Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
J'ai reçu ce matin les premières nouvelles de Londres depuis ton retour. N[eumann] t'a vu, il n'a pas pu te remettre ce qu'il tient pour toi, et ce qui bien pis est, tu étais malade et, à ce que me mande N[eumann], pendant un moment, même assez sérieusement malade [283]. Mon amie, ne me fais pas du chagrin de cette espèce; je te pardonnerais beaucoup, mais, [envers] tout ce qui tourne contre toi, je ne me sens porté à nulle indulgence. Tu as couru jour et nuit de Paris à Londres, tu fais le jeune homme, cela ne te sied pas; tu as, certes, besoin de ménagements, ta santé ne peut être de fer; tu te fais du mal et tu m'en fais. Et à quoi bon le métier de courrier? Courir vite n'est pas toujours le moyen d'arriver vite. Cette vérité est l'une des plus vraies qu'il y ait, et tu viens d'en faire l'expérience à tes dépens et, par conséquent, aux miens. Mon amie, n'oublie jamais que tu ne t'appartiens plus, que j'ai bien des comptes à te demander et que je pousse le scrupule et même l'exigence à l'extrême, dès qu'il s'agit de toi.
N[eumann] m'écrit dans une lettre, de plus fraîche date que la première, que tu vas mieux. Ce n'est pas encore ce qu'il me faut. Je veux que tu ailles bien. Je suis sûr que tu as souffert dans ton lit, que tu as eu de l'humeur contre toi; si le fait a eu lieu, je t'en remercie et je désire que tu n'aies jamais d'autres motifs d'être fâchée que dans des légèretés sans suite, ni contre toi, ni surtout contre moi.
Rien n'est affreux comme les distances. Tu serais morte, que je ne le saurais pas assez vite pour mourir! Je te crois en vie et en santé, car je tiens à ta vie comme à la mienne et je ne puis pas m'en réjouir. Depuis que j'ai passé sous ton balcon sans me douter même que tu étais en ville, je ne crois plus à ces pressentiments qui remplissent les romans de tous les temps et de tous les âges. Il est possible aussi que ces pressentiments et influences ne soient que du ressort des romans, et je te jure que je n'ai pas le moindre sentiment d'en écrire sur notre compte. Tout me paraît tellement vrai, simple et naturel entre nous deux, que je cherche la solution de notre relation dans des régions infiniment plus élevées que le sont celles dans lesquelles planent les Souza [284] et les Radcliffe [285].
Paul est enfin arrivé ici. J'ai eu une longue et sérieuse conversation avec lui, et le voilà de nouveau à sa place. Y restera-t-il? Je ne le garantirai pas à la mère du corps diplomatique. Je lui ai lavé la tête à propos de vingt grands et petits détails. Je suis dans le secret de ses nouveaux amours et je lui ai donné des conseils qui ne devraient pas être méprisés par lui, car je fonde mes conseils sur ma propre expérience.
Il se mettra en route sous très peu de jours, et je lui confie la présente lettre, qui vous arrivera plus sûrement et plus vite que par le courrier hebdomadaire. Ne te méprends pas au mot: confier; j'envoie le paquet à N[eumann], car je trouve inutile de doubler les confidences.
Outre vingt peines que me fait ta maladie, je souffre encore de celle de ne point recevoir de tes nouvelles. Je vais être à un mois de date sans avoir lu un mot de mon amie. Nous n'avons pas vécu assez longtemps dans un même cadre de société pour que je puisse te parler de vingt petits faits qui se lient à la vie journalière; tes lettres me sont donc pour le moins aussi nécessaires que doivent te paraître les miennes, pour que je trouve de l'étoffe à la conversation. Mon amie, je ne cesserais pas de te parler de moi, si je ne devais craindre de t'ennuyer et de tomber dans la froide démonstration. Je borne aujourd'hui toute la somme de mon ambition au seul fait d'être aimé de toi et de ne point te fournir même un léger prétexte pour m'aimer moins; or, j'ai la conviction que l'on n'ennuie jamais de près en faisant de soi le sujet des conversations avec son amie, mais que la lettre est moins possible que la personne.
