son retour et de réunir ainsi les représentants autorisés des trois pays intéressés.

M. de Metternich, élevé depuis peu aux hautes fonctions de chancelier de Cour et d'État [452], débarqua le 20 octobre à Hanovre [453] sous le prétexte officiel de saluer l'ex-Prince Régent au nom de l'empereur d'Autriche.

Le roi—pur hasard, délicate prévenance ou égoïste pensée—avait invité Mme de Lieven à profiter de son propre voyage en Allemagne pour venir au devant de son mari. La comtesse ne dut pas se faire longtemps prier.

Elle arriva presque en même temps que son amant [454]. Quant à M. de Lieven, obligé de se détourner de son chemin pour rencontrer le Tsar à Vitepsk, il ne la rejoignit que le 28 à 3 heures de l'après-midi [455].

Les deux amoureux durent profiter avec délices de ces huit jours de liberté, malgré les obligations mondaines dont ils étaient surchargés.

Le chancelier raconte ainsi sa vie extérieure pendant ces journées: «Depuis mon arrivée, je mène une véritable vie de congrès, toute remplie par des fêtes de Cour. Les heures que je ne passe pas devant la table de la salle des conférences, je les passe à des dîners de trois ou quatre heures ou bien à des soirées où l'inconvénient d'étouffer est le moindre mal qu'on ait à subir [456]

Le 21 octobre, M. de Metternich, après avoir fait le matin ses visites aux princes de la famille royale, dînait le soir chez le duc de Cambridge avec son amie [457].

Le 28, jour de l'arrivée de M. de Lieven, le Roi invite à sa table le marquis de Londonderry (Lord Castlereagh), la marquise de Conyngham, l'ambassadeur de Russie à Londres et sa femme, le prince de Metternich [458]. Après le dîner, il y eut présentation des dames et concert au château. Le ministre de France à Hanovre, le marquis de Moustier, nous a laissé le récit de la fête: «Sa Majesté est entrée à 9 heures dans la salle du concert, donnant le bras aux duchesses de Cumberland et de Cambridge.

«Elle a fait placer, sur le même divan qu'Elle, le prince de Metternich et le comte et la comtesse de Lieven. Cette dernière était à côté du Roi, prenant ainsi le rang sur la duchesse de Cumberland et sur la landgrave de Hesse-Hombourg.

«Après le concert, le Roi est entré dans sa salle du trône, suivi seulement par les princes et princesses, la comtesse de Lieven et le prince de Metternich. Le comte de Lieven, fort fatigué de son voyage, s'était retiré pendant le concert.

«Avant de rentrer dans son appartement, le Roi a pris congé des personnes qui l'entouraient. Il a embrassé la comtesse de Lieven en lui donnant rendez-vous à Brighton... Après quelques instants d'entretien intime avec le prince de Metternich, il l'a embrassé avec une extrême affection et à trois reprises différentes, ce qui a été d'autant plus remarqué que c'était s'écarter absolument des usages d'Angleterre [459]

Le lendemain, 29 octobre, George IV quittait Hanovre. M. de Moustier note qu'il dîne ce jour-là «en très petit comité chez le comte de Munster avec le prince de Metternich et le comte et la comtesse de Lieven [460]

Le surlendemain, le chancelier d'Autriche, dont le départ avait été retardé de vingt-quatre heures, se met en route pour Francfort à 8 heures «en sortant de dîner avec le comte et la comtesse de Lieven chez la duchesse de Cumberland [461]

Comme on le voit, les occasions de se revoir n'avaient pas manqué aux deux amants. Et si l'on ajoute à ces entrevues officielles, celles plus intimes qu'ils surent se ménager, on peut supposer que, vraisemblablement, ni lui ni elle ne regrettèrent le voyage.

De Francfort [462], M. de Metternich s'était rendu au Johannisberg; mais, avant de quitter Dorothée, il avait dû combiner une nouvelle rencontre avec elle, car il revenait dans la ville précédente le 5 novembre, le jour même où les Lieven y arrivaient de leur coté [463]. Le lendemain, tous se trouvaient réunis à la table de M. de Carlovitz, envoyé autrichien [464].

Mais le bonheur, cette fois encore, devait être de courte durée: le samedi 10 novembre, le chancelier repartait pour Vienne après avoir assisté, le jeudi précédent, au splendide dîner offert en son honneur par M. Rothschild [465] et, de son côté, l'ambassadeur de Russie rejoignait son poste en passant par Paris.

M. de Metternich et Mme de Lieven devaient attendre une année entière une nouvelle occasion de se retrouver. Celle-ci leur fut fournie par le congrès de Vérone, le plus important de cette période, celui qui véritablement marque l'apogée de la carrière du chancelier.

Ce dernier arriva à Vérone le 13 octobre 1822 [466] et les travaux commencèrent immédiatement. Le comte de Nesselrode était le représentant en titre de la Russie, mais il était entouré de ministres dont le rôle était de traiter certains points spéciaux. Parmi ces derniers se trouvait M. de Lieven chargé, comme M. de Tatistcheff, de régler, avec l'Autriche et l'Angleterre, les questions soulevées par le différend turco-russe.

Sous ces diplomatiques auspices, le prince et sa fidèle amie se rejoignirent avec joie. De part et d'autre, leur correspondance porte la trace de leur félicité.

«La princesse [467] de Lieven est ici ma seule ressource en fait de société, écrivait le chancelier le 12 novembre, je passe presque toutes les soirées chez elle et la plupart des membres du Congrès suivent en cela mon exemple. Le noyau de la société qui se réunit chez elle est formé par le duc de Wellington, Ruffo (plénipotentiaire napolitain), Caraman (plénipotentiaire français), Bernstorff (plénipotentiaire prussien) etc., etc.; c'est-à-dire, en d'autres termes, que le salon de la princesse de Lieven à Vérone ressemble à notre salon de Vienne [468]

De son côté, l'ambassadrice disait à son frère: «Tous les soirs le Congrès se réunit chez moi; le comte Nesselrode et le prince Metternich m'ont demandé cela comme nécessaire pour eux, et j'y trouve tous les avantages, parce que cela me vaut la société quotidienne des personnes les plus remarquables par le rôle qu'elles jouent en Europe et par leur agrément personnel.

«Je connaissais beaucoup déjà ce prince de Metternich par diverses rencontres que nous avions eues; ici, je me suis beaucoup liée d'amitié avec lui [469]».

Il nous semble que ce n'était pas ici seulement qu'elle s'était liée avec le ministre autrichien. D'autre part, le mot d'amitié est peut-être un peu faible pour tout ce qu'il voulait dire. Cependant, par cet euphémisme, Mme de Lieven avouait pour la première fois à sa famille cette relation qui, depuis si longtemps, la charmait. Peut-être avait-elle peur de voir les siens apprendre son intimité par une autre voie. On jasait en effet sur elle. Mme de Nesselrode raconte que les diplomates russes médisaient volontiers de leur compatriote et la tenaient à l'écart. La raison de cette attitude était l'intrigue que l'on lui soupçonnait avec M. de Metternich [470].

Contre cette rumeur, dont Chateaubriand se fera plus tard l'écho, l'ambassadrice tentait de se défendre: «Je suis fâchée de rencontrer dans les gens qui devraient être le mieux avec moi précisément tout l'éloignement qu'on porterait à un ennemi. Parce que j'ai passé dix ans en Angleterre, on me croit Anglaise, et parce que je vois tous les jours le prince de Metternich, Autrichienne [471]

La malveillance dont elle se sent l'objet n'empêche cependant pas Mme de Lieven de penser à un projet dont la réalisation aurait comblé tous ses vœux. Dès les premiers mois de la liaison, M. de Metternich avait eu l'idée de solliciter pour son mari le poste d'ambassadeur à Vienne. Dans les lettres publiées plus haut, il y revient à plusieurs reprises. L'emploi était alors rempli par le comte Golovkine, rendu quelque peu ridicule jadis par l'échec de sa mission en Chine, et dont le prince détestait l'insupportable verbiage.

Madame de Lieven était entrée avec ardeur dans les vues de son ami et avait tenté, dès 1819, de gagner Capo d'Istria à sa cause: «Capo a le jugement assez correct pour avoir apprécié les bonnes qualités de mon mari, écrivait-elle. Nous parlions un jour de G... Capo me dit: «Et c'est cet homme-là qu'on met en face de M...!» Je lui ai répondu à cela: «Comme vous ne trouverez pas à lui envoyer un homme d'assez d'esprit pour en avoir autant que lui, envoyez-lui seulement un honnête homme, vous vous en trouverez mieux [472]

L'honnête candidat de l'esprit duquel on n'avait que faire était M. de Lieven, mais cette façon de demander une place était vraiment d'une jolie perfidie.

En tout cas, Capo ne voulut pas comprendre. Nesselrode n'y mit guère plus de bonne volonté. En janvier 1822, le remplacement de Golovkine fut agité de nouveau, mais non dans le sens désiré: «Le pauvre petit Nesselrode, écrit M. de Metternich, veut m'envoyer à Vienne Strogonoff, à la place de Golovkine; il croit qu'un homme aimable serait utile auprès de moi. Comme il me connaît mal! [473]

Cette fois encore, le gouvernement du tsar s'obstina à ne pas saisir ce qu'on lui demandait et, à Vérone, les deux amants durent étudier de nouveau la question.

L'ambassadrice n'avait pas abandonné tout espoir, et elle laisse percer ses sentiments dans une lettre à son frère: «Nous retournons (à Londres), dit-elle, je ne sais pour combien de temps encore. Il y a dix ans que nous y sommes, c'est long, et j'ai bien répété au comte Nesselrode qu'il nous obligerait de songer à nous donner une autre place, lorsque la convenance du service pourra se rencontrer. Le choix n'est pas grand, il est vrai, parce qu'il roule sur Paris et Vienne. Cette dernière place va être donnée comme ambassade à Tatistcheff; c'est un homme de beaucoup d'esprit; quant à Pozzo, il fait bien sa besogne à Paris [474]

Quand elle écrivait cette lettre, Mme de Lieven en disait plus ou moins qu'elle ne pensait et, sans doute, espérait que le nom prononcé pour Vienne ne l'était pas à titre définitif.

M. de Tatistcheff, en effet, ne fut pas pourvu de cette ambassade. Il fut simplement chargé d'une mission confidentielle auprès du chancelier, mais, pour des raisons que nous ignorons, M. de Lieven n'obtint jamais le poste tant convoité.

M. de Metternich quitta Vérone le 16 décembre [475]. M. et Mme de Lieven s'en éloignèrent vers la même époque: dès le 4 janvier 1823, ils sont à Londres, installés dans le nouvel hôtel de l'ambassade, Ashburnham House [476], et le comte a, trois jours plus tard, une entrevue avec M. de Marcellus [477].

A partir de ce moment on ne trouve plus de traces de réunion du chancelier d'Autriche et de son amie jusqu'en l'année 1848, pendant laquelle ils se retrouveront à Brighton.

