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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 17

V[ienne], ce 18 février 1819.

Paul a emporté mon no 16. J'espère que le présent ne précédera pas le no 16, quoique avec Paul l'on ne soit sûr de rien dès qu'il s'agit de promptitude.

Ma bonne Dorothée, je possède tes nos 12, 13 et 14. Je les ai reçus à la fois ce matin par le courrier hebdomadaire.

Je ne te gronde pas du contenu du premier. Tu m'aimes—et je m'en fâcherais? Tu es un peu prompte à me taxer de te dire une bêtise et je te le pardonne; mais ce que je ne te pardonne pas, c'est de te tourmenter pour rien. Que t'ai-je dit? Ce que je répéterai cent fois, à force de le sentir toujours. Je ne suis pas amoureux de toi, mais je t'aime!

Préférerais-tu le contraire? Voudrais-tu que je ne fusse pris que d'un feu follet? Que tout ce qui est vérité et évidence en moi sur ton compte ne fût qu'illusion et confiance? Préférerais-tu que j'aimasse en toi la jolie femme plus que tout toi, qui, heureusement pour toi et pour moi, renferme à la fois la plus belle âme dans une jolie enveloppe? Chaque sot, mon amie, peut être amoureux, mais il faut plus, bien plus, beaucoup plus pour savoir aimer. Or, console-toi, bonne amie, si tu aimes à l'entendre: je t'assurerai tant que tu voudras que je suis amoureux de toi et que, si je ne me contente pas de ce mot, ce n'est qu'à force de t'aimer. Comment le moins ne se trouverait-il pas dans le plus? C'est pour la première fois que j'ai été grondé par un être qui m'aime de l'aimer trop.

Je te pardonne et je t'aime; je t'excuse parce que j'ai la conviction que je ne suis pas toujours bien clair dans ce que je dis. Je me suis arrangé une langue à ma façon; je ne sens pas comme le commun des hommes; je ne puis donc guère emprunter de leur dictionnaire amoureux. Tu apprendras, à force de l'entendre, ma langue; elle sera la tienne, car tout ce qui m'appartient est à toi et que tu auras tous les jours plus la conviction que je suis ta propriété. Uses-en comme tu le voudras; tu ne risques pas de la perdre, aussi longtemps que tu la regarderas comme tienne.

Maintenant que je ne te gronde pas, gronde-toi toi-même. Dis-toi que tout doute sur mon compte est une injure pour ton ami. Dis-toi que ce n'est pas dans ses paroles que tu aurais le droit de lui trouver des torts, et que ceux-ci ne peuvent se rapporter jamais qu'à des faits; qu'en admettre la chance même, c'est le peiner, et que tout ce qui tourne en tourment pour toi devient de la peine pour lui. Mon amie, ne te tourmente pas! Si tu le faisais, il y aurait dissemblance entre nous. Je n'en connais plus d'autre chance. Je t'aime comme tu m'aimes; je suis amoureux de toi comme tu l'es de moi; ta vie est la mienne tout comme la mienne t'appartient. Le présent et l'avenir sont un bien commun à nous; le passé n'est plus rien et notre âge date de trois mois.

Bonne amie, nous avons grandi bien vite, et jamais enfants n'ont fait des progrès plus étonnants que nous.

Parmi tous les reproches que je puis me faire, ne crains pas celui que je te dise trop combien je t'aime! Je trouve la langue si pauvre, dès qu'il s'agit d'exprimer l'amour, que je n'ai jamais peur de pécher par trop d'énergie dans l'expression. Et ma confiance en toi n'est-elle pas entière? Ne te semble-t-il pas impossible que je puisse nourrir un doute sur la force de ton caractère? T'aimerais-je comme je le fais, si je n'avais eu le bonheur de rencontrer en toi tout ce qu'il me faut! Oui, mon amie, tu es ce que je veux, tout ce que j'ai jamais voulu et ce que je n'avais pas rencontré avant que je te connusse. C'est bien moi qui ai le sentiment de quiétude qui accompagne toujours le voyageur sur la bonne route; je ne tends qu'à un seul but: ce but, c'est toi. Je ne fais qu'un calcul: il a rapport à toi. Si je trouvais le mot, je t'en dirais plus encore; si tu pouvais lire dans mon cœur même, tu ne me demanderais plus jamais rien au delà de ce que tu aurais trouvé. Crois-m'en sur ma parole: l'homme qui aime aime beaucoup; ce qui dans la femme même n'est qu'irritation, est force dans l'homme.