Ma pauvre amie, si j'étais près de toi, combien j'aurais à te dire et combien, en même temps, j'aurais le besoin de te regarder sans proférer une parole!
Ce 16.
Encore une reine de morte! [286]. En voilà quatre en moins de trois mois et trois en moins de quinze jours [287]. Je te remercie de ne pas être reine, et je te prie de ne pas mourir. Combien je t'aimerais moins, si tu étais plus que tu es! J'ignore si je t'aimerais moins si tu étais beaucoup moins, mais j'en ai une légère peur. Cette petite crainte me viendrait par la seule idée que tu pourrais aimer en moi tout ce qui n'est pas moi et ce que je déteste ou ce à quoi je n'attache point de valeur, quelque peu que je m'aime moi-même. Tu vois que je suis assez difficile à contenter, mais il faut que tu me prennes tel quel, moi qui ne veux que toi telle que tu es, et tout ce que tu es!
Nous avons reçu aujourd'hui une lettre de Marie [288], qui nous mande qu'elle en a reçu une de toi de Calais, par laquelle tu lui recommandes ton courrier. Mon gendre l'a engagé pour tout le voyage d'Italie, et il a bien fait. Il me fera plaisir et peine à voir. Tout ce qui est de notre attitude est plus ou moins dans le cas de nous faire cet effet.
Ce 17.
J'ai eu aujourd'hui ma dernière séance chez Lawrence, c'est-à-dire la dernière séance pour la tête. La bouche est changée; le sardonisme a disparu; je suis tout bon. Je crois, au reste, le portrait parfait; je voudrais pouvoir le rendre parlant: que de choses il aurait à te dire [289]!
J'ai fait commencer ma fille Clémentine. Lawrence la dessine en grand avant de la peindre et il réussira à merveille. Tu verras le dessin, car il n'aura guère le temps de faire encore ici le portrait à l'huile [290]. Le premier croquis est parfait et, ce qui parle en faveur de la petite, c'est qu'il est charmant. Tu me diras, quand tu l'auras vu, si tu le trouves tel et si tu ne serais bien contente d'avoir une petite fille comme celle-ci. Elle n'est au reste plus trop petite; elle va avoir quinze ans, cet âge que chantent les poètes, et n'offre de charmes qu'à mes yeux.
L'on prétend communément qu'à mesure que l'on s'éloigne de la jeunesse, on cherche à placer ses affections sur des individus qui en approchent. Je n'éprouve pas encore ce sentiment, et le fait me prouve que je ne suis pas trop vieux encore. Ce n'est pas une flatterie que je te dis, en t'assurant que ton âge est l'un des attraits que tu exerces sur moi. Il y a entre les deux sexes une différence réelle et qui est toute en faveur du mien, celle de se trouver à peu près au même niveau à dix années de distance. Les hommes, à la vérité, ne font que gagner ces dix années à la fin de leur carrière, tandis que vous autres les tenez à votre disposition au commencement de la vôtre. Ceci n'empêche pas cependant que la différence n'existe, et je crois que la base de toute relation heureuse doit se trouver dans la hauteur à peu près égale de la pensée; or c'est tout juste elle qui n'existe pas entre deux individus des deux sexes à âge égal. Mon amie, je te remercie d'être née tout juste comme tu as eu l'esprit de le faire.
Tu seras quelques jours de plus que tu ne le voudrais sans lettres de moi. Mais je veux absolument remettre celle-ci à Paul: il ira tout droit, et ce que je gagne en sûreté me paraît plus que ce que tu perdras en promptitude.
Les bals ici vont leur train: ce train n'est pas le mien; je n'ai vu danser encore que deux fois, et il n'y a que Lady Ponsonby qui m'a demandé pourquoi je ne dansais pas. Je lui ai dit que je [me] trouverais ridicule; elle m'a assuré que j'avais tort, vu que Lord Castlereagh danse [291]. La raison ne m'a pas paru assez bonne pour me faire remuer les pieds.