Cependant, Mme de Lieven vint passer sur le continent, à Rome, l'hiver 1823-1824. Son mari nous apprend les causes de ce déplacement dans une lettre à Nesselrode du 11/23 septembre 1823: «Je suis à la veille d'une longue et douloureuse séparation d'avec ma femme. Depuis huit mois elle est souffrante. Crichton ne lui promet de guérison qu'au moyen d'un beau climat, et ne veut absolument pas qu'elle risque de passer l'hiver prochain en Angleterre. Sa santé doit être en première ligne pour moi, et nous nous résignons en conséquence à un sacrifice bien pénible pour tous les deux. Je vais rester dans un isolement complet. Si, comme je l'espère, sa santé se remet, elle se rendra à l'entrée du printemps prochain pour une couple de mois en Russie, où l'établissement de mes fils exige la présence de l'un de nous deux. Le plus indépendant doit s'y rendre, et voilà pourquoi elle va chercher des jambes en Italie [478]

La santé de la comtesse s'améliora rapidement sous le ciel de la Ville Éternelle. Dès le 21 novembre/3 décembre 1823, son mari écrit encore à Nesselrode: «Le climat d'Italie a opéré des prodiges sur sa constitution; elle a éprouvé une amélioration si sensible et si soudaine, que j'ose me flatter de voir sa guérison complète au printemps prochain» [479].

Deux mois plus tard, ces bonnes nouvelles sont confirmées: «Le climat de l'Italie continue à exercer les effets les plus salutaires sur l'état de santé de ma femme, et sa guérison complète peut être anticipée dans peu de semaines. Elle sera de retour ici au commencement d'avril [480]

Elle renonça sans doute à revenir par la Russie. Son fils Paul partit seul en effet pour le continent le 17 novembre 1824 [481].

Dorothée rencontra-t-elle Clément, à l'aller ou au retour de son voyage à Rome [482]? Aucun document ne le laisse supposer. Le prince, en se rendant à Czernovitz pour assister à l'entrevue des empereurs de Russie et d'Autriche, tomba assez gravement malade à Lemberg. Il rentra seulement en novembre à Vienne [483] et ne quitta plus cette ville jusqu'au mois de juin 1824 [484].

L'année 1825 ne fut pas, sans doute, plus propice aux deux amants.

En février, Mme de Lieven mettait au monde, à Londres, son dernier fils, Arthur [485]. Quelques mois après, elle partait pour la Russie, en passant par Varsovie [486]. Elle était de retour en Angleterre à la fin de septembre [487].

De son côté, M. de Metternich était venu en France dans le courant de mars. Une triste circonstance l'y avait appelé. Depuis de longs jours, il éprouvait de vives inquiétudes au sujet de la santé de sa femme, la princesse Éléonore, installée à Paris avec ses trois enfants survivants. Le même mal, qui avait déjà emporté deux de ses filles, minait la mère. Elle mourut le 19 mars 1825. Son mari était auprès d'elle depuis le 14. Le 21, après une messe basse en l'église de l'Assomption, le corps était transporté jusqu'à la barrière de Pantin; là, il était placé dans une berline qui partait de suite pour Mayence [488].

Le prince de Metternich quitta Paris le 18 avril avec son fils Victor pour rejoindre l'empereur François en Italie. Il avait refusé de se rendre à Londres, malgré l'invitation du roi d'Angleterre: la tension des rapports entre les deux Cours avait été cause de ce refus inévitable.

Nul indice, dans les déplacements ultérieurs du chancelier, ne nous révèle la possibilité d'une rencontre de nos deux personnages. D'ailleurs, il existait dès lors un refroidissement marqué dans leur mutuelle sympathie, car, dès le retour de sa femme, M. de Lieven, si souvent influencé par elle, commençait à se plaindre de son rival. Il était même assez acerbe: «Il faut convenir, écrivait-il, le 5 octobre 1825, que le prince de Metternich, avec tout son talent, a fait depuis quelque temps les pas de clerc les plus inconcevables; ses gasconnades déplacées lui valent aujourd'hui une nouvelle admonition de M. Canning, piquante pour un homme tout cousu de vanité comme l'est M. de Metternich [489]»

Si ces mots ont été inspirés par la comtesse, faut-il en conclure que, sur ses yeux, le bandeau de l'amour était déjà en partie déchiré? Depuis trois ans, les amants de Spa n'avaient pu se rejoindre. Sans doute un prétexte seul manquait pour la rupture.

Quand donc et pourquoi cette rupture se produisit-elle?

A défaut de documents, on est obligé de procéder ici par induction.

L'échange des lettres durait encore en août 1824. A cette époque, Mme de Lieven écrivait à Mme Apponyi, dont le mari venait d'être nommé ambassadeur d'Autriche près la Cour de Saint-James: «Je vois par ce que me dit le prince de Metternich que votre arrivée en Angleterre est différée jusqu'au printemps [490]

Ce même échange n'avait pas cessé à la fin de 1825. A la date du 19 novembre/1er décembre 1828, Dorothée disait à son frère: «Quel anniversaire c'est aujourd'hui! Je me rappelle ce que m'écrivait le prince de Metternich le jour où la nouvelle de la mort de l'Empereur Alexandre lui parvint: «Le roman est fini, nous entrons dans l'histoire [491]

Le tsar était mort le 1er décembre 1825 et la nouvelle en était arrivée à Vienne dans la nuit du 13 au 14, à minuit [492].

C'est là la dernière trace que nous ayons pu trouver de la correspondance du chancelier et de l'ambassadrice. Cette correspondance dut cesser dans le courant de l'année 1826.

A l'appui de cette hypothèse, nous apporterons tout d'abord une indication qui nous paraît avoir sa valeur.

Les lettres possédées par nous ont été reliées en deux volumes. L'un comprend les missives écrites en 1819, l'autre, celles datées des quatre premiers mois de 1820. Ces deux volumes constituaient le commencement de la série. Or, au dos de l'un et de l'autre, une main, qui avait peut-être tenu l'ensemble de cette série, a tracé ces mots: Correspondance intime du prince de Metternich, 1819-1826.

Mais il y a mieux: dès les premiers mois de 1827, dans ses lettres à Lord Grey, Mme de Lieven devient agressive vis-à-vis de M. de Metternich. Comme on le verra plus loin, il n'est plus de défaut dont elle ne l'accuse. De son côté, l'amour était mort.

Il devait en être de même du côté du prince.

En 1827, celui-ci se remariait. Le 5 novembre, il épousait la baronne Marie-Antoinette de Leykam, que l'Empereur créait à cette occasion comtesse de Bielstein: mariage d'inclination qui n'alla pas sans quelque bruit.

La nouvelle épouse appartenait à une famille d'origine très modeste, issue d'un cocher de Wetzlar. Son grand-père, référendaire à la chancellerie d'Empire, avait reçu le titre de baron. Son père s'était marié à Naples et, au sujet de cette union, quelques anecdotes sur lui et sur sa femme, assez désagréables pour eux, couraient dans la société de Vienne.

Quant à la jeune fille, elle était d'une délicieuse beauté [493]. M. de Metternich, très épris, ne tint nul compte des commérages de la Cour; peut-être même les brava-t-il.

«Il est heureux pour mon sort à venir, écrivait-il à la comtesse Zichy, que de bien indignes propos aient tracé la route que j'avais à suivre; elle ne contrarie ni les affections de mon cœur ni le premier besoin de ma vie privée: un intérieur [494]

Ce mariage excita le dépit de Mme de Lieven. Elle écrivit à son frère que le chancelier se conduisait comme un niais, et elle répéta avec joie un mot de Mme de Coigny: «Le chevalier de la Sainte-Alliance a maintenant fini par une mésalliance [495]

Quelques mois plus tard, la seconde princesse de Metternich disparaissait, laissant un fils nouveau-né, qui fut l'ambassadeur d'Autriche à Paris sous Napoléon III [496]. Nous avons retrouvé une lettre inédite où le prince, dans l'accablement de ce deuil, peint lui-même à une correspondante inconnue l'état de son cœur au moment où il conduisait la baronne de Leykam à l'autel. Dans ce cœur, il n'y avait plus de place, dès lors, pour Mme de Lieven.

«Vienne, ce 25 février 1829.

«Je vous remercie du fond de mon cœur de vos deux dernières lettres, et bien particulièrement de celle du 7 de ce mois. Je suis si sûr de la part que vous prenez à mon extrême douleur, que je me sens à l'aise avec vous.

«Oui, mon amie, j'ai éprouvé le plus grand malheur qui pouvait m'être réservé! J'ai perdu plus que la moitié de mon existence. Mon intérieur, mon bonheur domestique, cette partie de ma vie qui m'appartenait et qui m'aidait à supporter l'autre qui n'est pas ma propriété—tout a péri en moi et autour de moi.

«Vous savez que je n'appartiens pas à cette classe d'êtres qui vivent de ce qui fait le charme des hommes du monde. Le monde n'a jamais été qu'un élément très secondaire de mon existence. J'ai eu les dehors de ce que vulgairement on désigne par homme du monde; mon esprit, mon cœur, mes plus douces affections ne portent pas sur ce terrain. Des pertes affreuses se sont succédées, et elles ont toutes dévasté mon existence véritable. Le sentiment de cette solitude que je hais s'était emparé de mon âme; je me suis senti le besoin absolu d'en sortir. Calme dans mes calculs et observateur impartial, j'ai cherché longtemps avant de fixer mon choix. Ce que je voulais, ce fût un être qui à jamais m'appartiendrait exclusivement et qui me dispenserait de tout souci et surtout de toute espèce de surveillance; une jeune personne qui jamais n'aurait la moindre prétention au rôle de mère de mes filles, mais bien simplement celle d'être leur sœur aînée, de leur prêcher d'exemple, de les consoler le plus possible dans leur abandon. Je voulais de plus que cet être me fût connu comme renfermant toutes les garanties d'un caractère doux, égal; je voulais enfin que mon cœur puisse lui appartenir en entier.

«Cet être, je l'avais trouvé. Seule et sans famille le jour où elle entrerait dans la mienne, belle comme un ange et ange par toutes ses qualités, habituée dès sa tendre jeunesse à me regarder comme le meilleur et comme le plus sûr ami;—enfin réunissant tout ce que jamais j'aurais pu désirer,—cet être que j'avais trouvé, la mort me l'a arraché après quatorze mois de bonheur! Ma vie s'est éteinte avec la sienne.

«Je vous aurais écrit après mon malheur, mais les forces m'ont manqué. Je me suis jeté dans les affaires publiques comme le meurtrier dans une forêt. Six semaines sont maintenant écoulées; je ne sais pas mesurer cet espace de temps; il se présente à ma pensée indifféremment comme autant d'années et comme autant d'instants.

«Mais le sacrifice est fait; il est sans retour ni remède. Le sentiment public m'a fait du bien; je n'en ai jamais vu un qui aurait été ni plus universel ni moins emprunté.

«J'ai pris cette expression d'un bon sentiment comme un hommage à celle qui n'est plus.

«Plus je suis plaint et plus je dois avoir perdu.

«Voici une lettre pour C. La pauvre enfant pleure certainement de ces larmes qui, seules, sont dignes de son cœur.

«Adieu, ma chère amie.—M. [497]».

De cette lettre ressort un incontestable accent de sincérité. Si M. de Metternich n'avait donné, par ailleurs, la preuve de la profondeur de son amour pour la belle Antoinette de Leykam, elle suffirait à témoigner en sa faveur. Il n'est donc pas téméraire de penser que Mme de Lieven était alors oubliée.