Ton Shakespeare a senti ce qu'il disait, en mettant dans la bouche de Juliette les beaux vers que tu me cites; il n'était pourtant qu'un homme et il n'avait que le cœur d'un homme. C'est dans son propre fonds qu'il avait puisé, en les écrivant, ces vers qui t'ont fait pleurer, et pleurer à cause de moi! Mon amie, gronde-toi beaucoup.

Ce 19.

Le no 12 est passé et je commence aujourd'hui par ton no 13. Merci du peu d'élégance que tu as mis à manifester ton sentiment, qui est bien placé parce qu'il a rapport à ta conservation. Oui, bonne amie, que le trottoir soit bien sec quand tu l'essaies; ne mouille pas de jolis petits pieds qui m'appartiennent, change de bas pour moi, regarde-toi comme tout ce que j'ai de plus précieux et sois avare de mon bien! Dis-toi toujours en tout et pour tout que l'on n'a le droit d'user que de sa propriété et que le droit de mésuser n'existe pas du tout. Crois-tu que je tienne à mon bien? Que je voudrais en lâcher le moindre petit bout? A propos de bien, envoie-moi une mèche de tes cheveux.

Je t'ai parlé dernièrement de N[eumann] à propos de ta colère de ce qu'il n'était pas amoureux de moi. Aujourd'hui, tu parais un peu revenue sur son compte. Le pauvre Neumann doit avoir de notre amour par-dessus la tête! Mais il est excellent et l'un des hommes les plus sûrs que je connaisse. Il est au reste tout à fait mon élève; il a débuté dans la carrière près de moi à Paris et j'ai fait tout pour lui, car il mérite d'être bien traité. Mon amie, as-tu jamais remarqué combien son pied est grand? Je ne te cite pas ce fait comme un mérite, mais comme une curiosité.

N[eumann] court, à ce qu'il paraît, la chance des confidents de bonne mine. On va certes te le donner; je ne te dis pas de ne pas le prendre—car ce serait de trop—je ne te conseille même pas de le laisser, car je suis sûr du fait, mais je ne pourrais jamais empêcher que l'Angleterre ne vous suppose en relations intimes, si vous vous mettez sur le pied d'une correspondance télégraphique.

Mande-moi quelques détails sur St[ewart]. Que fait-il? Que lui fait-on? Que te dit-il? En un mot, parle-moi de lui. Comme il ne vient plus en Italie, ce dont je suis fâché, j'emmènerai Gordon. Je n'aurai que six ministres étrangers avec moi! Pourquoi M. le c[omte] de L[ieven] n'est-il pas du nombre?

Tu as très bien fait de remettre nos archives à N[eumann]. De toutes les précautions, c'est la moins inutile, si toutefois il en existe une qui ne le soit pas! Le portefeuille que tu auras reçu par Paul est un bon remède, pour autant qu'il n'existe point de voleurs ni de canifs. J'ai toujours vu que l'on trouve, quand l'on cherche avec esprit, et rien n'en donne comme la jalousie. Tu vas croire que j'aime la jalousie. Je ne te ferai pas le plaisir de te dire oui.