Ma vie, mon amie, ne [se] règle sur nulle autre, même sous le point de vue de la valse. Entre autres et à propos de valse, sais-tu que c'est par une caricature que l'on a faite de toi et du gros Kozlovski que j'ai fait ta connaissance, il y a de cela sept ou huit ans [292]? Il est dommage que tu n'aies pas fait la mienne par ma visite à la princesse de Galles [293]. Qui m'eût dit alors que tu serais l'être qui fixerait un jour ma vie?
J'ai passé hier à peu près toute la journée hors d'ici. J'ai acheté l'été dernier une maison à Baden [294]; je ne l'ai vue qu'un quart d'heure avant de monter en voiture pour aller à Carlsbad. Je viens d'y faire plusieurs dispositions pour y loger ma famille l'été prochain, cet été que je passerai, dans ma vie vagabonde, à peu près en entier loin d'ici. Je tiens beaucoup à ce que tout ce qui tient à moi soit le mieux possible; je n'aurais eu ni cesse ni repos, si je n'avais point vu l'établissement de Baden avant de quitter les rives du Danube. L'établissement, au reste, est joli, et je ne regrette pas d'avoir sacrifié à peu près une journée à le voir.
Ce petit voyage m'a fait penser à un voyage bien plus long que je désirerais faire, et qui est si difficile à engrener par ma seule volonté!
Mon amie, pourquoi tout me ramène-t-il à toi, toi qui es si loin, si hors de ma portée! Quel charme j'éprouverai le jour où je serai à même de te dire tout ce que j'aurai souffert, tout ce que j'aurais voulu et désiré, sans pouvoir y atteindre! La distance est une chose affreuse; elle paralyse le corps et hébète l'âme.
Ta dernière lettre est du 23 décembre. Il va y avoir un mois que je n'ai pas un signe de vie de ta part, et certes sans qu'il y ait ni de ta faute ni de la mienne. Je suppose que N[eumann] va m'expédier bientôt un courrier. Il l'eût déjà fait sans doute, si, pour m'accabler, Lord C[astlereagh] n'eût pris la goutte [295]. Le Parlement va la remplacer et la pauvre politique étrangère est toujours bien secondaire en Angleterre, quand il s'agit d'un intérêt de John Bull. J'espère que N[eumann] n'oubliera pas de se servir des courriers anglais à Paris. La France est si près de l'Angleterre qu'elle seule n'est point perdue de vue.
Cette France est bien malade, et je n'ai pas besoin de calculer beaucoup pour y entrevoir de graves chances de compromissions [296]. Personne n'est ni plus indépendant ni plus courageux que moi dans ses calculs sur l'avenir; ne faut-il pas que toi, tu entres encore dans mes combinaisons sur l'état intérieur de la France! Je suis sûr que, sans toi, je verrais ce qui est; avec toi, je crains ce qui peut-être n'est pas. Voilà un ministre bien arrangé! C'est que je suis pour le moins autant homme que ministre, et bien plus l'ami de mon amie que toute autre chose au monde. Combien je serais fort, si j'étais heureux, et combien je suis faible, quand je manque de tout ce qui constitue la vie du cœur! Ma bonne amie, écris-moi bientôt; non que j'en aie besoin pour savoir que tu m'aimes, mais parce que j'ai celui de me l'entendre dire. Ne prends pas ma demande pour un reproche: tu n'en mérites aucun, mais je te dirai toujours tout ce que j'éprouve.
