Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
Je viens de recevoir ce matin, mon amie, tes nos 29 et 30. Tes nos 27 et 28 me manquent; ils doivent avoir été confiés à une autre occasion ou peut-être se sont-ils glissés dans une expédition qui, au lieu de prendre de Munich la route d'Italie, peut avoir pris celle de Vienne. Ce sont, au reste, ces deux numéros qui m'offriront le plus grand intérêt, parce qu'ils sont tes premiers après l'arrivée de Paul [420]. Si je te dis, au reste, que j'attache plus d'intérêt à l'une ou à l'autre de tes lettres, tu peux être certaine que ce fait ne s'explique que par des circonstances plus particulièrement liées à notre sort, car chaque ligne tracée par ta main a un égal mérite. Je crois que si tu ne faisais qu'un trait sur la feuille, je l'aimerais mieux que toute lettre qui me viendrait d'un lieu quelconque.
Les lettres que j'ai reçues me prouvent qu'il n'est plus question de l'incommodité dont N[eumann] m'avait parlé dernièrement et qui te sera rappelée par mon dernier numéro. Voilà l'un des graves inconvénients des grandes distances, une véritable misère de la vie humaine, que tout ce que l'on dit n'arrive jamais à point juste. Je serai tranquille le jour où tu seras véritablement souffrante, et plein d'inquiétude l'heure où tu seras heureuse. Mon amie, je prévois que tu seras au bal le jour de ma mort.
Paul m'écrit une lettre particulière, dans laquelle il me parle de la société de Londres, et par conséquent également de toi. Je vois bien qu'il ne se doute de rien, car ne pas savoir tout est, en certaines circonstances, ne savoir rien. Il me mande que Mme de L. est fort «en recherches pour le duc de W. [421], mais que le fait lui paraît se borner là. Qu'il en juge ainsi, vu l'empreinte prononcée d'ennui et de désœuvrement que porte le noble duc!» Tu vois, mon amie, que Paul, malgré sa distraction apparente, laisse cependant tomber des regards justes, mais nonchalants, sur les objets qui l'entourent.
Ce que tu me dis, dans l'une de tes dernières lettres, de W., est ce que je comprends le mieux au monde. Ce qu'il éprouve, je l'éprouve, et je crois qu'il doit en être ainsi de tout homme ayant la tête droite et le cœur humain.
W. a passé sa vie dans une activité grande, noble et belle. Il aime à se rendre utile, il embrasse par conséquent les affaires avec intérêt et chaleur. Il a le cœur aimant, car il ne vaudrait pas le quart de ce qu'il vaut effectivement, s'il ne l'avait pas tel. Il a eu des succès près des femmes. Mon amie, rien ne blase sur les succès de ce genre comme les succès. Je te jure que personne plus que moi ne sent combien peu ils valent, combien ils coûtent et combien peu ils rapportent. Crois-m'en sur parole: les succès dans le monde sont comme la plupart des pièces de théâtre; ils pèchent comme elles par le dénouement. L'on s'attend à beaucoup, l'on attend avec impatience que la toile se lève, l'intrigue se noue, l'exposition est faible et ordinairement commune, la pièce avance en s'affaiblissant; il part de légers applaudissements et force sifflets de la galerie; la pièce paraît longue; les acteurs récitent de mauvais vers pendant que les spectateurs s'endorment, et ils quittent la scène plus ennuyés du rôle qu'ils viennent de jouer que la galerie ne l'a été de s'être occupée d'eux. Les costumes sont remisés, les personnages se rencontrent dans les coulisses; s'ils sont polis, le premier amoureux offre le bras à la grande coquette pour l'aider à monter dans une autre voiture que la sienne, et chacun s'en va coucher—seul.
Mon amie, j'ai été de ces acteurs.
Mais quand la raison se mûrit, quand l'on se trouve placé assez loin du point de départ pour pouvoir calculer les espaces et les points de repos, alors, bonne D., sent-on l'immense différence qu'il y a entre ce qui n'offre que des apparences passagères de bonheur et ce qui constitue le bonheur lui-même. L'envie d'une liaison digne de ce nom tourne au besoin; la vie semble vide sans elle, et rien ne peut ni en remplacer le bienfait, ni le compenser.
Tu conçois par ce peu de mots ce que je pense du vide que doit éprouver W. et du mérite que je t'accorde, du sentiment profond que je nourris de mon bonheur et du chagrin que j'éprouve de tant de contrariétés qui s'opposent à mes vœux les plus chers et les plus ardents. Mon amie, je ne suis pas calme: tu ne me connais pas tout comme je suis; tu m'as vu ami mais pas encore amant. Ami, oui bien, le meilleur que tu puisses avoir, le plus sûr, le plus dévoué, l'ami éternel surtout! Si le sort me réserve des moments plus heureux, les plus doux que je puis attendre, les seuls que je veux, tu ne m'aimeras pas plus que tu ne le fais, mais certes, tu ne m'aimeras pas moins. Mon amie, puis-je avoir de la présomption?
Paul me parle d'un gros rhume qu'il a emporté de Paris et qui ne l'a pas encore quitté à Londres. Je suppose que c'est ce mal, qu'à Rome l'on appelle una constipatione, qui l'a empêché d'aller te voir. Moi, mon amie, rien ne m'empêcherait, mais Paul n'est pas moi, et tu n'es pas pour lui ce que tu es pour moi.