Je ne te passe pas ton sentiment pour le Grand D. C. [338]. Il a de l'esprit, il peut même avoir du cœur, mais la dose se fond dans une mer de défauts, des défauts as boundless as the sea [339] et pour le moins aussi deep [340]. Il est des hommes qui, s'ils n'étaient pas ce qu'ils sont, ne seraient pas comme ils sont, et qui de même s'ils n'étaient pas ce qu'ils sont, seraient si fortement confondus dans la foule que le monde ignorerait leur existence, sans qu'il en résulterait la moindre perte. Si tu savais comment je juge les habitants des régions hautes, tu me croirais tout à fait Jacobin! J'ai tant vu de faits, de choses et d'hommes; j'ai été en contact avec une si grande foule d'habitants de ces régions, que je sais ce qui en est. Je n'ai, au reste, pas eu besoin de cette expérience pour arriver à ce résultat. Jette un regard sur la société et comptes-y les hommes! Que de centaines ne faut-il pas pour en découvrir un, et combien de ces élus seraient perdus, s'ils étaient placés sur un autel, entourés du poison de l'erreur, de l'ignorance, de la bassesse et de la flatterie! J'ignore si je vaux beaucoup, j'ai même peur quelquefois de ne pas valoir trop et toujours de ne pas valoir assez. Eh bien! j'ai la conviction que si, dès mon enfance, l'on m'avait assuré que je suis admirable, je serais devenu pitoyable. Le mépris seul eût pu me sauver! Bonne amie, ne gâte pas le G[rand] D[uc]. Il y en a déjà tant qui s'en chargent! Après tout, je conçois que tu lui rendes toute la justice qu'il mérite, et tu vois que je sais qu'il y a du bon en lui.

Ce 21.

La peine que t'a faite la première lettre dans laquelle je t'ai parlé de la D[uchesse] de S[agan] me prouve que tu auras été effrayée de m'en entendre parler une seconde fois dans ma dernière lettre. Or, il est de fait qu'en t'écrivant par Paul, j'avais oublié que je te l'avais déjà nommée; ce malheur m'arrivera souvent dans notre longue correspondance. Je t'écris toujours du premier jet, sans ordre, sans calcul, sans effort. Je puise toujours dans le même fonds: ce fonds, c'est mon cœur. Ma tête n'est pour rien dans mes lettres. Aussi ne peuvent-elles avoir de valeur que pour toi. Je prends ce qui me tombe sous la main, je le couche sur le papier. Si je me répète, pardonne-le-moi.

Comment as-tu pu t'effrayer de ce que je t'ai dit sur le compte de Mme de S[agan]? Comment n'es-tu pas arrivée à ne pas confondre le remède avec le mal? Si tu as lu ma dernière lettre dans les mêmes dispositions que la première, tu auras été femme à prendre pour de l'amour ce qui n'est en moi que pitié et mépris, ce qui surtout tient trop du dernier pour pouvoir même tourner en haine! Quelle chose singulière que le cœur humain, mon amie! Comme il peut obscurcir le raisonnement, ou plutôt comme il peut le faire taire! Mais, parce que tu es comme tu es, je te dirai que Mme de S[agan] n'est pas un être vivant pour moi et qu'il (sic) ne peut même plus devenir un être de raison, vu l'excès de sa déraison. Tu vois que, sans toi, même, elle m'est et ne sera jamais pour moi qu'un objet de dégoût, malheur duquel l'on ne se sauve pas avec moi. Et toi, mon amie, pour qui te comptes-tu? Comment peux-tu croire que toi dans mon cœur puisse ne pas le remplir assez pour ne pas en exclure toute autre que toi? Bonne amie, tu me connais encore bien peu! Je me fais quelquefois illusion sur le contraire et tu me rappelles à l'ordre.