Nous sommes ici dans le noir, sans pouvoir en sortir; il va y avoir tout à l'heure une année que j'y suis; la première fois que je me verrai le mollet affublé d'un bas blanc, je croirai porter la jambe de mon voisin. Ce ne sont pas seulement les reines, mais tout le public qui a la rage de mourir. Je suis entouré ici de moribonds: un cardinal de mes cousins [297] et un cousin, général de son métier [298], se mettent de la partie; le premier est mort avant-hier et le second se rangera, je l'espère beaucoup encore, du nombre des mortels. Le général est le beau-frère de Paul et par conséquent le mari de sa sœur, que je t'ai dit beaucoup aimer, c'est-à-dire que je l'aime comme l'on fait quand l'on n'aime pas. Elle est une personne bonne, douce et spirituelle, un peu moins paresseuse que son frère, mais ayant toutes ses qualités et même celles qu'il n'a pas. La pauvre personne ne quitte pas le lit de son mari, près duquel je passe une heure tous les deux ou trois jours: son mal est si ancien et si compliqué que le bon Dieu seul est dans le secret de son existence future. Paul, pour se consoler des peines de la journée, passe ses nuits avec sa belle, qui jadis était l'une de mes folies [299]. J'en ai peu fait dans ma vie, mais j'avoue celle-ci, parce qu'elle était prononcée. Je suis par conséquent entouré d'objets lugubres, j'ai l'âme attristée et la tête remplie de bonne diplomatie. Je ne te parle pas de mon cœur. Tu sais où il est et ce qu'il renferme. Et puis il y a des sots qui courent la rue et qui m'envient mon existence! Ce qui prouve plus que tout combien ces sots sont sots, c'est qu'ils ignorent le seul côté heureux qu'il y ait aujourd'hui dans mon existence, le seul qui me fait vivre et me tue à la fois. Ma bonne amie, combien tu dois comprendre ce que je viens de te dire, et combien de fois le jour tu dois te faire le même aveu sur ton propre compte!
La vie de l'homme se compose d'éléments si extraordinaires et si rarement en rapport entre eux, que l'on a beau chercher le bonheur; il me paraît toutefois qu'il ne me resterait rien à désirer si j'étais près de toi. Si tu étais jalouse, je te battrais et nous ferions la paix. Je te battrais, parce que tu aurais tort et que je déteste les torts, en somme et en détail; peut-être ma confiance passerait-elle dans ton cœur et, au lieu de nous quereller, prendrions-nous le parti si simple et si doux de nous aimer beaucoup, toujours et sans plus.
Ce 20.
J'espère que N[eumann] aura eu l'esprit de te donner la musique de dame que je lui ai envoyée dernièrement. Je n'ai pas voulu lui écrire de te la donner, mais je suppose que son bon sens doit l'avoir mené droit au but. S'il ne l'a pas fait, j'en aurais un peu mauvaise opinion, et, dans ce cas, demande-la-lui sans détour. J'ai ramassé tout ce que j'ai pu me procurer de valses que j'entends à tous nos bals et, faute de pouvoir m'entendre rabâcher, je veux que tu entendes au moins ce que j'entends pendant des heures entières. La musique vaut aussi des paroles et, si tu trouves du charme à en jouer de la mauvaise, dis-toi que je ne suis pas plus heureux d'entendre ce que tu joueras mieux que je ne l'entends ici, que tu ne le seras en l'entendant toi-même.
Mon amie, n'oublie pas de m'envoyer la mesure de ton bras, c'est-à-dire de la partie du bras où tu portes un bracelet. Je le ferai faire bien solide et de manière à ce que tu ne risqueras pas de le casser. Ce sera ton affaire que de ne pas le perdre. Parmi beaucoup de choses que l'on fait mal ici, il en est quelques-unes que l'on fait bien, et tout ce qui est bijouterie est du nombre des bonnes choses.
C'est encore l'un de mes malheurs que de ne pouvoir rien te donner. Il y a peu de choses que j'entende mieux que le mot de Lord Albemarle [300], qui un jour dit à une amie avec laquelle il se promena pendant une belle nuit d'été et qui eut l'air de beaucoup fixer une étoile: «Mon amie, ne la regarde pas tant, je ne puis pas te la donner!»