Est-il nécessaire de rechercher les causes qui détachèrent l'un de l'autre le prince et son amie?

Sans doute, la lassitude, puisque leur amour pouvait si rarement reprendre un élan nouveau dans une réunion, même momentanée, fut pour beaucoup dans l'attiédissement de la réciproque passion.

Mais la principale cause de la désaffection commune dut être le changement survenu dans le caractère et l'esprit de Mme de Lieven.

Jusqu'en 1819, l'action personnelle de cette dernière avait été assez réservée; mais, à partir de ce moment, elle se jeta à corps perdu dans la politique. Non seulement elle prit une part de plus en plus active à la direction de l'ambassade, mais, pour mieux servir les intérêts de sa nation, elle se mêla, presque ouvertement, à la lutte des partis.

Elle écrivait alors régulièrement à l'Impératrice; ses lettres étaient très appréciées à la cour de Saint-Pétersbourg et le comte de Nesselrode faisait grand cas de ses renseignements.

Pour satisfaire les vues de son gouvernement, elle chercha plus d'une fois à peser sur les ministres anglais qui se succédaient à la direction des affaires. Ceux-ci ne furent pas longtemps sans se plaindre de ses intrigues.

M. Lionel G. Robinson résume ainsi cette période de la vie de Dorothée: «Son goût aussi bien que son devoir—car on peut supposer qu'elle était l'esprit directeur de l'ambassade de Russie à Londres,—l'amena à cultiver la bonne grâce de ceux qui étaient les plus capables de favoriser les intérêts qu'elle désirait servir. C'est ainsi qu'elle noua des relations cordiales avec Wellington et Canning, Aberdeen et Palmerston, Peel et le comte Grey, et ce n'est pas la caractéristique la moins intéressante de ses lettres que la place occupée dans son estime par chaque homme d'État suivant qu'il s'élève au pouvoir ou en position, ou qu'il en tombe [498]

Ces hommes d'État lui conservaient parfois rancune de ses variations, et Wellington dira d'elle: «Elle peut et veut trahir chacun à son tour, si cela convient à ses desseins [499]

Il ne faut cependant pas exagérer. Russe, Mme de Lieven était restée très Russe, obstinément attachée à son pays, passionnément dévouée à ses souverains. Élevée, par la médiocrité de son mari, à un rôle de premier plan, elle apportait évidemment dans ses fonctions officieuses la fougue, l'impressionnabilité et la passion de son sexe.

Comme son activité s'exerçait, non dans le calme du cabinet d'un représentant de grande puissance, mais sur le terrain plus libre et plus agité des salons, ses relations personnelles se ressentaient de l'ardeur avec laquelle elle jouait son rôle et l'on s'explique dès lors la versatilité de ses amitiés.

Celle-ci n'est pas niable: elle courtisa beaucoup Wellington, puis le vilipenda au point que le vainqueur de Waterloo, agacé, songea à la faire rappeler et qu'il ne s'abstint que par orgueil: «C'est peut-être de la vanité de ma part, écrivait-il à Lord Heytesbury, de penser que je suis trop fort pour le prince et la princesse de Lieven, et de préférer souffrir un faible inconvénient, plutôt que de faire une démarche qui pourrait nécessiter de moi quelque explication [500]

Elle «fit» Lord Palmerston, selon le mot de Lord Chelmsford, puis se retourna contre lui. Elle détesta d'abord Lord Aberdeen, dont, plus tard, elle devait faire l'un de ses intimes.

Tous ces brusques changements trouvent leur explication dans les attitudes diverses prises par ces personnages vis-à-vis de la Russie.

Les lettres de Mme de Lieven à Lord Grey sont le témoignage le plus frappant de cette prédominance de son zèle professionnel sur ses sentiments propres. Une longue et sincère affection l'unissait à ce noble caractère, alors que celui-ci était encore dans l'opposition. Elle survécut avec peine à la règle de conduite qu'il dut adopter au pouvoir. On trouve, dans leur correspondance, des mises en demeure très vives de la comtesse, relevées avec hauteur par son ami. Si ces incartades ne les brouillèrent pas, c'est que l'indulgent vieillard comprenait mieux que ses collègues ce caractère d'enfant gâté de la diplomatie.

M. de Metternich subit le premier les effets de cette disposition d'esprit.

Tant que l'Autriche et Saint-Pétersbourg marchèrent d'accord, ou à peu près, aucun nuage ne pouvait s'élever entre l'ambassadrice et le chancelier. Le plus grand souci de ce dernier, pendant longtemps, fut de maintenir le fantasque Alexandre dans le sillage de ses conceptions. Pour atteindre ce but, il trouva sans doute un allié précieux en Mme de Lieven.

Mais les divergences d'intérêts devaient inévitablement amener, un jour ou l'autre, des difficultés entre les deux nations. La crise, longtemps retardée par la dextérité du prince de Metternich, éclata précisément dans les derniers jours du règne d'Alexandre [501], et, prit un caractère aigu après l'avènement de Nicolas.

La question de l'indépendance hellénique, les querelles toujours pendantes de la Russie et du sultan, les entraves mises par Vienne et l'Angleterre à l'exécution des vues du tsar, les intrigues de Capo d'Istria, les menées de Canning, l'intervention des troupes égyptiennes et les espoirs qu'elle fit naître vinrent, tour à tour, envenimer les choses jusqu'aux conférences de 1826.

Le nuage qui assombrit l'Europe à ce moment dut avoir son reflet sur les sentiments de Mme de Lieven à l'égard de M. de Metternich.

Leur amour, devenu à la longue une alliance diplomatique, ne put vraisemblablement résister aux déceptions de la question d'Orient. On peut supposer que leurs dernières lettres s'achevèrent sur des mots aigres.

Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs la cause de leur rupture: leur liaison ne pouvait plus satisfaire ni leurs sens ni leur politique.

II

Un misanthrope a dit que l'amour n'était que le commencement de la haine.

Si l'amour de Mme de Lieven pour M. de Metternich avait été ardent, sa haine fut tenace—peut-être parce que son dépit avait été profond.

Après la rupture de sa liaison avec le prince, la comtesse ne parle plus de ce dernier qu'en termes amers, presque constamment violents, souvent immérités.

A défaut de sa dignité, tant de souvenirs communs auraient dû cependant protéger le chancelier contre ses attaques.

Dès le 13 juillet 1827, à propos du traité par lequel la France, la Russie et l'Angleterre s'étaient engagées à imposer leur médiation au sultan, Dorothée écrivait à son frère: «Les intrigues autrichiennes ont amené M. de Metternich plus loin qu'il ne pensait, dans une belle situation. Tant mieux [502]

Le 20 octobre, son ancien amant ayant refusé de s'associer à l'action combinée des trois puissances, elle est encore plus vive: «Pour ma part, j'en suis venue à croire que Metternich, l'homme d'habileté, est mort, car il n'y en a pas trace dans sa présente conduite. C'est quelque usurpateur de son nom qui a cherché querelle à tout le monde, qui persiste obstinément dans toutes les erreurs politiques que sa vanité a provoquées, qui, juste en ce moment, a offensé le roi d'Angleterre (jusqu'alors son admirateur) dans l'affaire du duc de Brunswick [503] et qui, pour couronner ses erreurs, à l'âge de soixante ans, agit comme un niais [504]

Depuis 1824, Mme de Lieven entretenait une correspondance suivie avec Lord Grey. Le grand homme d'État, nous l'avons déjà dit, s'était laissé charmer par l'esprit et la grâce de l'ambassadrice. Chaque jour, il lui faisait parvenir un billet et, jusqu'à sa mort, son amitié pour elle ne se démentit jamais.

De son côté, la comtesse voyait en lui le chef d'un parti puissant, l'homme désigné pour prendre le pouvoir, enfin la plus haute influence capable de balancer celle des tories.

La publication de leurs lettres ne laisse guère de doute sur la pureté d'une affection que l'âge du comte Grey aurait déjà pu sauver d'insinuations malveillantes.

Dorothée fit à cet ami fidèle l'aveu de sa liaison avec M. de Metternich et, à l'heure du désenchantement, elle l'associa à ses peines. Il fut le confident de ses rancœurs.

Le 4 novembre 1827, Lord Grey nous donne, par une de ses missives, une preuve nouvelle que la rupture du chancelier et de Mme de Lieven était, dès ce moment, un fait accompli.

Cette dernière lui ayant parlé d'épouser un curé de campagne, si jamais elle devenait veuve, il lui répond: «J'ai été fort amusé en me représentant que vous étiez la femme d'un curé de campagne, occupée aux détails journaliers de votre humble ménage, avec vos cochons, vos moutons, vos vaches et votre poulailler. Rien ne manquerait à ce tableau pour être complet, si ce n'est que Metternich ne soit l'autre partie. Mais la force d'attraction qui, autrefois, aurait pu produire cet effet, est bien finie [505]

A ce moment déjà, le coup de tonnerre de Navarin avait éclaté: déception pour l'Autriche, triomphe pour les alliés. Mme de Lieven est enthousiasmée: «Le curé a reçu la nouvelle de Navarin le jour même de son mariage—5 novembre. Quel feu de joie pour célébrer l'occasion!»

«Et savez-vous, ajoute-t-elle, quels sont les premiers mots qui me sont échappés en apprenant la bataille de Navarin: «Certainement, c'est Metternich qui a fait cela [506]

Trois jours auparavant, faisant allusion au traité de Londres, elle s'était écriée: «Il y a un traité qui n'a pas été mort-né comme M. de Metternich l'avait prédit. Bien au contraire, l'enfant est remarquablement vivant [507]

Un mois plus tard: «Metternich est tombé plus bas dans l'estime publique... En un mot, il est tout à fait par terre [508]

Peu après, survint la mort de Canning. L'arrivée de Wellington au ministère marque un recul dans les bonnes dispositions de la Grande-Bretagne à l'égard des Grecs. Mme de Lieven ne décolère pas.

«Le duc de Wellington est premier ministre, écrit-elle à son frère. Il préfère les voies tortueuses de Metternich à la droite marche de l'empereur Nicolas [509]

Quant à Lord Aberdeen, c'est un «mauvais ministre», «un homme honorable et rien de plus», parce qu'il a toujours été considéré comme le «séide de Metternich.»

Cependant, la joie de l'ambassadrice éclate quand ce même Aberdeen vient lui déclarer «qu'il n'était ni un coquin ni un fou, et qu'il fallait être l'un ou l'autre pour avoir quelque égard pour M. de Metternich [510]

Elle se félicite de tout ce qui trouble les combinaisons de «ce grand homme d'État, dont le crédit, malgré tout, fait encore prime auprès des ministres». Et, ajoute-t-elle: «C'est pitié qu'il en soit ainsi [511]

Elle guette tous les événements qui pourraient «donner la jaunisse à M. de Metternich et Cie [512]

Elle répond à Wellington, révoquant en doute un projet dont la mise à exécution eût été mauvaise politique de la part du chancelier: «Pensez-vous donc alors qu'il en ait fait une bonne [513]

Mais la guerre avait éclaté entre la Russie et la Porte. Mme de Lieven ne se réjouit pas moins des succès des armées moscovites que des difficultés qu'ils occasionnent à l'Autriche. Lorsque la paix sera imposée par ses compatriotes au sultan, elle dira à Lord Aberdeen: «Tant pis pour vous, milord. Nous ne vous avons pas dupés; vous vous êtes dupés vous-mêmes. Vos propres illusions ou celles inspirées par votre patron, le prince de Metternich, ont été vos véritables ennemis [514]

D'autres fois, elle dépasse toute mesure. Le 31 décembre 1828, elle écrit à Lord Grey: «Qu'est-il advenu des talents et de l'intelligence de Metternich? Car il était intelligent, et extrêmement. Je me souviens que Lord Castlereagh avait coutume de l'appeler «un arlequin politique», et ce n'était pas mal dire [515]».