Je t'ai écrit dernièrement que, quand je rêve, je suis pendant vingt-quatre heures dans une disposition particulière et qui jamais n'est gaie. Eh bien, j'ai rêvé la nuit dernière que j'étais à Londres; je suis allé à Drury Lane et, peu après mon arrivée dans la salle, je t'ai vue arriver dans une loge vis-à-vis de la mienne. Tu m'as reconnu sur-le-champ. Ton mari était avec toi. Tu m'as fait signe de ne pas venir chez toi. J'étais avec N[eumann]. Je te l'ai envoyé, et il est venu me dire que Londres n'était autre qu'Aix-la-Chapelle et que tu n'entrevoyais pas la possibilité de me voir. J'ai alors quitté ma loge pour une autre à côté de la tienne. Tu avais à ta place un petit rideau que nous avons fait passer alternativement sur nos deux têtes pour nous parler sans être vus. Tu m'as répété ce que tu m'avais fait dire par N[eumann]. J'étais au désespoir. Le spectacle fini, j'ai été chez Lady Castlereagh; j'ai vu Milord, Verrine et Fury [341]; je ne t'ai pas vue. Lord C[astlereagh] m'a demandé si je ferais quelque séjour. Je lui ai dit que non, que je repartirais dans la nuit même. Il m'a demandé pourquoi j'étais venu. Je me suis réveillé en sursaut au lieu de lui répondre.

Bonne amie, cette nuit et ce rêve même n'ont point été plus décisifs que ceux à l'Hôtel de Bellevue [342]! Mon amie, il y a entre toi et moi de terribles séparations que mes rêves mêmes ne semblent pas pouvoir franchir! Je vois bien que, pour les abattre, il faut que toute ma tête s'en mêle, et je te réponds qu'elle ne restera pas en défaut dans le premier intérêt de ma vie!

Ce 21.

J'ai retardé mon départ d'ici de trois jours. Je ne partirai que le 27. Je veux attendre ici le courrier de Paris qui arrive le jeudi, et pouvoir répondre le vendredi. Je trouverai toujours l'Empereur à Bologne, et bien assez tôt, tout juste parce que, de Bologne à Londres, [il y a] plus de 150 lieues de plus que de Vienne! Ma fille y viendra à la même époque que moi. Elle est le bon côté de mon voyage et le seul que je lui connaisse. Tu as appris par le dernier courrier que tu auras toujours à tes ordres les mêmes moyens de correspondance avec moi qu'à présent.

Les affaires vont mal en France [343]; elles n'iront pas en mieux. La France est l'un des pays que je connais le plus: il n'est pas un des hommes employés ou qui pourraient l'être que je ne connaisse à fond. Le gouvernement (qui ne mérite guère ce nom) a commis faute sur faute. L'aventurier [344] a creusé un abîme sous les pas de ceux qu'il voulait servir de la meilleure foi du monde. C'est lui en grande partie qui a mené les choses là où elles sont: je le lui ai dit avant, pendant et depuis son intrigante existence. Avant, il a voulu faire ce qu'il n'a pas fait; pendant, il a fait ce qu'il ne devait pas faire; aujourd'hui, il ne sait que faire. Les paroles lui restent; elles ne lui manqueront jamais, mais les paroles n'ont jamais sauvé!

Mon amie, une seule heure de bonne causerie, à la suite de quelques heures de bonheur! Comme tu me comprendrais et combien tu trouverais que je puis avoir raison dans de très graves questions!

Tu me demandes dans ta dernière lettre si je connais Lord Lansdowne? [345] Certes, je le connais depuis longtemps et beaucoup. C'est positivement un homme d'esprit, et de cet esprit d'opposition qui seul a du fond, c'est-à-dire qui seul a assez de valeur pour pouvoir servir de base à des actions. C'est tout juste dans la distinction que je fais ici de l'esprit que se trouve la preuve que, toi, tu n'as pas cet esprit que l'on nomme vulgairement de l'opposition et qui s'use en paroles, en vaines critiques, quelquefois spirituelles et plus souvent oiseuses. Si tu étais homme, tu eusses été appelée à de hautes destinées. Avec ta tête et ton cœur, l'on va à tout, parce que l'on ne se borne pas à ergoter sur les faits d'autrui, mais que tout porte sur le besoin d'agir soi-même et de faire bien, advienne que pourra! Ton pays, mon amie, a perdu beaucoup à ce que tu ne sois pas un homme; moi, d'un autre côté, je gagne tant à ce que tu ne l'es pas que, pour la première fois de ma vie peut-être, je suis heureux du malheur de tout un empire.