Je voudrais, quand j'aime, que mon amie eût tout de moi, et rien que de moi. Si j'avais donné dans la mauvaise compagnie, je me serais certes ruiné, car j'y eusse trouvé des amies qui m'eussent demandé quelques indemnités pour les étoiles. Toi, tu es le contraire et tu me forces à étouffer de chagrin de ne rien pouvoir te donner du tout. Je crois même, s'il m'en souvient, que c'est l'un des messieurs de notre société qui a payé le goûter à Henry-Chapelle [301].
Ce 21.
Le courrier de Paris, arrivé ce matin, m'a remis tes nos 7 et 8, du 3 janvier jusqu'au 8 inclusivement. Tu vois, mon amie, que je suis exact à t'indiquer les dates, pour ne point te laisser le moindre doute sur le reçu de tes lettres. Il ne m'en manque aucune depuis que tu m'écris.
J'ai vu avec bien du chagrin que tu as été plus malade même que je n'avais cru. Je t'ai grondée, ne sachant pas jusqu'à quel point tu avais été compromise; je te gronde doublement aujourd'hui de ce que tu ne soignes pas ta santé plus que tu ne le fais. Tu es maigre et tu te dis forte; je le crois, mais ne brave pas ta maigreur. Sois sûre, mon amie, que le plus petit mal peut tourner au mal conséquent et souvent irréparable, quand l'on est comme tu es. Or j'aime que tu sois ce que tu es; ne fais rien pour changer.
Ta lettre m'a, d'un autre côté, fait le plus grand plaisir. Tu sais que je les lis et les relis, et cette certitude qui te satisfait va tout à l'heure te gêner. Tu me dis dans ta lettre: «Mon ami, tu as beaucoup trop d'esprit dans le cœur, cela m'incommode; je sens, je vois bien que tu ne veux pas en mettre dans tes lettres; il t'échappe sans ta participation, tu ne saurais faire autrement; et moi je suis presque honteuse de ne te montrer qu'un cœur tout bête, tout franc, sans autre assaisonnement. Je te prie de ne jamais te rappeler tes lettres lorsque tu lis les miennes».
Bon Dieu! mon amie, il n'y a pas un cœur plus cœur que le mien—et il n'est que cela. Mon esprit est tout dans ma tête, et ne t'abuse pas sur l'étendue de mon fonds. Mon esprit est tout en lignes droites et en grosses masses; je perce quand je vais en avant et j'écrase quand je tombe. Mon cœur est tout de même. J'aime ou je n'aime pas; tout moyen terme est placé hors de ma nature. L'esprit, le sentiment, le talent, sont des facultés toutes séparées entre elles, et il n'existe pas un mortel qui les réunisse toutes à un même degré. Ces facultés même sont tellement indépendantes l'une de l'autre, que l'on peut exceller dans l'une d'entre elles et manquer à peu près en entier de l'autre; cette thèse cependant, qui est d'une vérité constante, n'est appliquée qu'avec trois facultés considérées en masse, elle est fausse dès qu'il s'agit d'une application spéciale, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de l'emploi de l'une ou de l'autre faculté dans une circonstance donnée. L'amour renferme son esprit et son talent; le talent renferme et l'amour de la chose sur laquelle il porte et l'esprit dans l'exécution. Il n'y a malheureusement que l'esprit seul qui peut rester froid et se passer de sentiment et de talent. Le ciel m'a épargné le malheur d'avoir de l'esprit de ce genre, et ce sont tout juste les êtres dans ce monde qui en manquent à peu près dans tout qui sont les premiers à taxer les hommes de ma trempe de n'avoir que de l'esprit et de manquer de cœur.
Ne va pas, mon amie, te creuser la tête pour répondre à mes lettres, ni chercher jamais de l'esprit autre que celui lié au bonheur d'avoir un cœur. Je veux absolument que tu ne te trompes en rien sur mon compte; ne crois pas que je te dis ici un mot de plus ni un de moins que ne me dicte le cœur et, comme tu dis très bien, l'esprit que j'ai dans le cœur. Si je consultais ma tête en t'écrivant, il est vingt choses que je ne te dirais pas et cent que je dirais autrement que je ne le fais. Tu vois, aux volumes que je t'écris, que je laisse couler ma plume comme ma pensée et, aux graves omissions et incorrections que tu dois trouver dans mes lettres, que je ne les relis jamais. J'ignore même si tout le monde est comme moi; je ne puis pas relire une de mes lettres, sauf à la changer, et il ne m'arrive certes pas de la changer en mieux. Ne t'avise pas de croire que je traite ainsi mes dépêches; celles-ci gagnent toujours à la révision, ce qui prouve que l'esprit a besoin d'un degré de calme qui tue le cœur.