Quelques jours plus tard, elle est heureuse d'entendre le roi d'Angleterre parler de son ancien amant «comme il le mérite, comme d'un homme sans croyance ni respect pour la loi, ni pour sa propre parole», et lui dire «qu'en fait il n'était pas d'iniquité dont il ne le crût capable [516]

Mme de Lieven pensait-elle à celui qu'elle appelait «le grand spectre blanc» [517], quand elle écrivait à Lord Grey: «Je n'ai jamais eu grande croyance dans le couplet de la ballade qui dit:

Et l'on revient toujours

A ses premiers amours,

car rien n'est plus rare dans la vie que de revenir à ses premiers amours [518]

Et aussitôt, comme pour prouver que tel n'est pas son cas, elle ajoute: «Nos relations avec l'Autriche sont tout ce que l'on peut désirer, en nous réservant en même temps le droit de considérer le prince de Metternich comme le plus grand coquin qui soit sur la face de la terre. En passant, j'étais avant-hier à dîner avec le duc de Wellington et nous parlions de lui. Le duc me dit: «Je n'ai jamais partagé l'opinion qu'il fût un grand homme d'État; c'est un héros de société et rien de plus.» J'ai eu beaucoup de plaisir à entendre cela [519]

Deux ans après, Lord Grey appelle ironiquement Metternich «le vieil ami, l'homme le plus franc et le plus loyal [520]» et l'ambassadrice répète: «En ce qui concerne l'homme le plus franc et le plus loyal, je suis tout à fait d'accord avec vous [521]

En 1836, le prince de Metternich est devenu «le plus grand fourbe du monde [522]

La haine de Mme de Lieven l'aveuglait à un tel point que Lord Grey crut devoir, à un certain moment, la rappeler doucement aux convenances. Le morceau est à citer en entier: la leçon est jolie.

«Ainsi, lui écrivit-il, l'homme d'énormément d'esprit, d'une franchise et d'une loyauté tout à fait remarquable, etc., etc., a fini par devenir le plus grand coquin du monde! Pour ses qualités morales, vous avez été trompée et vous vous êtes méprise, mais, pour celles de son intelligence, vous n'avez pu l'être. La puissance de son esprit et celle de ses talents comme homme d'État ne peuvent pas être altérées par la route qu'il prend, ni souffrir d'autre diminution que celle souvent produite, on aime à le croire, par une conduite tortueuse. Je me souviens que vous me disiez en ville que le duc de Wellington parlait de lui comme d'un homme d'État. Des opinions qui changent si complètement pourraient, tout au moins, exciter quelque méfiance au sujet de la solidité du jugement par lequel elles ont été formées [523]

Cette douche d'eau froide était méritée, il faut bien en convenir.

Quant à M. de Metternich, il sut mieux conserver le respect de l'amour qui n'était plus. Dans la partie de sa correspondance publiée par son fils, il est très rarement question de son ancienne amie. Il prouvait cependant qu'il la connaissait bien, en écrivant à Apponyi, alors ambassadeur à Paris: «Je suis surpris que vous ne me nommiez jamais... la princesse de L... La princesse doit se remuer dans un sens quelconque, car il n'est pas dans sa nature de rester tranquille [524]

Le chancelier pouvait se montrer dédaigneux des attaques et des colères de l'ambassadrice de Russie, mais la pensée se reporte avec tristesse au temps où la comtesse de Lieven écrivait au ministre des Affaires Étrangères d'Autriche «Aime-moi, mon bon Clément, aime-moi de tout ton cœur: aime-moi le jour, la nuit, toujours. Adieu, adieu, bon ami [525]

III

Le nouveau tsar, Nicolas Ier, à l'occasion de son couronnement, le 3 septembre 1826, donna à la famille de Lieven une nouvelle preuve de cette bienveillance, dont elle avait été comblée par ses prédécesseurs. Il conféra aux enfants de sa gouvernante et à elle-même le titre de prince et la qualité d'Altesse Sérénissime [526].

Christophe Andréïévitch, devenu le prince de Lieven, conserva jusqu'en 1834 le poste d'ambassadeur de Russie en Grande-Bretagne.

De 1826 à cette date, la vie de sa femme se passa en une lutte de tous les instants pour soutenir la politique moscovite, au cours de laquelle elle ne sut pas toujours observer la neutralité entre les partis qu'auraient dû lui imposer les privilèges diplomatiques dont elle jouissait et l'accueil reçu par elle à Londres.

A l'époque où les affaires de Portugal, la guerre russo-turque, l'agitation de la Pologne mettaient aux prises les intérêts des cours de Saint-James et de Saint-Pétersbourg, elle attaqua avec ardeur le ministère de Wellington.

On pût même l'accuser d'avoir, pour assurer la perte de ce dernier, servi d'intermédiaire entre le duc de Cumberland et les amis d'Huskisson. L'existence de cette petite conspiration est très controversée. Le Premier Ministre, en tout cas, était convaincu de sa réalité [527].

Un jour, il s'expliqua franchement sur le compte de M. et Mme de Lieven. Le 24 août 1829, il écrivait, parlant d'eux, au comte d'Aberdeen: «Depuis que je suis au ministère, ils ont joué un jeu de parti anglais au lieu de faire les affaires de leur souverain. J'ai les meilleures preuves que tous les deux ont été engagés (comme meneurs) dans les intrigues pour nous priver du pouvoir, depuis janvier 1828, qu'ils ont dénaturé notre conduite et nos vues auprès de leur maître, et qu'ils sont la seule cause de la froideur actuelle entre les deux gouvernements... Dans un autre pays, même en Russie ou en France, ou avec un autre monarque... cela justifierait amplement notre intervention pour obtenir le rappel du prince de Lieven. Mais, à mon avis, cette mesure nous ferait plus de mal que de bien [528]

«J'ai reconnu, disait encore Wellington, le mois suivant, à Lord Heytesbury, que, depuis l'année 1826, le prince et la princesse de Lieven se sont efforcés de représenter, à Saint-Pétersbourg, ma conduite, soit au gouvernement soit en dehors de celui-ci, de la manière la plus défavorable. Je crois bien que leur mécontentement a commencé à la suite d'une conversation que j'ai eue avec le prince de Lieven, à la fin de 1826, sur la conversion du protocole d'avril 1826 en traité de juillet 1827...

«...Je n'étais pas au pouvoir d'avril 1827 à janvier 1828, et durant ce temps, je sais que le prince et la princesse... ont écrit de moi tout le mal qu'ils pensaient et beaucoup plus qu'ils n'en savaient. Depuis mon retour au ministère, ils ont été ce qu'on appelle en opposition régulière avec le gouvernement, ils ont dénaturé auprès de leur Cour tout ce que nous avons fait et particulièrement tout ce que j'ai fait [529]...»

Nous savons déjà que si le duc n'exigea pas le rappel de ces singuliers diplomates, ce ne fut que par conscience de sa supériorité.

Les vœux de la princesse furent momentanément comblés par la chute du ministère détesté [530] et l'arrivée au pouvoir de Lord Grey. Toujours selon Wellington, le grand mérite de ce dernier aux yeux de Dorothée était de conserver «encore quelques vieilles idées d'opposition de M. Fox sur ce que les Turcs devaient être chassés d'Europe [531]».

Mme de Lieven prend part aux négociations qui précèdent la formation du nouveau cabinet. Lord Grey veut offrir le portefeuille des affaires étrangères à Lord Lansdowne. Elle le décide à en charger son ami, Lord Palmerston, avec lequel elle a dansé sa première valse à Londres [532]. Et c'est cependant ce ministre qui obtiendra ce que son prédécesseur n'avait pas voulu demander: le rappel de l'ambassadeur de Russie!

Son triomphe, d'ailleurs, ne fut pas de longue durée. Lord Grey n'était pas homme à sacrifier son devoir à ses attachements. Le conflit entre la Belgique et la Hollande, l'insurrection polonaise multipliaient les causes de froissement entre Saint-Pétersbourg et le Foreign office. Bientôt, pour Mme de Lieven, Palmerston ne sera plus qu'un «très petit esprit, lourd, obstiné [533]» et Lord Grey lui-même deviendra une «vieille femme».

En 1833, les choses se gâtent. D'après un propos tenu à Greville par Mellish, la princesse «passe son temps à intriguer et à brouiller les cartes dans toutes les cours d'Europe». George Villiers l'accuse de chercher «à provoquer une guerre n'importe où [534]».

Palmerston, dès lors, est décidé à se débarrasser de son encombrant voisinage. La vacance de l'ambassade d'Angleterre à Saint-Pétersbourg lui en fournit le prétexte.

Le dernier titulaire, Lord Heytesbury, ayant demandé à être relevé de ses fonctions, le cabinet anglais voulut désigner pour son successeur M. Stratford Canning. Nesselrode fit savoir que ce dernier ne serait pas reçu à la Cour impériale: «C'est un homme impossible, soupçonneux, pointilleux, méfiant» avait-il dit pour justifier son refus [535] et Dorothée Christophorovna avait dû transmettre officieusement cette résolution.

Palmerston répondit en maintenant la nomination de Stratford Canning.

Par la maladresse de son intervention, Mme de Lieven avait mis les torts de son côté: «Elle s'est emballée, prétend Lady Cowper, et habituée à ce qu'on lui cède, elle a cru qu'elle l'emporterait haut la main [536]».

La situation devenait grave. La princesse, peu soucieuse de perdre son poste, se précipita en Russie pour arranger le différend. Elle y reçut un accueil des plus flatteurs: «L'Empereur est allé au-devant d'elle en mer, l'a prise à son bord et l'a conduite dans sa voiture au palais, où il l'a fait entrer dans la chambre de l'impératrice, qu'elle a trouvée en chemise [537]». Les souverains ne ménagèrent pas à leur ambassadrice les marques de faveur et de reconnaissance, mais, quand celle-ci revint en Angleterre, en août 1833, la question Stratford Canning n'avait pas fait un pas. Sir Robert Bligh, fils du comte de Darnley, continuait à diriger, en qualité de chargé d'affaires, l'ambassade britannique de Saint-Pétersbourg.

Sur ces entrefaites, des causes plus graves vinrent envenimer le conflit entre les puissances anglaise et russe. Les susceptibilités de la première avaient été violemment surexcitées lors du traité d'Unkiar-Skelessi [538] par lequel le tsar et le sultan venaient de former une alliance offensive et défensive. Un instant on put craindre de voir la guerre éclater.