Je connais également Lady Grenville [346]. C'est l'une des personnes que j'ai vues le plus à Londres, lors du dernier mais court séjour que j'y ai fait [347]. Elle a été à Paris en 1815, où je l'ai revue dans la foule. Je sais qu'elle est aimable et je suis même tenté de l'aimer beaucoup, depuis que je sais qu'elle est ton amie. Si je viens à Londres, tu me défendras d'abord de la voir, injuste personne que tu es!

Lord Lauderdale [348] est de mes connaissances depuis 1794, la première fois que j'étais à Londres. Depuis je l'ai vu terriblement embarrassé de sa personne, lors de sa négociation à Paris du temps du ministère de Fox. Après avoir passé sa vie à dire du bien de la Révolution française, la malheureuse opposition s'est trouvée dans le cas de traiter avec son aimable résultat. J'étais ambassadeur à Paris. Lord Lauderdale m'était adressé pour le soutenir dans sa négociation. Mon amie, j'ignore si le soutenant ne valait rien, mais je sais que je n'ai jamais rien vu ni de plus faible, ni de plus frêle en tout et pour tout, que le soutenu. Le seul mérite qu'il a eu, c'est celui de ne pas avoir rampé, malheur assez commun à tout ce qui est faible.

Pourquoi ne peux-tu me parler quasi de personne que je ne connaisse? Tu m'effraies sur mon âge et sur le temps d'une vie trop courte que j'ai usée dans les affaires. Au bout de cette vie, il me restera le souvenir d'une foule de déboires, de tourments et de peines et quelques rayons de bonheur! Crois-tu que ton image au milieu de tant de tourments me fasse du bien? Crois-tu, sens-tu, mon amie, ce que doivent être pour moi les moments où je puis aller te chercher dans le fond de mon cœur, me placer en ta présence et m'occuper de la vie en m'occupant de toi? Tu m'as demandé comment je trouve le temps de t'écrire d'aussi longues lettres? Je viens de t'en confier le secret. J'écris très vite; il me faut peu de minutes pour coucher sur le papier ce qui se passe en moi; la feuille commencée est à côté de moi: je saisis les intervalles entre d'ennuyeuses affaires ou des discussions sérieuses; j'ai recours à toi; j'y puise de la force et du bonheur. Conçois-tu ce que serait pour moi ta présence? L'heure du jour, à la suite de tant d'heures de travail, de tracas, d'ennuis, passée près de toi, causant avec toi, le bonheur de te parler raison et d'être compris, de bêtises et de te voir rire, de la plaisanterie et te la voir partagée? Mon amie, tu ne sais pas combien tu me manques et, si tu le savais, tu ne comprendrais pas encore combien tu contribuerais à mon bonheur! Rien n'est simple comme mes goûts et, par conséquent, rien n'est facile comme de les satisfaire.

De l'humeur? je n'en connais pas. De la peine? je puis en avoir, mais un mot de mon amie fait sur moi l'effet d'un rayon de soleil sur le brouillard. Ma vie se compose de peu de besoins, mais aucun n'est fait pour tourmenter ceux qui m'approchent. Demande si je suis bon mari et bon père! L'on m'a souvent jugé mal, on n'a jamais poussé la critique jusque sur ces terrains. Si tu veux savoir si un homme pourrait être bon ami, va t'informer de ce qu'il est comme fils et père. La tromperie ne porte jamais sur les rapports les plus naturels: ces rapports sont des besoins; dès qu'ils se troublent, sois sûre qu'il y a dérangement moral, et, dès qu'il existe, il porte sur tous ceux du cœur. Et comment ne serais-je heureux, pendant le peu de moments que je passe à t'écrire? Je suis sûr que tu me comprends et que peu de mots te suffisent pour que tu entendes même tout ce que je ne te dis pas, tandis que je passe le reste de ma vie occupé à dire ce que les uns ne veulent pas comprendre ou n'aiment pas entendre, ce que d'autres interprètent dans un sens qui n'est ni dans ma pensée, ni même conforme à mes paroles, ce qu'enfin d'autres comprennent et sont au désespoir de m'avoir vu concevoir avant eux ou contre eux! Crois-m'en sur parole, mon amie: ces tout derniers sont certes de mauvaises gens ou des hommes pitoyables—et il en est cent pour un méchant!