Il doit enfin t'être bien prouvé que je t'ai pas trompé le jour où, la première fois, je t'ai parlé de moi. C'était chez Lady Castlereagh. Je me connais beaucoup et je m'en sais gré. Je me juge avec tant de sévérité que je ne me permets jamais de juger ainsi les autres. Mon amie, l'on ne me connaît, au reste, que comme tu dois me connaître maintenant, ou l'on ne me connaît pas du tout.
Après tant d'aveux, il me reste à t'assurer que c'est tout juste l'esprit de ton cœur qui fait mon bonheur et ton charme. Tes lettres si simples et si bonnes, le manque total d'apprêt que j'y trouve, tes assurances et tes vœux si fortement exprimés dans ma langue, me prouvent que tu me connais et, je le dis avec une grande jouissance, que tu m'aimes. Rien n'est extraordinaire comme notre liaison; je crois que toute mère pourrait permettre à sa fille la lecture de notre roman; peu d'entre celles-ci voudraient se contenter de notre bonheur, et peu, par conséquent, seraient séduites par notre exemple. Je réponds des hommes pour ce fait; je n'en connais pas qui se serait placé ainsi que je le suis. Homme moi-même, crois-tu que je puisse en être satisfait? Mais cet homme qui est ton ami, peut-il désirer plus, si le tout n'est pas toi?
Je viens de recopier ce que tu trouveras sur cette feuille. La feuille no 7 du 22 janvier t'arrivera par Paul, que la malheureuse position de son beau-frère retient ici. Je ne puis et ne veux la confier à une autre occasion, et ne veux pas manquer le départ du courrier hebdomadaire pour t'envoyer le no 13 moins la feuille 7.
Le prince de Metternich avait en effet recopié sur une feuille à part, parvenue postérieurement à la comtesse de Lieven, le passage ci-dessous, daté du 22, auquel il ajouta quelques mots le 28 janvier:
Ce 22.
Je vais entrer aujourd'hui avec toi, mon amie, dans un court développement, bien secret et bien confidentiel, sur le plus grand intérêt de ma vie, celui de t'avoir ici.
Ton Empereur a plusieurs classes d'individus qu'il emploie en les casant d'après le genre de service qu'il en attend et d'après un calcul qui porte sur le terrain sur lequel il les place.
C'est ainsi que jamais il n'enverra un faiseur (véritable peste diplomatique) en qualité d'ambassadeur ou de ministre ni à Londres, ni ici.
Sur une autre feuille:
Ce 28.
Des nouvelles de très bonne source ne me laissent quasi point de doute que Pozzo [302] ne travaille sous mains, pour se ménager le poste de Vienne. Le terrain de Paris, qu'il a tant contribué à gâter, lui paraît intenable pour lui à la longue. Nous ne le recevrons pas, si même l'on devait vouloir l'envoyer, fait dont je doute fort [303].
Ici reprend la lettre no 13.
Ce 23.
Mon amie, ma lettre redevient un volume. Je conçois qu'avec ton train de vie et ta gêne, tu pourrais finir à ne pas trouver ni le temps ni les moyens de me lire. As-tu songé à acheter un portefeuille à Paris, avec une serrure à combinaisons? Ne te fie pas aux clefs; les meilleures sont celles qui ouvrent, et elles s'égarent tout comme celles qui n'ouvrent pas. Si tu l'as oublié (et je parie que tel est le cas), fais écrire par N[eumann] à Paris qu'on t'envoie un portefeuille avec une serrure à combinaison plate de Huret [304].