Le traité de Saint-Pétersbourg accrut encore la mauvaise humeur du gouvernement de Guillaume IV, successeur de son frère George IV [539]. La polémique s'éleva à un ton très vif.

Au mois de mai 1834, le prince de Lieven reçut ses lettres de rappel [540]. Sa carrière diplomatique prenait fin.

Le coup fut profondément sensible à la princesse. Elle s'en vengea plus tard, en appliquant à Lord Palmerston un mot de M. de Talleyrand: «Il dépendra toujours d'un ministre des affaires étrangères, quelque médiocre qu'il soit, de chasser un ambassadeur [541].» Mais, sur le moment, elle éprouva une véritable douleur.

L'événement l'atteignait, non seulement dans son orgueil, mais aussi dans tout ce qui lui était cher. C'étaient de nouvelles habitudes à prendre, une nouvelle situation à se créer, de nouvelles relations à chercher, toute une vie à refaire.

Cependant le tsar avait pris grand soin de montrer que ce rappel n'était pas une disgrâce. Il avait nommé M. de Lieven à la charge enviée du gouverneur du tsarévitch. L'ex-ambassadeur s'embarqua seulement au mois d'août pour la Russie, sur un navire mis à sa disposition par l'Amirauté.

Madame de Lieven laissa, dans la société de Londres, «un grand vide» [542]. Son salon tenait trop de place dans le monde politique pour qu'il en fût autrement. D'autre part, à côté de ses défauts, l'ambassadrice de Russie possédait des qualités d'intelligence, d'esprit et de charme, «une incontestable supériorité d'attitude et de manières [543]» qui avaient groupé autour d'elle un noyau d'hommes et de femmes distingués, auquel elle allait beaucoup manquer.

«On voit ici avec regret Mme de Lieven faire ses paquets [544]», écrivait la duchesse de Dino, cette belle et captivante nièce de Talleyrand, qui faisait les honneurs de l'ambassade de France. Et Lord Grey, tombé du pouvoir, écrivait à son amie, parlant du départ prochain: «C'est comme un arrêt de mort [545]

Revenue sans enthousiasme en Russie, l'ancienne maîtresse du chancelier d'Autriche ne pouvait plus guère se plaire dans son pays natal.

Elle était trop conquise à la liberté occidentale pour s'accommoder du régime moscovite.

Elle ne pouvait retrouver auprès du tsar un terrain propice aux intrigues de politique extérieure qui la passionnaient si fort: l'immunité diplomatique dont elle avait tant abusé ne l'avait pas suivie à la Cour de son souverain.

D'autre part, depuis de longues années, elle s'était déshabituée du climat russe. Elle avait beaucoup apprécié, à ce point de vue, ses séjours à Berlin et à Londres. Maintenant, elle redoutait l'influence du froid de Saint-Pétersbourg sur sa santé déclinante.

Aussi ne peut-on s'étonner de la voir se plaindre et se lamenter. Sans doute, elle enveloppe ses sentiments de bien des formes, pour ne pas heurter l'impérial Maître qui peut tout savoir. Mais, cependant, son esprit et son cœur sont pleins du regret de Londres.

Elle se reprend à chérir l'Angleterre. Rien de ce qui s'y passe ne peut la laisser indifférente et, à peine arrivée dans sa nouvelle résidence, elle pense à se faire envoyer des nouvelles du pays, témoin de sa splendeur.

«Daignez me pardonner, chère Lady Stuart, écrit-elle le 10 novembre 1834 [546], de répondre si tard à vos aimables et gracieuses paroles. Elles m'ont fait le plus grand plaisir. Vous êtes bien bonne de m'aimer. C'est au reste un acte de justice. J'aime tant toute cette Angleterre, en gros, en détail! Je mets tant de prix à ce qu'on s'y souvienne un peu de moi! Vous me faites la plus aimable des promesses, en me permettant d'espérer de vos nouvelles pour tout événement public ou particulier qui aurait de l'intérêt pour moi. Tout m'intéresse chez vous. Je vous prie de vous souvenir de cela.»

Dans la même lettre, la princesse raconte son installation: «Je ne suis établie en ville que depuis deux jours. Jusqu'ici, j'ai habité la campagne avec la Cour, ce qui fait que je ne connais rien qu'elle et que j'ai maintenant tout à apprendre ici. J'ai une magnifique maison, et bien chaude et bien commode par-dessus le marché. Cela est une vraie jouissance. Je ne puis pas dire que la neige le soit. Nous sommes en plein hiver. J'ai pleuré de chagrin.»

Et elle termine sur ces mots: «Nous avons ici Lord Douro et M. Canning. J'ai un grand plaisir à les voir. Il suffit d'être Anglais pour m'aller droit au cœur.»

Wellington, Aberdeen, Palmerston étaient cependant Anglais, eux aussi...

Mme de Lieven était peut-être plus sincère quand elle écrivait à son frère: «Un changement total de carrière après vingt-quatre ans d'habitudes morales et matérielles, toutes différentes, est une époque grave dans la vie. On dit qu'on regrette même sa prison lorsqu'on y a passé des années. A ce compte, je puis bien regretter un beau climat, une belle position sociale, des habitudes de luxe et de confort que je ne puis retrouver nulle part, et des amis tout à fait indépendants de la politique [547]

La princesse ne resta que sept mois à la Cour de Nicolas Ier. Une terrible catastrophe vint l'en arracher à tout jamais.

Le 4 mars 1835, à quelques heures d'intervalle, deux de ses enfants étaient emportés par la fièvre scarlatine. C'étaient les jeunes princes Georges et Arthur, venus au monde à Londres en 1819 et 1825, ses derniers-nés, ses préférés. L'un avait seize ans, l'autre dix.

Affolée, meurtrie, le cœur à jamais brisé, la mère en pleurs ne songea plus qu'à quitter sa patrie dont elle rendait le climat responsable de la mort de ses fils. Elle était d'ailleurs incapable pour longtemps de reprendre son rôle de sûre conseillère auprès du gouverneur du tsarévitch. Elle se rendit avec son mari en Allemagne, puis, bientôt, celui-ci, rappelé par son service et par son zèle de courtisan, la laissa seule sur la terre étrangère, pour rejoindre son élève.

Elle passa l'été à Berlin et à Baden-Baden. En septembre 1835, elle arriva à Paris.

De nouvelles épreuves l'y attendaient.

Elle ne voulait à aucun prix revenir en cette Russie qui lui rappelait tant d'amers souvenirs. Mais, à cette époque, «la loi russe ne reconnaissait pas aux sujets du tsar le droit de sortir de l'Empire [548]

L'émigration était considérée comme un crime et pouvait être punie de déportation et de confiscation. Il fallait une autorisation personnelle de l'empereur pour se fixer à l'étranger. Ce dernier l'accordait rarement et au plus pour cinq ans.

Nicolas Ier ne tenait guère à voir son intrigante sujette s'établir de nouveau au loin, libre du frein de ses fonctions officielles. Mais, par-dessus tout, il redoutait de la voir s'installer à Paris.

Or, sa dignité interdisait à Mme de Lieven de reparaître d'une façon suivie à Londres, où elle n'aurait plus retrouvé sa place au premier rang. Paris restait donc la seule ville où son activité intellectuelle pût s'exercer, où elle pût trouver dans le monde qu'elle aimait un oubli de sa douleur, une compensation au vide de son existence.

M. de Lieven, interprétant et exagérant les intentions du souverain, se montra en cette circonstance d'une rigueur difficilement excusable à l'encontre de sa malheureuse femme. Oubliant tout ce qu'il lui devait, oubliant les égards mérités par la détresse de la mère, il voulut l'obliger de revenir à Saint-Pétersbourg.

Mme de Lieven se révolta. Son mari alla jusqu'à la menacer de lui supprimer tout subside. Rien n'y fit [549].

De guerre lasse, l'empereur et le prince finirent par accorder, sinon une autorisation formelle, du moins un consentement tacite à la séparation. Mais la princesse avait été profondément blessée: désormais, tout est rompu entre elle et ce mari qui, disait-elle justement, lui avait «montré une absence de cœur, de simple pitié [550]» inconcevable.

Elle apprendra sans émotion sa mort survenue à Rome au cours d'un voyage du tsarévitch [551]. Elle ne conservera de lui que le nom, mais, bizarrerie de la vanité humaine, elle tiendra à ce nom jusqu'à refuser, dit-on, de l'échanger contre celui d'un ami très cher.

A Paris, où elle s'était installée dans un appartement de l'Hôtel de la Terrasse [552], situé rue de Rivoli, en face du jardin des Tuileries, Dorothée n'avait pas tardé à reconstituer dans son salon l'une de ces réunions d'hommes influents, devenues un besoin pour elle.

Déjà, en 1836, M. Molé note que sa maison a «été constamment un centre très actif et de plus d'une couleur [553]

Greville la retrouve à l'un de ses voyages en France, en janvier 1837, et il décrit ainsi son existence: «Mme de Lieven paraît s'être fait à Paris une situation des plus agréables. Elle est chez elle tous les soirs et, son salon étant un terrain neutre, tous les partis s'y rencontrent, si bien qu'on y voit les adversaires politiques les plus acharnés engagés dans des discussions courtoises... Parmi les hommes du jour, ceux qu'elle préfère sont Molé, aimable, intelligent, de bonne compagnie et, sinon le plus brillant de tous, du moins celui qui a le plus de sens et de jugement; Thiers, le plus remarquable de beaucoup, plein d'esprit et d'entrain; Guizot et Berryer, tous deux remplis de mérite [554]

Quelques mois plus tard, le comte Molé écrira de son côté à Barante ces lignes non exemptes de fiel: «Le salon de la princesse de Lieven est toujours le lieu de réunion de toutes les ambitions en travail. Thiers, Guizot et Berryer y vont matin et soir [555]

A la même époque enfin, Lord Malmesbury parle d'elle en ces termes: «Après avoir été ambassadrice ou plutôt ambassadeur à Londres, Mme de Lieven est venue s'établir à Paris, où son salon est le rendez-vous non seulement du monde élégant, mais aussi des hommes d'État les plus distingués. Guizot n'en bouge pas et Molé y est très assidu. Mlle de Mensingen, une fort jolie chanoinesse, préside la table à thé autour de laquelle se presse le personnel jeune et gai [556]

Au cours d'un voyage en Angleterre, la princesse fut reçue en audience, le 30 juillet 1837, par la reine Victoria. Celle-ci, dit Greville, «s'est montrée fort aimable, mais paraissait intimidée, embarrassée et n'a parlé que de choses insignifiantes. Sa Majesté aura ouï dire que la princesse est une intrigante et elle aura eu peur de se compromettre [557]

Greville ne croyait pas si bien dire. La souveraine avait été mise en garde par le roi Léopold. Dans une de ses lettres récemment publiées, ce dernier supplie sa jeune amie de se méfier de l'ancienne ambassadrice [558].

La vie de la princesse de Lieven avait reçu à ce moment une orientation nouvelle.