Ces dernières thèses me rappellent un mot de ton Empereur et une réponse que je lui ai faite, lors de notre intime intimité en 1813. Il avait pris l'habitude de passer avec moi tête-à-tête toutes ses soirées. Nous prenions le thé (il ne m'empêchait pas alors de dormir: ce sont les événements glorieux de 1814 et 1815 qui m'ont rendu depuis ce service). J'allais chez lui ordinairement à 8 heures, et nous causions jusqu'à 11 heures ou minuit. Après l'un de nos longs entretiens, dans lequel nous avions coulé à fond des questions pareilles à celles que je viens de traiter, l'Empereur, tout à coup, me dit: «Bon Dieu, que n'êtes-vous mon ministre! Nous ferions la conquête du monde à nous deux!—Tout juste pas, Sire!» lui dis-je.

L'Empereur ne se fâcha pas de ma réponse bien peu courtisane, et je lui ai su bon gré du fait. Si son fond n'était pas bon, il n'eût pas pris le thé avec moi le lendemain. Combien crois-tu qu'il y ait de Russes qui lui eussent répondu comme moi? Eh bien! ce sont les hommes qui ne répondent pas comme moi qui perdent les souverains et le monde. Crois-tu que mes principes d'opposition valent ceux de Lady Jersey et de son ami Hobhouse?

Ce 22.

J'ai passé hier la plus grande partie de ma journée dans la plus singulière occupation. J'ai un cousin ambassadeur à Rome [349] qui est malade depuis près d'une année. Son mal est l'abus qu'il a fait d'une trop robuste santé. Depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à celui de quarante et quelques, il ne s'est point passé de jours où il n'ait eu trois, quatre, cinq, et même six femmes. C'est te dire qu'il n'a guère été heureux dans sa vie! Or maintenant le contraire de ce qui a fait sa vie est chez lui devenu de strict devoir, car toute chose a ses justes bornes. Il en est tellement au désespoir qu'il est tombé dans une véritable hypocondrie. Raisonnable autant qu'on peut l'être, avec beaucoup d'esprit et force connaissances, il n'est plus bon à rien—pas à lui-même. Il a été appelé ici pour lui faire faire une course dans le but de le distraire. L'essai avait réussi complètement. Il a passé quinze jours avec nous, gai comme toujours et surtout heureux de me retrouver, car il m'adore. J'ai voulu le faire partir pour son poste, où il doit se trouver pour y recevoir l'Empereur. Crois-tu qu'il y ait un moyen d'y parvenir? Il est retombé dans son accès de mélancolie noire. J'ai passé ma journée avec lui, je lui ai parlé raison: il s'est tu. Je me suis fâché: il s'est tu. Je l'eusse battu qu'il se serait tu. Il ne me reste plus que le parti à prendre de l'emmener avec moi, pour le renvoyer de Rome après notre séjour.

Mon amie, voilà un genre de maladie que les femmes ne risquent pas. Il leur en reste bien assez en partage pour que nous n'ayons pas le droit de nous plaindre. Mais aussi, mon amie, comment aime-t-on autant le sexe et si peu la femme? Je ne serai jamais dans le cas du cousin et je suis charmé que le mal ne puisse s'hériter. Bonne amie, combien tu me louerais si tu savais comme je me conduis, et ne va pas croire que je n'aie du mérite, et beaucoup, à le faire.