A propos du mot très impropre, et même peu propre que je viens de te dire, figure-toi l'état de ma pauvre fille qui, fort enrhumée, s'est vue demander par un cardinal, ces jours derniers: Signora, tu mi pare molto constipata [422]! Comme elle n'a pas encore fait un assez long séjour ici pour savoir les provincialismes, juge de son embarras à trouver une réponse à une pareille apostrofe cardinalizia.
Ce 19.
Bonne amie, je viens d'écrire à Stewart pour le féliciter de ses succès [423]. Je suis charmé que son heure ait sonné et que Mrs Taylor soit réduite au silence. Je suis charmé et fâché qu'il ne t'ait point épousée. Les graves contrariétés mènent à la folie dans les contradictions. Je t'envoie cette lettre par une occasion que me fournit G[ordon] et qui devait te porter ma dernière lettre. Le no 22 t'arrivera probablement après celui-ci et tu seras longtemps sans nouvelles: il passe par le courrier hebdomadaire et par conséquent par Munich, tandis que le présent courrier va droit, tout comme je voudrais pouvoir aller moi-même.
Le rhume de ma fille m'a gagné. A peu près toute ma suite est dans le même état. J'ai cent églises, les catacombes et les grandes cérémonies de la semaine sainte, et le tout coupé par la chaleur du jour, dans le col et sur la poitrine. Je me soignerai vingt-quatre heures et je serai refait.
Ce 20.
Je t'écris pendant que l'on donne une superbe fête à l'Empereur au Capitole. C'est la raison et toi qui m'empêchent d'y paraître, malgré tous les désespoirs de Consalvi [424]. J'ai pris des remèdes contre mon rhume, qui déjà va beaucoup mieux; la raison m'ordonne de le soigner et tu m'en prierais si tu étais ici. Je trouve que rien n'est raisonnable comme t'écrire et heureux comme t'aimer. Trouve le mot, bonne amie, pour exprimer le bonheur d'être aimé par toi.
Le régime me mène toujours au travail. J'ai passé ma journée en expéditions de courriers pour toutes les parties du monde, entre autres pour ton pays. Je veux faire un peu de mal aux amis de Lady Jersey. Je n'aime pas que l'on assassine au nom de l'amour de l'humanité; je n'aime pas les fous et les folies d'un genre quelconque et bien moins encore de celui qui tue de braves gens, assis tranquillement dans leur chambre.
Quand j'ai porté mon expédition pour Francfort [425] à l'Empereur, il m'a dit que les étudiants me joueront incessamment le même tour qu'à Kotzebue. Je l'ai assuré que, depuis longtemps, je me regardais comme un général placé en face d'une batterie et que je ne savais pas craindre. «Eh bien! allez, m'a répondu l'Empereur, l'on nous assassinera tous les deux.»
Le monde est bien malade, mon amie; rien n'est pire que le faux esprit en liberté. Il tue tout et il finit par se tuer lui-même. C'est ainsi que vont en France les Benjamin Constant [426] et les Chateaubriand [427], en Allemagne les étudiants d'Iéna et la majeure partie des gouvernements, et autre part bien des gens que je ne veux pas te nommer pour ne pas t'ennuyer de ma politique.
Je me rassieds à mon bureau, après avoir vu monter une immense girande de feu d'artifice qui vient de s'élever du Capitole. C'est un beau point de départ.
Je suis charmé de ne pas être à la fête et près de toi, le plus près que je puisse en être à près de 500 heures de distance. L'âme, mon amie, ne connaît pas les distances; je te vois devant moi comme si tu y étais. Mais je voudrais un peu de contact; te donner la main et la baiser du fond de mon cœur—je le fais en pensée—et du bout de mes lèvres! Bonne amie, hélas! je ne le puis pas.
La fête au Capitole a, dit-on, été superbe comme tout ce qui est fête à Rome, et tout comme Rome elle-même paraît une fête continuelle. L'on a eu l'idée heureuse de faire servir une immense louve, allaitant Romulus et Rémus, de plateau à l'une des tables du souper. Ce bronze date des premières ères de la république. Combien il s'est passé d'événements, combien de grands hommes ont passé sur cette même terre où la louve existe encore! Cet antique témoin d'un banquet moderne ne peut rien avoir gâté à l'aspect de la table.
Tu sais que je n'aime pas les feux d'artifice, il m'est donc bien égal qu'il ait été beau. On a l'habitude ici d'en soutenir l'éclat par force coups de canon. Je les aime mieux que le feu. Tu ignores que j'ai un grand faible pour les coups de canon, et ce goût est l'un de ceux que l'on ne devine pas dans le meilleur ami sans qu'il vous le découvre. Je n'ai jamais pu concevoir que l'on puisse être poltron, et les coups de canon m'appellent au lieu de me repousser. Pardonne-moi ce goût bizarre, mon amie, et permets-moi de m'y livrer encore.
Ce 21.
Le courrier de G[ordon] part dans une heure, mon amie, et je lui confie cette lettre. Reçois-la avec bonté, comme toutes, malgré qu'elle soit bien vide de sens.
Je partirai d'ici le 24. Je serai à Naples le lendemain. Mon éloignement ne causera nulle interruption à notre correspondance, car je ferai partir le courrier hebdomadaire un jour plus tôt que d'ici.
J'espère que je recevrai incessamment tes deux numéros qui me manquent. Je les attends avec impatience. Ils doivent me prouver si tu as envie de travailler dans un sens qui est le plus utile, le plus sûr et certes pas le moins impossible à exécuter. Bonne amie, pense à ce que serait cet avenir!
Adieu, je te baise pieds et mains, et je t'aime de tout mon cœur. Tu n'en doutes pas.