Le 15 juin 1836 [559], invitée à dîner chez le duc de Broglie, elle fut placée à table à côté de M. Guizot. Celui-ci raconte ainsi l'impression qu'il reçut de sa voisine: «Je fus frappé de la dignité douloureuse de sa physionomie et de ses manières; elle avait cinquante ans; elle était dans un profond deuil qu'elle n'a jamais quitté; elle entamait et cessait tout à coup la conversation, comme retombant à chaque instant sous l'empire d'une pensée qu'elle s'efforçait de fuir. Une ou deux fois, ce que je lui dis parut l'atteindre et la tirer un moment d'elle-même; elle me regarda, comme surprise de m'avoir écouté et prenant pourtant quelque intérêt à mes paroles. Nous nous séparâmes, moi avec un sentiment de sympathie pour sa personne et sa douleur, elle avec quelque curiosité à mon sujet [560]

L'année suivante, M. Guizot perdit l'un de ses fils [561]. Mme de Lieven lui écrivit: «J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux, quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, malheureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour [562]

Le 5 mai 1837, à propos d'une discussion sur les fonds secrets demandés par le ministère Molé, M. Guizot avait expliqué à la tribune pourquoi, peu auparavant, il avait abandonné son portefeuille: «La princesse de Lieven, raconte-t-il, venait quelquefois aux séances de la Chambre des députés; elle assistait à celle-ci, et le lendemain elle m'exprima vivement le plaisir qu'elle avait pris à mon langage et à mon succès. Ainsi commença, entre elle et moi, une amitié qui devint de jour en jour plus sérieuse et plus intime. Nous avions connu, l'un et l'autre, les grandes tristesses humaines et atteint l'âge des mécomptes; l'intimité s'établit entre nous simplement, naturellement, sans aucune pensée politique [563]

Cette intimité ne se démentit jamais. Les mots décisifs qui la nouèrent semblent avoir été prononcés le 24 juin 1837, au cours d'une visite à Châtenay, chez Mme de Boigne [564]. Dix-huit ans auparavant, les mêmes mots avaient peut-être servi, au cours de l'excursion de Spa, à Dorothée et à Clément de Metternich pour se donner leurs cœurs. Mais, cette fois, les déceptions de jadis devaient être épargnées à l'amante.

Jusqu'au jour où la mort vint la briser, cette nouvelle union embellit la vieillesse des deux êtres qui l'avaient formée.

Mme de Lieven trouva ainsi, auprès de l'honnête homme qu'elle aimait, le repos et la sécurité d'affection qui, jusqu'alors, lui avaient fait défaut. Cette histoire d'amour forme certainement la plus belle page de sa vie, la plus calme, la plus reposante, et c'est dans la correspondance échangée par elle avec le ministre de Louis-Philippe, correspondance dont la famille de l'académicien conserve précieusement les originaux, que les admirateurs de la princesse iront chercher le meilleur d'elle-même.

Le bruit courut longtemps qu'un mariage secret avait uni les deux amis. M. Guizot lui-même l'a démenti dans une lettre à Lord Aberdeen: «Rien de secret ne nous eût convenu ni à l'un ni à l'autre. De plus, je n'aurais jamais épousé personne sans lui donner mon nom, et elle tenait au sien» [565].

Mme de Lieven ne tenait pas tant encore au nom qu'au titre. Sa répugnance à le perdre dut bien être la véritable raison qui l'empêcha d'accepter la légitimation des liens de son cœur.

M. Ernest Daudet redit une anecdote qui, assure-t-il, se contait à l'époque où ce mariage aurait pu avoir lieu.

Un jour, en voiture, au bois de Boulogne, Mme de Nesselrode aurait posé cette question à l'ancienne amie de M. de Metternich:

«Ma chère, on dit que vous allez épouser Guizot. Est-ce vrai?

«Et la princesse d'éclater de rire et de s'écrier en se renversant sur les coussins:

—«Oh! ma chère, me voyez-vous annoncée madame Guizot! [566]»

Quoi qu'il en soit, à dater du jour où elle se donna à son dernier ami, Mme de Lieven fit deux parts de son activité politique: l'une lui sera réservée; elle emploiera l'autre à renseigner le gouvernement russe sur l'état des esprits en France.

Elle apporte d'abord tout son cœur au service de son amant. Quand ce dernier est envoyé à Londres comme ambassadeur de France [567], elle s'ingénie à lui faciliter sa mission, à lui éviter les erreurs et les faux pas sur ce terrain nouveau pour lui. Sa profonde connaissance de la société anglaise lui permet de le mettre en garde contre les maladroites manœuvres, les démarches inutiles, le dangereux enivrement de la situation.

Le 29 octobre 1840, M. Guizot, rappelé à Paris, reçoit le portefeuille des affaires étrangères. Il conservera le pouvoir jusqu'en 1848 [568]. Pendant cette longue période, Mme de Lieven restera l'Égérie du ministre.

Dans son salon, celui-ci «règne et gouverne» [569]. Deux fois par jour, à 2 heures et après son dîner, il vient passer quelques moments ou quelques heures auprès d'elle.

Non seulement la princesse le conseille ou le réconforte, mais elle agit efficacement pour sa défense quand il est menacé.

Au commencement de 1845, le ministère venait d'être très ébranlé par l'affaire Pritchard. On pouvait craindre de voir Robert Peel se glorifier devant le Parlement d'un triomphe sur la France. Mme de Lieven voit le danger et charge le frère de Greville de demander instamment «que, ni dans le discours de la Reine, ni dans la discussion de l'adresse, il ne soit rien dit qui puisse porter préjudice à Guizot, dont le sort dépend d'une parole imprudente». [570] Cette intervention fut efficace et Peel parla de la France «de manière à satisfaire pleinement Guizot, sans que la dignité de l'Angleterre ait aucunement à en souffrir» [571].

Pendant toute la durée du passage aux affaires de son ami, la princesse, bien qu'assez froidement reçue à la Cour par la reine Amélie et par Madame Adélaïde [572], fut véritablement une puissance avec laquelle comptaient les puissants du jour [573].

On aimerait à être certain qu'elle n'abusa jamais de cette situation privilégiée.

Greville disait: «Sa présence à Paris... doit être fort utile à sa Cour, car une femme comme elle sait toujours glisser quelque observation intéressante et utile [574]

Elle avait repris sa correspondance avec la tsarine. «Confiante en sa propre valeur, écrit Mme de Mirabeau, elle s'estimait beaucoup plus pour ce qu'elle «faisait» que pour ce qu'elle «était» et elle se sentait aussi fière d'être, à Paris, mandataire intime de «son Empereur» que d'avoir été à Londres ambassadrice de Russie. Il est incontestable qu'elle fut un précieux auxiliaire pour son pays, qu'elle servait avec une ardeur passionnée [575]

En effet, les conseillers de Nicolas se servaient volontiers de leurs intrigantes compatriotes pour se mieux renseigner.

«Au nombre des moyens employés par le gouvernement russe, disait en 1832 le major Lambert, est celui de faire voyager des femmes.

«Vous vous rappelez la belle Mme Narichkine, Mme Ostermann et tant d'autres qui employaient leurs charmes pour saisir des confidences» [576].

Le rôle de Mme de Lieven dut rentrer dans cette catégorie. En tous cas, ce rôle n'était pas ignoré de ses contemporains. Un jour, Mme de Mirabeau, nièce de M. de Bacourt [577], consultait son oncle sur la manière de répondre à une épineuse demande de renseignements. Ce dernier, précisément, était en train d'écrire à la princesse:

«Mon oncle me présente, en me disant de la lire, la lettre qu'il venait de terminer, et dans laquelle il passait en revue divers événements de l'Europe et racontait d'agréables anecdotes inédites; mais il aurait pu, sans se compromettre, publier le tout dans tous les journaux français et étrangers.—Voilà, me dit-il, ce qu'on peut appeler un dîner sans rôti. Emploie le même système; notifie aimablement quelques détails insignifiants et, si on désire des renseignements plus sérieux, on ira les chercher ailleurs» [578].

Dans une autre occasion, M. de Metternich communiquait au comte de Buol une lettre de miss Marion Ellice: «Il vous suffira, d'ailleurs, de savoir, ajoutait-il, que cette miss Ellice est une personne douée de hautes qualités intellectuelles et que, depuis plusieurs années, elle fait la correspondance de la princesse de Lieven, dont elle est l'amie intime... Vous savez que cette dernière joue le rôle de correspondante personnelle de l'empereur Nicolas. Elle adresse ses rapports à l'impératrice» [579].

Vers la même époque, le maréchal de Castellane, avec son rude parler de soldat, confirme ces indications: «La princesse de Lieven et Mme Narichkine, dit-il, sont deux ambassadeurs femelles non avoués, comme l'empereur de Russie en a toujours à Paris» [580].

Après la mort de la princesse, Lord Malmesbury dira encore qu'elle «avait toujours été employée comme agent secret par l'empereur Nicolas, avec qui elle correspondait directement» [581].

Ses familiers connaissaient donc le danger qu'ils couraient en se montrant trop confiants vis-à-vis de l'amie de M. Guizot. Il dut falloir toute l'habileté de celle-ci pour maintenir sa situation mondaine envers et contre tous les soupçons qui pesaient sur elle.

Mme de Lieven n'avait pas tardé à quitter son appartement de l'Hôtel de la Terrasse. Elle avait loué en 1838 l'entresol du bel hôtel de Talleyrand, situé au coin de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, avec vue sur la place de la Concorde. Cet immeuble venait d'être acheté par M. de Rothschild et l'étage en question avait constitué l'appartement particulier du prince de Bénévent. La duchesse de Talleyrand [582] n'avait pas été sans être froissée de cette location. «Comment trouvez-vous Mme de Lieven, disait-elle, qui m'écrit l'autre jour qu'elle cherche à louer l'entresol de M. de Talleyrand pour l'hiver prochain? C'est être bien pressée de me fermer sa porte, car vous pensez bien que c'est précisément cet entresol qu'il me serait impossible de fréquenter» [583].

La princesse passa outre à ces susceptibilités. Installée définitivement dans l'hôtel l'année suivante [584], c'est là qu'elle reçut désormais.

Elle y passait l'hiver, partageant son été entre Baden-Baden, Schlangenbad, de courts voyages à Londres ou quelques villégiatures chez ses intimes.

A partir de 1845, elle occupa, pendant les mois de la belle saison, un pavillon tout à côté de celui que M. Guizot habitait, dans un coin de Passy, alors presque désert, qu'on appelait Beauséjour, et qui est devenu le boulevard de ce nom [585].

Mais quand survint la révolution de 1848, Mme de Lieven dut quitter Paris. Elle était trop compromise par ses relations avec le président du conseil pour ne pas avoir à redouter le contre-coup des événements. Greville raconte ainsi sa fuite, d'après elle-même:

«Elle s'était d'abord réfugiée chez les Saint-Aulaire, puis à l'ambassade d'Autriche: ensuite Pierre d'Arenberg l'a prise sous sa garde et l'a cachée chez le peintre anglais Roberts, qui l'a amenée ici (à Londres) comme sa femme, avec de l'or et des bijoux cachés dans sa robe [586]

Le train qui la conduisait à Londres transportait aussi M. Guizot, sans qu'elle s'en doutât. Le ministre s'était échappé en passant par la Belgique.

La princesse de Lieven devait rester éloignée de Paris jusqu'au mois d'octobre 1849 [587]. Quand elle y revint, son salon reprit vite son importance.