Ce 23.

Je suis tout enchifrené depuis plusieurs jours, et je prévois qu'il m'en faudra rester un au lit avant de partir. Tout Vienne est malade. La société tousse comme un troupeau de brebis malades et je tousse plus fort que la société. Ce sont vos diables de brouillards que vous n'avez pas et qui font de Vienne un second Londres, sans que nos poumons y soient faits comme ceux des deux Chambres du Parlement. Tous mes enfants sont au lit. J'y serais bien volontiers, si tu pouvais être assise à mon chevet. Ma bonne amie, si... et si..., mais que de si sans autres succès que de profonds soupirs!

Ce 25.

Je me suis bien mitonné hier, ma bonne amie, et je vais mieux aujourd'hui, de manière à ce que je crois pouvoir me flatter que je sauverai le lit. J'ai toutefois retardé mon départ jusqu'à lundi 1er mars et peut-être ne me mettrai-je en route que le 2 ou le 3. Comme l'Empereur est à Florence et qu'il n'y a guère besoin de moi et certes pas autant que j'ai besoin de me bien porter à la veille d'un long et grand voyage, je suis sans scrupule mes propres calculs.

Le courrier de Paris vient d'interrompre ma lettre. Il me porte tes lettres nos 15 et 16. Le no 17 m'avait été remis hier par Heiliger.

Je commence par ce qui, après ton amour, m'intéresse le plus. C'est ta grossesse [350]. Mon amie, tu as bien mis à profit mes leçons. Je t'ai dit que je voulais que tu fusses bien dans ton ménage. J'ignore si c'est mon conseil qui t'a rendue grosse ou si tu n'en as pas eu besoin pour le devenir. Dans tous les cas, tu l'es et que veux-tu que j'en dise? Certes pas ce que tu crains, que le fait pourrait m'empêcher d'aller te voir dans le premier moment possible. Non, mon amie, tu ne me connais pas assez, si tu as pu donner cours un seul instant à cette pensée. Je ne t'aime ni plus ni moins simple ou double. Les grossesses dans le mariage doublent ses liens, mais ne doublent pas la jouissance. Les enfants font le bonheur. Mon amie, comment voudrais-tu que je puisse t'en vouloir d'être plus heureuse? Tu veux une fille, je le comprends, car, sans ambition même, peut-on en désirer une. Dis-moi que tu es heureuse de l'idée d'être peut-être en train d'en avoir une. Le jour où elle sera venue, dis-moi que tu es heureuse de l'avoir. Et je serai heureux de ton bonheur. Tu vois que je puis, en amour comme en toute chose, m'attacher au fait sans en aimer la source. Quant à celle-ci, je te réponds que je ne l'aime pas. Si je te disais moins sur ce chapitre, tu ne me comprendrais pas; si j'en disais plus, je finirais par avoir tort à mes yeux et par conséquent aux tiens. Aussi ne t'en dis-je pas davantage.

Je te pardonne ton injuste peur relativement au pauvre Maurice [351], en faveur de ta propre réprimande. Quand, mon amie, seras-tu arrivée au point de ne pas t'imaginer que je puisse aimer plus d'un être au monde? Crois-tu qu'une personne telle que Léopoldine [352] puisse être à utiliser sans amour? J'ignore même si, avec de l'amour, elle cesserait d'être ce qu'elle est. Et moi qui suis l'être au monde le plus chaud et le plus calme, comment pourrais-tu t'imaginer que tout ce que j'ai de cœur et de sentiment puisse porter sur des foyers divers, et que mon calme ne me ferait pas sentir le ridicule de soupirer sans raison? Je n'ai jamais soupiré, je n'ai jamais fait la cour sans un but déterminé et ce but, je ne l'ai jamais trouvé que dans mon cœur. Je n'ai jamais poursuivi deux buts à la fois, car jamais je n'ai rencontré à la fois deux vœux dans mon cœur. Tout ce que je te permets de dire sur mon compte, c'est que le fait est rare. Eh bien! oui, il l'est et j'en conviens. Mais es-tu fâchée d'avoir rencontré l'homme qui n'a d'autre mérite que d'être ce qu'il est, parce que la nature a eu la charité de ne pas le faire autre?

