Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
J'ai relu hier toutes les lettres que j'ai reçues depuis mon arrivée à Mantoue, c'est-à-dire tes numéros 19, 20 et 22. Le no 21 doit m'arriver à toute heure par Gordon. Je suis sûr qu'il ne peut tarder de me joindre. Son envie de nous suivre était si grande que la diligence qu'il fera sera la même.
Mon Dieu! bonne amie, si tu pouvais être près de moi! Tu serais bien heureuse et contente. De la manière dont je te connais et de celle même dont je ne te connais pas, mais qui ne saurait échapper à mes pressentiments, je crois que peu de choses te manqueraient. D'abord, moi et je suis beaucoup pour toi;—et puis tant d'objets aussi véritablement dignes de culte et d'admiration que je m'en sens peu digne, un pays qui remplit l'âme de tant de nobles souvenirs, un pays qui depuis tant de siècles avance toujours dans sa prospérité, habité par un bon peuple et qui sent avec vivacité le sort heureux que la nature lui a assigné! Des monuments magnifiques qui se trouvent à chaque pas; un ciel pur et serein; de la musique comme tu en fais et comme tu l'aimes! Mon amie, tu serais heureuse près de moi à Florence, et je ne le suis pas loin de toi! L'ambassadeur de France [373], Golovkine, Krusemarck [374] sont ici ou vont y arriver. Ceux de mes enfants qui y sont ne me quittent pas de toute la journée; je les conduis partout; je connais Florence par cœur; l'on nous invite partout ensemble. Si tu étais ici, tu ne me quitterais pas davantage, et il y aurait même de la décence dans le fait. Ma pauvre amie, pourquoi faut-il que tu ne sois pas Mme de Golovkine? Cette idée se présente à mon cœur sans aucune jalousie; je suis sûr que ton amour pour moi n'y perdrait rien, et la somme de mon bonheur en serait tant accrue! Tu ne verrais pas, à la vérité, tes amis et tes amies de Londres, mais ne trouverais-tu pas sous la main le meilleur de tous ceux que tu as, que jamais tu as eus et certes que jamais tu puisses avoir.
Je me suis trompé effectivement sur l'individu duquel tu m'avais parlé dans l'une des lettres de plusieurs semaines de date [375]. J'ai cru qu'il s'agissait de ton séjour à Berlin. J'ai beaucoup connu D. dans cette même ville en 1805 [376]. J'ai eu de fortes affaires à traiter conjointement avec lui. Le tableau que tu m'en fais est très vrai. L'amour passé ne t'aveugle plus. Tu as cet avantage de commun avec beaucoup d'humains. D. avait beaucoup de moyens; il eût fait, s'il l'avait voulu, une grande et belle carrière; il avait de grands défauts, l'un des plus grands entre autres pour tout homme: la présomption. C'est ce défaut qui a contribué puissamment à des événements bien funestes. C'est D. qui, en grande partie, a été cause des malheurs d'Austerlitz. Ce défaut est du reste assez commun au delà du 55e degré de latitude nord. S'il t'a aimée, je l'en estime davantage; tu l'as aimé, je conçois sa présomption!
Ce 19.
Nous avons passé hier l'une de ces soirées qui devraient ne pas être réservées à Florence à des voyageurs qui viennent y chercher du bon et même plus que du bon. Je ne sais si tu connais le talent musical de Lord Burghersh [377]. Le malheureux prétend avoir composé une cantate; il nous a fallu l'avaler hier. L'œuvre n'est pas mauvaise, mais elle n'est pas bonne, et je n'aime pas ce genre de terrain.
Le matin j'ai conduit ma fille à la Galerie. Je crois que la matinée m'a fait paraître la soirée plus mauvaise. Quelle somme immense de chefs-d'œuvre de tous les genres—peinture, sculpture, arts de toute espèce!—Mon amie, l'on a beau voir tout ce que renferment les cabinets hors de l'Italie, l'une des belles collections de la presqu'île efface tout! Le local est au reste si beau en lui-même, tout a si fort l'air d'être fait pour la place, que l'on finit par se regarder comme un habitué du lieu. Toi à mes côtés, tout serait bien. Je te réponds que si tu n'aimes pas les tableaux, je finirais par te les faire aimer, et je me vanterais de cette éducation.
Lord B[urghersh] a une belle collection de plâtres. Il les avait exhibés dans sa soirée. Il n'y a rien à redire à ce fait; mais il ne s'est pas borné à montrer ce que l'on peut voir; il a fait voir ce que l'on n'avoue pas avoir vu. Il avait placé dans un dernier cabinet de son appartement la statue de Persée de Canova [378], figure héroïque sous tous les rapports. Le mouvement de recul que ce pauvre Persée a fait faire à toutes les demoiselles et aux dames qui n'ont pas oublié qu'elles le furent a été tout à fait comique.