Un article du journal l'Événement annonce que le Prince Président en a interdit l'entrée au général Changarnier, et celui-ci s'y rend dès le dimanche suivant comme pour démentir cette information [588]. C'est de ce salon que partent les tentatives de négociations entamées par Guizot, en vue d'une réconciliation et d'une entente de son parti avec Louis-Napoléon. Parlant de ces pourparlers, la maîtresse de maison écrivait à Lord Beauvale (plus tard le comte Melbourne) le 1er décembre 1851: «Beaucoup de personnes prétendent que, tout en ayant l'air de s'y prêter, le président n'a pas grande envie d'user de ce moyen. Un coup d'État le ferait mieux arriver, et il y est tout préparé [589]

Vingt-quatre heures plus tard, l'événement donnait raison à Mme de Lieven.

Après le 2 décembre, l'influence de cette dernière reste redoutée. Lord Malmesbury a entendu un amusant récit d'un dîner donné par les Douglas pour mettre en rapport le Président et l'ancienne ambassadrice: «Ils ont été comme deux chiens de faïence, et celle-ci a déclaré qu'il n'y avait rien à en faire [590]

Quelques mois plus tard, quand Mlle de Montijo sera fiancée à l'empereur, ses conseillers la conduiront faire une visite rue Saint-Florentin: «Notre future impératrice était dimanche chez Mme de Lieven, écrit M. de Saint-Aulaire, point embarrassée de prendre la première place, de passer la première aux portes et cela, dit-on, de fort bonne grâce [591]

L'hommage que rendait ainsi à sa puissance celle qui devait être bientôt, dans sa radieuse beauté, l'impératrice Eugénie, n'empêcha pas la princesse de commettre peu après l'une des plus graves erreurs de sa longue carrière.

De sérieuses complications avaient surgi entre la France et la Russie. La guerre allait éclater entre les deux nations, amenant un désastre pour la seconde. Dans cette guerre, dans cette meurtrissure de sa patrie, Mme de Lieven avait une large part de responsabilité. Elle avait encouragé les illusions du gouvernement du tsar, pensant le nouvel empire français trop peu solide pour risquer une aventure lointaine, convaincue que Napoléon III céderait, si, à Saint-Pétersbourg, on savait être ferme. L'ambassadeur de Russie à Paris, M. de Kisseleff, avait été plus clairvoyant, mais ce furent les conseils de la princesse qui l'emportèrent [592].

Quand nos troupes furent parties pour la Crimée, elle prit tristement le chemin de Bruxelles [593]. Malgré la continuation des hostilités, elle obtint à l'automne l'autorisation de revenir à Paris, et s'y tint dans une patriotique réserve, impatiente cependant de voir signer la paix «afin de reprendre sa vie politique habituelle [594]». Le traité de Paris [595] aurait pu le lui permettre, mais la mort ne lui en laissa pas le temps.

Depuis longtemps, sa santé, qui n'avait jamais été robuste, était devenue très précaire [596].

Au début de l'année 1857, ses forces déclinèrent rapidement. Elle avait alors soixante-douze ans, mais était encore en pleine possession de toutes ses facultés.

Dans la nuit du 26 au 27 janvier, elle s'éteignit sans souffrance, entourée de l'un de ses fils, d'un neveu, de son vieil et fidèle ami, M. Guizot. Celui-ci, dans d'éloquentes lettres au baron de Barante, a tracé, en termes émus, le récit de son agonie [597].

Quand elle ne fut plus, on remit à l'ancien président du Conseil un billet qu'elle avait griffonné la veille pour lui—son dernier billet, le point final de sa longue correspondance: «Je vous remercie de vingt années d'affection et de bonheur. Ne m'oubliez pas [598]

Trois jours plus tard, sa dépouille mortelle quittait l'entresol de l'hôtel de Rothschild pour être transportée au château de Mesohten, en Courlande, «dans le caveau où reposaient déjà son mari et les deux fils qu'elle avait perdus... dans le monument qu'elle leur avait fait élever [599]».

Elle avait déjà vu disparaître ses deux frères, Alexandre et Constantin de Benckendorf. Des trois fils qui lui restaient à son départ de Russie, l'un avait succombé en Amérique, et son mari avait eu la cruauté de ne pas l'en aviser. Elle avait appris la nouvelle par une lettre qu'elle lui avait écrite, retournée par la poste à l'expéditeur avec la mention «Mort» [600].

Le jour qui précéda sa fin, elle demandait encore au baron de Hübner dans quelle ville devait se tenir le Congrès chargé de régler la question de Neuchâtel [601].

La politique fut ainsi, jusqu'au dernier soupir, le principal intérêt de la vie de cette grande dame d'autrefois que fut la princesse Dorothée de Lieven.

IV

Le prince de Metternich épousa en troisièmes noces, le 30 janvier 1831, la comtesse Mélanie Zichy-Ferraris, qui, dit M. de Falloux, «peut-être justifiait mieux cette union par l'éclat de sa beauté que par le secours diplomatique qu'elle pouvait apporter à un homme d'État [602].» A défaut de ce secours, la nouvelle princesse donna à son mari un dévouement ardent et passionné, fait d'admiration et de tendresse, dont les traces se retrouvent sans cesse dans le Journal laissé par elle [603].

Mais, plus d'une fois, le chancelier eut à réparer les erreurs de sa femme. Comme un jour, l'ambassadeur de France, le comte de Saint-Aulaire, complimentait celle-ci sur l'éclat d'un splendide diadème dont elle avait orné son front, et lui disait: «Madame, votre tête est parée d'une couronne,» elle lui répondit assez vivement: «Pourquoi pas? elle m'appartient; si elle n'était pas ma propriété, je ne la porterais pas [604]

Cette scène se passait le 1er janvier 1834. La révolution de 1830 n'était pas encore oubliée. On vit dans ces paroles une allusion blessante pour Louis-Philippe, et il ne fallut rien moins qu'une intervention du chancelier et une démarche aux Tuileries du comte Apponyi pour réparer cette maladresse [605].

Malgré ses incartades, la princesse Mélanie exerça une influence réelle sur son mari et ne fut peut-être pas étrangère à l'aveuglement politique qui amena la chute de celui-ci.

Le prince avait vu l'apogée de sa puissance au Congrès de Vérone. Le système auquel il avait donné son nom, orgueilleusement défini par lui «l'application des lois qui régissent le monde [606]» tenait trop peu compte des intérêts et des idées en mouvement, pour ne pas se heurter bien vite à des obstacles insurmontables.

Les nations européennes échappaient l'une après l'autre à son joug. De toutes parts, son œuvre donnait des signes de décrépitude: «Je passe mon temps, disait-il lui-même, à étayer des édifices vermoulus [607]

Après la mort de François Ier, son successeur, le débile Ferdinand Ier conserva ses hautes fonctions à M. de Metternich, mais le pouvoir du chancelier devint de jour en jour plus précaire. Le réveil des nationalités, jusque-là méconnues par lui, amenait des troubles sanglants en Hongrie, en Galicie. Dans les provinces slaves, l'opposition grandissait.

Au dehors, les affaires de Belgique, les affaires d'Espagne, l'agitation de l'Allemagne troublaient le vieux diplomate, qui, devenu très sourd, presque aveugle, assistait impuissant au déclin de sa grandeur.

Il sombra définitivement au mois de mars 1848. Les nouvelles de la Révolution accomplie à Paris déterminèrent la catastrophe.

A ce moment, l'impopularité du prince de Metternich était à son comble. Dans la famille impériale même, il n'était pas aimé, et l'empereur François n'était plus là pour le couvrir. Un concurrent redoutable pour lui avait surgi en la personne du comte Kolowrat, qui représentait, aux yeux de tous, un vague libéralisme en opposition avec toutes les idées de l'ancien règne.

Le chancelier pourtant ne semblait pas prévoir le danger imminent dont il était menacé. Le comte de Hübner a fait un curieux tableau de la quiétude qui régnait alors au palais de la Chancellerie: «Ce qui me frappe sans m'étonner, écrit-il le 25 février 1848, c'est l'insouciance, le laisser-aller charmant qui, malgré les gros nuages qui pointent sur l'horizon, règnent dans ce salon (celui de la princesse Mélanie) aux «petits jours», lorsque la maîtresse de la maison réunit les élus: quelques gros bonnets du corps diplomatique, quelques big swells du pays, tandis que la jeunesse se groupe autour du thé de la princesse Herminie de Metternich. Notre société est si habituée au beau temps qui a régné en Autriche depuis 1815, qu'elle a perdu le souvenir des tempêtes du commencement du siècle [608]

Le 13 mars cependant, les étudiants de Vienne envahirent la salle des États de la Basse-Autriche, et contraignirent ceux-ci à demander le renvoi immédiat de M. de Metternich.

Mme de Lieven tenait de M. de Flahault un récit de la crise. Tous les détails n'en sont peut-être pas scrupuleusement exacts, mais dans ces pages où l'ancienne ambassadrice tient la première place, sa version est celle qu'il est le plus intéressant de citer:

«Quand le peuple s'est soulevé et a demandé des réformes libérales, on a promis qu'une réponse serait donnée dans les deux heures, et ministres et archiducs se sont réunis en conseil. La question posée, Metternich prend la parole et pérore pendant une heure et demie pour ne rien dire, jusqu'à ce que l'archiduc Jean, tirant sa montre, lui fasse cette observation:—«Prince, il nous reste une demi-heure, et nous n'avons pas encore délibéré sur la réponse qu'il convient de faire au peuple.»—«Monseigneur, s'écrie alors Kolowrat, voilà vingt-cinq ans que je siège dans ce conseil avec le prince de Metternich, et je l'ai toujours entendu parler ainsi sans venir au fait.»—«Mais aujourd'hui, il faut y venir et sans tarder, reprend l'archiduc. Savez-vous, prince, que les premiers du peuple demandent votre démission?» Metternich de répondre qu'à son lit de mort l'empereur François lui a fait jurer de ne jamais abandonner son fils, mais que, si la famille impériale désire sa retraite, il se considérera comme relevé de son serment. Les archiducs déclarent qu'ils la désirent, et il consent à s'en aller. Alors l'Empereur intervient pour dire: «C'est moi qui suis le souverain après tout, et c'est à moi de décider. Dites au peuple que je consens à tout!» Ce crétin couronné ayant ainsi réglé la question, le grand ministre qui, pendant quarante ans, avait despotiquement gouverné l'empire dont il était la personnification, s'est aussitôt retiré, et à l'heure présente on ignore encore le lieu où il a cherché un refuge [609]

Ce conseil s'était tenu chez l'archiduc Louis, dans la nuit du 13 au 14 mars.

Son sacrifice accompli, l'ex-chancelier rentra dans son palais. Les épreuves commençaient: «Je ne saurais dire, écrit la princesse Mélanie, tous les témoignages d'ingratitude et de basse méchanceté que j'ai recueillis en ce jour. Je n'ai jamais fait grand cas des hommes, mais j'avoue que je ne me les étais pas figurés aussi vils. De même que les rats abandonnent un navire qui sombre, de même nous avons été fuis par une foule d'amis égarés par la peur.»