A propos de Paris, on y dit que: le Roi est casé, serré, ciré et désolé [305]. Que Dieu te garde de jamais te trouver en pareille position.
Mon amie, je te permets et je t'ordonne même de ne pas penser à ce qui me plaît, quand il s'agit de faire ce qui t'est utile. Or, tu mettras dorénavant les vésicatoires que voudra t'appliquer ton médecin, partout où il les jugera nécessaires et même passablement utiles. Tu ne demanderas pas combien de temps restent les marques. J'aimerai à la folie celles auxquelles tu devras une seule heure de santé.
L'un de mes ancêtres, bon et brave chevalier, était promis à une jeune et riche héritière. Les noces étaient arrêtées; elles durent être retardées, vu une guerre qui survint entre l'Allemagne et la France. Mon pauvre aïeul y perdit une jambe et la moitié de l'autre. Il écrivit sur-le-champ à sa fiancée qu'il lui rendait toute liberté. Ma bonne bis- ou trisaïeule lui répondit: «Comme je n'aime pas vos jambes, mais bien vous, je vous épouserais, eussiez-vous encore un bras de moins.» Le sang de la bonne femme coule dans mes veines, et je bénis le ciel que l'amputation du brave grand-papa n'ait pas dépassé les jambes, car tout l'amour de la fiancée n'eût pas suffi pour le bien de sa postérité. Il est clair que je ne t'aimerais pas aujourd'hui, ce à quoi j'aime cependant beaucoup à être condamné.
Le beau-frère de Paul est très mal [306]. Il souffre l'impossible: après une maladie affreuse—la goutte s'était portée sur le cœur—il vient de s'en découvrir une autre. Il a des pierres dans le fiel. Il est depuis huit jours entre la vie et la mort. Sa mère avait le même mal, tout juste à l'âge du fils. Elle est restée dans cet état de désolation pendant six mois, et elle a eu le temps de l'oublier pendant plus de vingt-quatre années de santé. J'ai peur que tel ne soit pas le sort du fils. Je souffre de l'un des aspects les plus pénibles; je passe bien des heures à côté de son lit, et je ne sais comment faire partir Paul, qui a d'autres motifs pour ne pas être fâché de rester. Je profiterai du premier moment de mieux pour le mettre en route.
La vie, mon amie, est une chose à la fois si tenace et si délicate que l'on ne sait si elle tient à un câble ou à un cheveu.
Ce 26.
Le courrier part, et je ne puis me résoudre à attendre le départ de Paul, qui peut se retarder encore de huit jours. Son beau-frère est un peu mieux aujourd'hui, mais j'ai peur que ce mieux ne soit qu'un faible répit.
Mon amie, le courrier de Paris est arrivé aujourd'hui. Il ne m'a rien porté de toi. Je suppose que N[eumann] va m'en expédier un. La première chose que je cherche toujours dans les immenses paquets qui m'arrivent, ce sont tes petites lettres, que je reconnais au format. Mon amie, les grandes affaires et les gros paquets ne pèsent guère dans la balance du bonheur.
Mon départ pour l'Italie est fixé au 23, à moins d'incidents que je ne puis prévoir. N[eumann] recevra à temps des instructions pour notre correspondance. Je n'oublierai certes pas le premier intérêt de ma vie.
Tu liras probablement incessamment dans les feuilles mon nom accroché à de nouveaux titres et à d'autres fonctions.
Il n'y a pas un mot de vrai au bruit qui est né dans quelque coin de rue, et qui, à ce titre, ne saurait manquer de faire le tour de l'Europe. L'on veut me faire plus que je ne suis, et je voudrais être moins, rien du tout. Je puis empêcher le premier, et n'ai malheureusement encore jamais trouvé le moyen d'effectuer le dernier.
Mon amie, que je serai heureux le jour où je te reverrai! Adieu, il faut que je finisse, car je ne puis retarder le départ d'un homme dont les chevaux sont mis depuis plusieurs heures. Adieu, ma bonne et chère D.