Le duc de Richelieu [379], fameux roué de son temps, avait fait un pari avec une vingtaine de femmes qu'il savait se rendre invisible. Le pari fut accepté. Le duc se retira (comme le Persée) dans un arrière-cabinet et il fit entrer une dame après l'autre. Il s'était placé au milieu de ce cabinet, d'une manière ultra visible. Toutes jurèrent ne pas l'avoir vu et payèrent le pari. Eh bien, le Persée eût gagné tous les paris de la soirée. De toutes les dames, il n'y en a qu'une qui m'a assuré l'avoir trouvé superbe! En avouant Persée, elle ne pouvait pas choisir un mot plus correct.
Il y a ici une foule d'Anglais et, dans cette foule, pas un individu qui puisse t'être nommé. Comme rien n'est curieux comme vos insulaires, je les vois toujours fort occupés de moi; ils veulent me coucher sur leurs tablettes et je les en dispenserais volontiers. Je les entends vingt fois s'étonner prodigieusement que je ne sois pas un homme de soixante-dix ans. Il y a, entre autres, une vieille dame toute couverte de rides et de fleurs qui a voulu m'assurer hier que mon père devait avoir été moi, car, me dit-elle, je me souviens d'avoir lu votre nom dans les gazettes il y a plus de vingt ans. Je l'ai assurée que je suis venu au monde ministre. Mon amie, l'un de mes vœux les plus ardents, c'est de ne pas le quitter de même.
J'ai fait à Floret les compliments dont tu m'as chargé pour lui. Il a fait une mine à la fois discrète et douce en apprenant ton bon souvenir. La douceur est une de ses vertus et la discrétion sa nature. Je parie que Floret ne s'avoue pas à midi ce qu'il a pensé à 11 heures. Quel confident!
J'ai enfin des nouvelles de Paul, de Paris. Il voulait le quitter peu de jours après m'avoir écrit. L'aura-t-il fait? Je l'ignore.
Ce 21.
Gordon est arrivé et je suis en possession de ton no 21. Sais-tu l'impression qu'il m'a fait? Je crains que tu ne m'aimes plus que je ne le mérite. Je m'explique. S'il s'agit de mon cœur, de sa droiture, de son abandon à tout sentiment qu'il juge digne de le fixer, de ses facultés aimantes sur une ligne de force et de raison de laquelle sont capables peu d'hommes, tu ne saurais te tromper. Crois, aime, livre-toi tant que tu voudras à mon cœur, tu ne risques rien. Ce cœur sait comprendre tout ce qu'on lui demande, et sait même accorder plus, bien plus!... Mais tu me crois des perfections que je n'ai pas; tu me cherches à une hauteur que je ne puis atteindre; mon esprit, mon amie, est celui du sens commun; je sais épuiser ce domaine et je ne m'élève guère au delà. Tu trouves mes paroles justes, mes expressions fortes, ma raison complète. Il n'y a dans ces faits que ce qui résulte toujours du genre de mon esprit. Le ciel m'a donné des yeux excellents, des oreilles justes et fines, un tact simple et correct. Je vois ce qui est, j'entends ce qui se dit, je sens ce qui existe.
Mon âme est placée au-dessus du préjugé—je ne crois en nourrir aucun. J'ai une qualité qui n'est pas toujours celle des hommes sans passions: j'ignore le sentiment de la peur et par conséquent ses effets. Le danger provoque en moi l'action; je ne suis jamais plus fort que dans les moments où il faut employer de la force. J'ai été dans le plus fort des mêlées sur le champ de bataille; j'eusse rougi de ne pas m'y trouver et j'ai vu tomber mes amis à mes côtés sans être effrayé du danger; j'ai senti qu'en me trouvant là, je faisais une sottise, mais elle m'a paru d'un genre qui élève l'âme et je ne crains pas de m'élever! Place-moi dans le domaine de mes affaires, tu m'y verras comme sur le champ de bataille. J'ai tué bien des adversaires et j'en ai mis plus encore dans une véritable déroute. La raison, cette raison toute pure et toute simple, est une puissance immense! Je reste maître de mes armes au fort de la mêlée, parce que je suis calme; mes adversaires se dispersent tandis que je reste immobile; ils courent les champs et je ne bouge pas; ils sont hors d'haleine et je n'ai pas encore soufflé. J'ai la conviction d'en avoir plus désespérés dans le cours de ma vie publique que sérieusement fâchés. Mon amie, tu aimes aujourd'hui une espèce de borne: elle est placée tout exprès là où elle se trouve pour arrêter ceux qui courent trop fort et à contre-sens; les coureurs la heurtent, ils la maudissent, ils jurent contre ce qu'ils appellent un obstacle: la borne a l'air de ne pas se douter des coups qu'elle reçoit; elle ne bouge pas, car