L'épouse admirable ajoute: «Tout le monde se réjouissait de voir Clément abaissé dans l'opinion publique de l'Europe; mais moi je le regarde comme plus grand que jamais [610]

Le 14 mars au matin, le prince de Metternich dut quitter la Chancellerie et se réfugier chez ses amis Taaffe. Mais Vienne n'était plus un abri sûr pour lui. Escorté de sa femme et de trois fidèles, Rodolphe de Liechtenstein, Charles Hügel et Rechberg, il se rendit nuitamment au château de Felsberg [611]. Le 21, la municipalité de la petite ville exigea son départ dans les vingt-quatre heures. Celui qui avait eu l'Europe à ses pieds ne savait où aller.

Sa fille lui suggéra l'idée de chercher un refuge en Angleterre.

Il partit pour Olmütz: le commandant d'armes ne voulut pas engager sa responsabilité en le laissant pénétrer dans cette place. Il repartit en chemin de fer, et débarqua, avec sa femme, à la dernière station avant Prague, tous deux se «dissimulant comme des voleurs [612].» Les fugitifs purent, en payant le triple du tarif, se faire conduire en voiture à Dresde.

La traversée de l'Allemagne ne présentait guère plus de sécurité pour eux que celle des états autrichiens. De Dresde à Hanovre, ils firent le voyage dans leur berline, que l'on avait placée sur un wagon en leur imposant l'obligation de tenir les stores baissés.

Par Minden, Fürstenau, Oldenzort ils atteignirent la Hollande, et, le 20 avril, ils débarquèrent à Blackwall d'où ils gagnèrent Londres dans la même journée [613].

L'accueil que le prince reçut adoucit ses blessures. Dans son pays, «il ne pouvait plus compter sur personne [614].» Mais le peuple anglais a le culte des souvenirs glorieux. Déchu, le chancelier d'Autriche était encore le représentant d'un passé de force et de puissance. Tout ce qui avait un nom tint à honneur de l'entourer.

Son orgueil d'ailleurs ne l'avait pas abandonné. Il retrouva, sur le sol de la Grande-Bretagne, un autre grand proscrit, M. Guizot, et ce dernier nous donne, dans ses Mémoires, une curieuse preuve de cette vanité persistante. Il rapporte ainsi une conversation qu'il eut avec son ancien collègue: «L'erreur, me dit-il un jour, avec un demi-sourire qui semblait excuser d'avance ses paroles, l'erreur n'a jamais approché de mon esprit.»—«J'ai été plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je; je me suis plus d'une fois aperçu que je m'étais trompé [615]

M. de Metternich ne comprit peut-être pas cette fine repartie.

Pourtant la terre d'exil était dure pour ce vaincu. Après avoir passé quelques mois à Brighton, à la fin de 1848, le printemps et l'été de 1849 à Richmond, le prince se rendit à Bruxelles [616]: pour l'ancien propriétaire du Johannisberg, de Plass, de Kœnigswart, de tant de terres et de châteaux somptueux, mis sous séquestre, le séjour de l'Angleterre était devenu trop onéreux!

Cependant l'heure de l'oubli vint, l'orage s'apaisa. L'ancien chancelier, auquel ses biens avaient été rendus, put retourner au Johannisberg en juin 1851. Le séjour de Vienne redevenait possible pour lui: la révolution démocratique et constitutionnelle de 1848 avait abouti à une restauration du pouvoir absolu. M. de Metternich rentra dans la capitale de l'Autriche au mois de septembre 1851. Il était désormais à l'abri des tempêtes, mais sa carrière politique était terminée.

Il vécut assez pour voir le début de la guerre d'Italie, avec laquelle commençaient les longs malheurs de sa patrie. Il «s'éteignit doucement et sans agonie [617]» à Vienne le 11 juin 1859 vers midi, sept jours après Magenta, treize jours avant Solférino.

Durant les dernières années de sa vie, les deuils de famille avaient continué à fondre sur lui.

En 1829, quelques mois après sa seconde femme, il avait perdu son fils aîné, le prince Victor. En 1833 et en 1836, il avait eu à pleurer une fille, puis un fils, issus de son troisième mariage, la petite princesse Marie et le jeune prince Clément. Enfin, le 3 mars 1854, il voyait s'éteindre la fidèle compagne des mauvaises heures, l'amie constante et sûre des routes de l'exil, sa troisième femme, la princesse Mélanie. Des quatorze enfants auxquels il avait donné son nom, six seulement lui survivaient [618].

L'ancien chancelier, avant de mourir, avait aussi vu disparaître deux femmes dont les noms devaient éveiller en lui bien des pensées: à Paris, la princesse de Lieven, en janvier 1857, à Vienne la princesse Bagration, le 21 mai de la même année.

Cette dernière était revenue habiter l'Autriche. Elle avait été accueillie avec empressement par son ancien amant. Quand elle succomba, les familiers du prince n'osèrent, pendant trois jours, lui annoncer la nouvelle, tant ils redoutaient la secousse que celle-ci pouvait causer au vieillard. Il fallut pourtant s'y résoudre, lorsque les journaux annoncèrent le décès. Après bien des précautions oratoires, on se risqua à lui dire la vérité. L'ancien chancelier, très tranquillement, eut seulement ces mots pour réponse: «Vraiment, cela m'étonne qu'elle ait vécu si longtemps [619]

Nous ne savons ce qu'il put dire de la princesse de Lieven. Très probablement, son oraison funèbre ne fut pas plus tendre. Égoïsme et oubli! Celle qu'il avait tant aimée méritait pourtant mieux. A défaut d'un regret à la maîtresse, son cœur aurait été équitable en faisant à l'amour passé la grâce d'un souvenir ému.

De cet amour, ses lettres, seules, ont survécu. Elles lui attireront peut-être, après quatre-vingt-dix ans, quelques sympathies nouvelles. On retrouvera en elles un peu de l'âme de ce grand charmeur, dont tant de ses contemporaines ont subi la fascination.

Sans doute, les pages écrites à l'amie du moment témoignent de beaucoup d'infatuation, de beaucoup de légèreté, de beaucoup de pédantisme philosophique. Mais elles ne seraient pas de M. de Metternich, s'il en était autrement.

V

Pour ne pas interrompre le rapide exposé des aventures de nos deux personnages, nous avons réservé pour ces pages le récit de leurs dernières rencontres.

Au reste, ce n'était pas tant l'histoire de leur vie que celle de leur commune passion qu'il s'agissait de conter, et les rencontres dont nous allons parler, après l'amour, après la haine, marquent l'oubli, cette seconde mort de toute liaison.

On nous pardonnera de revenir en arrière pour faire assister le lecteur à la mélancolique conclusion de ce roman mi-parti politique, mi-parti sentimental.

Après leur rupture, le prince de Metternich et la princesse de Lieven étaient restés plus de vingt années sans se revoir.

Le temps, ce grand pacificateur, avait fait son œuvre quand, en 1848, ils se retrouvèrent à Brighton.

Le destin avait été cruel pour l'un comme pour l'autre.

Le chancelier, proscrit, chassé de son pays par la révolution, cherchait avec angoisse la place où il pourrait «poser sa tête pour mourir [620].» Infirme, dépouillé de ses biens, abandonné de tous, il ne lui restait, de sa puissance perdue, que le spectacle des ingratitudes dont il était abreuvé. Dans ce désastre, seule, sa confiance en lui-même survivait.

Celle qui avait été l'ambassadrice fêtée du tsar, vieillie, malade, brisée dans ses plus pures affections, se trouvait sur la même terre hospitalière, après avoir fui, elle aussi, devant l'émeute populaire.

Cependant, une consolation leur avait été réservée: aux côtés de M. de Metternich, le zèle d'une femme très dévouée s'efforçait de panser les blessures du vieil homme d'État; à ceux de Mme de Lieven, se trouvait l'ami sûr au sort duquel elle avait, avec tendresse, définitivement lié le sien. Mais ce n'était ni à la princesse Mélanie ni à M. Guizot que Clément et Dorothée pensaient quand, jadis, à Aix, ils s'étaient réjouis de ne plus être seuls, chacun de leur côté, dans la vie...

Au mois de novembre 1848, l'un et l'autre étaient venus chercher un peu de calme et de repos au bord de la mer, à Brighton. Ils se virent fréquemment, et leurs relations renouées se continuèrent à Richmond et à Londres, suivant les étapes de l'exil.

La troisième princesse de Metternich parle de ces rencontres dans les termes les plus simples: «La princesse de Lieven est arrivée. J'ai eu avec elle un entretien de deux heures... Je suis allée avec Clément faire une visite à la princesse de Lieven. Nous y avons trouvé M. Guizot... Nous voyons beaucoup la princesse de Lieven. Elle nous tient au courant de tout ce qui se passe à Paris... La comtesse Chreptovitch, fille du comte de Nesselrode, est venue nous voir avec la princesse de Lieven... [621]»

Nous connaissons d'autre part, par une lettre de Mme de Lieven à M. de Barante, l'impression de celle-ci: l'ami d'autrefois n'avait pas retrouvé son auréole.

«Je vois M. et Mme de Metternich tous les jours, écrit-elle. Elle, grosse, vulgaire, naturelle, bonne et d'un usage facile. Lui, plein de sérénité, de satisfaction intérieure, d'interminable bavardage, bien long, bien lent, bien lourd, très métaphysique, ennuyeux quand il parle de lui-même et de son infaillibilité, charmant quand il raconte le passé et surtout l'empereur Napoléon [622]

En août 1850, l'ancien chancelier et l'ex-ambassadrice se retrouvèrent encore à Bruxelles. Le prince s'apprêtait à prendre le chemin du retour vers sa patrie. Mme de Lieven revenait de Schlangenbad et rentrait en France, en passant par l'Angleterre [623]. Ils ne devaient plus se voir. Le journal de la princesse Mélanie nous fait connaître le sujet de quelques discussions politiques auxquelles ils prirent part pendant ces rapides réunions, mais nous ne savons rien de plus sur leurs adieux.

Si donc l'on prenait à la lettre les documents que nous venons de citer, aucune fibre du cœur du prince ou de celui de la princesse n'aurait tressailli au cours de ces entrevues.

Même en l'absence de tout document, ne peut-on penser qu'il dut cependant en être autrement? Purent-ils vraiment se côtoyer sans jeter un regard sur le passé? N'étaient-ils pas, l'un pour l'autre, l'évocation vivante de leurs plus brillantes années?

Ils étaient à l'apogée de leurs carrières lorsqu'ils s'étaient aimés. Ils ne se retrouvaient, aigris et désabusés, que pour comparer leurs détresses.

S'ils n'échangèrent pas les paroles émues qui auraient pu leur venir aux lèvres, si même ils en échangèrent dont ils ont gardé le secret, revécurent-ils par la pensée les jours à jamais révolus, ceux où ils s'étaient adressé de si tendres et vibrants serments d'amour?

Pensèrent-ils à ce «toujours» dont ils avaient voulu faire la devise de leur passion et qui n'est pas dans la nature humaine?

Ces deux vaincus se souvinrent-ils de la mélancolique pensée écrite par Jean-Paul sur l'album du Johannisberg, au temps où leurs deux cœurs n'en faisaient qu'un: «Le souvenir est le seul Paradis d'où nous ne puissions être chassés?»

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SOURCES


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