Je désire même fortement que, dans ce monde, tu n'en rencontres pas un second de mon espèce. Il existe certes, et il en existe peut-être même plus qu'on ne croit. Je ne veux pas que tu en rencontres, car je crois que l'être qui serait comme moi te serait plus dangereux qu'un autre.

Tu vois que je ne suis ni sans amour-propre ni sans calculs dès qu'il s'agit de mon bonheur, abstraction faite même du tien. Pourquoi effectivement un autre ne satisferait-il pas ton cœur comme moi, s'il parlait, comme moi, ta langue, s'il était doué de la même identité d'idées, de volonté et de force de raison? Comment cet être ne te rendrait-il même pas plus heureuse que je ne puis te rendre, si les chaînes de fer qui nous tiennent à une aussi cruelle distance étaient remplacées par toutes les facilités du contact et par tous les charmes de l'amour bourgeois? Ma bonne D., ne va pas le chercher, cet être; contente-toi de celui que tu as trouvé; contente-t'en avec toutes les gênes, les regrets et les espérances. Tu sais ce que tu tiens: une sainte prophétesse seule pourrait être garantie de la méprise, et je ne connais pas de sainte qui ait été chercher l'amour ici-bas ou qui n'ait abandonné tous les liens terrestres avant de s'élancer dans les régions hautes!

Mes lettres, mon amie, sont de telles rapsodies, je suis tantôt si haut et si bas, je traite à la fois tant de sujets divers, je parle sur une même page si bien et si mal, que je serais honteux de les écrire à tout autre être qu'à toi. Mais tu me veux tel que je suis; tu aimes mes qualités et mes faiblesses; je ne me gêne plus; je dis tout ce que je pense, quand je le pense et tout comme je le pense. C'est à toi, mon amie, à débrouiller le chaos de mes paroles. Il ne s'étend ni sur ma tête ni sur mon cœur.

Mon médecin s'est enfin déclaré [353]. Il veut absolument que j'aille prendre une seconde fois Carlsbad. J'ai disputé contre ses raisons; il les a combattues par la très simple demande si je voulais me porter bien ou mal? Je ne suis pas encore décidé, je me sens tellement mieux du premier séjour que j'ai fait à ces eaux que j'emporte encore une espèce de conviction que ce mieux doit me mener de lui-même au bien. Je reste donc l'homme des circonstances et je ne prends aucun engagement pour l'été. Ce sont tes affaires qui me guideront. Tu tiens mon cœur, le médecin veut s'emparer de mon foie, les affaires ont tout droit sur ma tête.

Or, comme rien ne peut se faire avec succès sans l'intervention de la dernière, je ne veux pas décider entre le cœur et le foie, à moins d'être forcé à subordonner l'un à l'autre. Entre deux, certes, le cœur devrait l'emporter, et je puis me fier assez sur ma raison. Sans elle, t'aurais-je découvert?

Mon amie, je vais me mettre à répondre à tes lettres par le prochain numéro. Il partira dans tous les cas par le premier courrier hebdomadaire. Dussé-je même partir avant le jour ordinaire de son départ, je laisserai ici mon journal—car c'est bien un journal que les lettres que je t'écris—coupé au jour de mon départ. Tu sais que les courriers réguliers me suivront partout où je serai.

Adieu, mon amie. Ménage-toi beaucoup dans ton nouvel état. Ta grossesse peut te faire du bien, mais soigne-la. J'aime ta petite fille d'avance, mais jamais autant que sa mère.

Le courrier va partir. Aime-moi, et bats-toi, si jamais ta mauvaise tête te fait douter de mon cœur. Si toutefois tu te bats et même si tu ne le fais pas, dis-le-moi toujours.

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