elle est lourde. Voilà la fin du mot, le tableau le plus exact de mon être: il n'y a dans ce tableau ni erreur ni couleurs renforcées; il y en a aussi peu que du mérite dans mon être; il n'y a point de mérite dans mon fait, parce que rien n'est volontaire en moi: le bon Dieu m'a fait tel que je suis et je le resterai aussi longtemps qu'il lui plaira de me laisser ici-bas! J'ai été à quinze ans ce que je suis à quarante-cinq. Le serais-je dans vingt ans d'ici? Oui, mon amie, si je vis, ce qui n'est pas bien prouvé, car mon âme use mon corps! Peu d'hommes, au reste, m'ont compris et peu me comprennent encore. Mon nom s'est amalgamé avec tant d'événements immenses qu'il passera à la postérité sous leur égide. Je te réponds que l'écrivain dans cent ans me jugera tout autrement que tous ceux qui ont affaire avec moi aujourd'hui. Je crois même qu'il me jugera sous une infinité de rapports différemment de ce que tu fais. Ne t'élève pas trop, mon amie, cherche terre à terre et tu me trouveras avant le temps même où d'autres pourront me trouver. Tu me vois bien déboutonné vis-à-vis de toi, tu as eu le bon esprit de ne pas être dupe de ma mine si autre que je ne le suis, moi, tout moi. Tu n'as pas confondu en moi la forme avec le fond. Tu ne croiras plus aux jugements des salons sur mon compte; tu ne me croiras plus léger, inconstant, insoucieux, retors, ultra-finasseur, sans cœur et sans mouvement dans l'âme.
Mon amie, tu vois que je connais la pensée de bien du monde sur mon compte.
Ce 22.
Nous avons eu avant-hier une grande fête que la ville a donnée à Leurs Majestés [380]. La beauté du local en a fait les frais, car le reste ne valait rien. L'on s'est réuni au Palazzo Vecchio, habité par les Médicis avant qu'ils n'eussent fait l'acquisition du palais Pitti. Tous les lieux sont remarquables dans ce palais. Les colonnades des Uffici, les portiques de la Tribune étaient illuminés; l'on a tiré un feu d'artifice qui eût mérité un tout autre nom, car il n'y avait qu'absence de feu et d'artifice. Le peuple toscan tient beaucoup des Allemands. Trente mille individus se réunissent, s'arrêtent et se retirent d'une place sans bruit ni querelle. Ce qui m'a charmé, c'est la présence des beaux monuments de Michel-Ange, de Benvenuto Cellini, de Bandinelli sur cette même place. Les fusées qui les éclairèrent sont montées, elles ont brillé et elles ont disparu comme ces grands hommes mêmes et comme les générations qui sont descendues depuis eux dans la tombe. Un feu d'artifice m'attriste toujours: la nuit succède si vite à la plus brillante lumière! Les fusées sont l'image d'une belle vie. Les époques et leur durée plus ou moins longue dans la vie la plus belle ne comptent pas dans leur rapport avec l'éternité. Mon amie, pourquoi se donne-t-on tant de peine dans ce monde?
J'ai maintenant autour de moi tous les ministres qui m'ont suivi ici de Vienne. Je leur donne rendez-vous tous les jours à 2 heures chez ma fille, et nous allons ensemble voir quelque objet de curiosité. Je les ai conduits aujourd'hui à la fabrique des Pietre dure, établissement unique dans son genre [381]. Le grand-duc actuel l'a fortement soutenu, et il ne laisse rien à désirer ni sous le point de vue de la perfection ni sous celui de l'activité. Il y a quatre ans que le grand-duc m'a fait cadeau de deux plaques de consoles, que j'ai à Vienne et que les Français avaient placées avec plusieurs autres objets au Musée à Paris. Ces deux plaques ont coûté 50.000 francs de fabrication. Or, figure-toi la chapelle de saint Laurent—tombeau des grands-ducs—chapelle qui mériterait bien plutôt le nom de basilique vu ses dimensions, dont tout l'intérieur, du parquet jusques y compris le plafond, et tous les ornements sont faits ou en train d'être achevés en pietra dura telle que mes tables! Eh bien! l'ensemble en est peu agréable à force d'être riche; l'âme y est oppressée sous la magnificence, et une simple église dans un style correct vaut mieux. Il en est ainsi de bien des choses dans ce bas monde.
Je passe ordinairement mes soirées ou chez Mme d'Apponyi [382], femme de notre ministre, charmante, pleine de grâce et de talents (elle passe pour chanter mieux que personne en Italie), ou chez Mme Dillon, femme du ministre de France [383], ou chez Lady Burghersh [384]. La dernière a de l'esprit et je la connais beaucoup, car elle a fait la campagne de 1813 et 1814 avec nous.
Le roi de Prusse avait été amoureux de Mlle Dillon [385]; il a, je crois, même eu envie un moment de l'épouser, envie fort partagée par les parents de la jeune personne. Elle est assez jolie, mais pas assez pour faire faire à un roi une grave sottise. L'on fait toujours et partout de la musique et partout elle est bonne.
Les filles de Mme Hitroff [386] sont les plus jolies petites personnes de Florence. Je les trouve un peu moins bien qu'elles ne le sont effectivement, à force que la mère veut prouver qu'elles le sont plus que le Créateur ne l'a voulu.
Il y a ce soir un petit spectacle de société chez Mme Apponyi, composé à peu près exclusivement de la famille Hitroff. Un défaut assez commun aux Russes, c'est de vouloir toujours primer, et le malheur veut que l'engagement n'est pas toujours facile à remplir; aussi ne l'est-il pas souvent. Mme Hitroff est au reste sûre d'être applaudie et c'est ce qu'il lui faut.
Enfin, mon amie, connais-je mes deux passions anglaises!
L'une, que tu ne connais pas, est une très douce et bonne personne. C'est Wellington qui, en 1814, m'a fait faire la connaissance de lady K. Il y passait sa vie et j'y ai été beaucoup. J'en ai été amoureux aussi peu que de ma mère. Elle est gentille, elle est de l'opposition, et notre temps s'est écoulé en discussions politiques. Elle a trop bon goût pour aller au delà de Sir Francis Burdett [387], tandis que Hunt [388] n'atteint pas à la hauteur de Lord Kinnaird [389].
L'autre, Lady A., est une petite caillette dans la force du terme. Je l'ai également vue souvent chez Wellington. Elle m'a toujours déplu au point que j'ai été impoli pour elle. J'ai connu anciennement son mari et sa première femme, qui était nièce de Lord Cholmondeley [390].
Aie l'âme en repos sur ces deux passions. Je ne comprends même pas ce qui peut avoir prêté au dire de la seconde, car, quant à la première, l'on m'a vu parler; quant à la seconde, l'on n'a pas même vu cela, et mon silence n'est pas assez interprétatif pour pouvoir prêter à une aussi ridicule prétention.
Ce 23.
Je t'enverrai la présente lettre, mon amie, par un courrier que Lord Burghersh expédiera en Angleterre. N'oublie pas de me mander si tu as reçu le bracelet et si tu le trouves joli. Je voudrais que chaque petite plaque pût désigner une année de bonheur pour nous. La première, hélas! est encore à venir!
Ce que tu me dis, dans ton no 21, sur les chaînes de fer qui nous retiennent loin l'un de l'autre, n'est malheureusement que trop vrai. Aussi, ai-je toujours craint, plus que la mort, les entraves affreuses que mon attitude met au libre exercice de ma vie. Il n'est, après le sort du souverain, pas de place dans l'État qui soit plus sujette que la mienne à tous les inconvénients de cette grandeur qui tue l'existence de l'homme. Je n'ai pas un moment véritablement à moi, car le monde ne s'arrête pas dans sa marche pour me faire plaisir. Je ne puis point charger un autre à temps de ma besogne, car cette besogne est tout intellectuelle; elle n'est que du domaine de la pensée; je ne puis charger personne de penser pour moi, d'écrire à ma place, de suivre un point de vue qui est mien, de dire demain le mot que j'ai préparé aujourd'hui. Tous les départements qui suivent une règle fixe, qui sont plus liés à la matière que ne l'est le mien, sont infiniment plus libres d'action. Mon amie, conçois-tu combien ce que j'ai détesté il y a un an et de tout temps, doit me paraître odieux aujourd'hui?
Adieu, mon amie. Lord B[urghersh] me fait demander mon paquet et je ne veux pas retenir le courrier. Aime-moi et pense à moi, ce qui équivaut dans mon attitude vis-à-vis de toi.
Il est possible que le présent numéro t'arrive avant le précédent, duquel j'ai chargé le courrier hebdomadaire, qui fait un détour considérable en passant par Munich.
Voici mon plan ultérieur de voyage. Je pars d'ici le 26 pour Livourne. Je coucherai le 27 à Pise, le 28 à Sienne, le 29 à Radicofani, le 30 à Viterbe et le 31 à Rome. L'Empereur quitte Florence le 29 et il sera à Rome le 2 avril. Je fais le détour de Livourne pour faire voir ce lieu et Pise avec ses antiquités magnifiques à Marie.
Adieu. Je dînerai le 27 à bord du vaisseau de l'amiral Fremantle [391] qui m'attend à cet effet dans la rade de Livourne. Je boirai à ta santé sur terre d'Albion.
Voilà encore un message de B[urghersh]. Rien n'est pressé comme un homme qui n'a rien à mander. Adieu, bonne et chère Dorothée.