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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 22

Rome, 5 avril 1819.

Mon amie, j'éprouve chaque matin en me réveillant deux sentiments bien différents. Je me dis que mon amie est loin de moi! et j'éprouve une sensation agréable en sachant que je suis à Rome. La vie se compose ainsi de peines et de plaisirs ou, pour le moins, de ce qui n'est pas peine! Les circonstances qui permettent de se livrer à la véritable satisfaction sont si rares—elles le sont du moins pour moi—que je ne me permets guère d'élever mes désirs jusque vers elles. Que me manquerait-il par exemple si, au lieu de deux mille Anglaises qui foulent le pavé de la ville sainte, toi, mon amie, y étais? Si tous les matins je te voyais arriver chez moi, déjeuner avec moi et puis entreprendre des courses de quatre ou cinq heures, toutes dignes d'un être tel que toi! C'est pourtant ce qui arrive journellement à tant d'êtres insignifiants qui s'attachent ici à mes pas, qui font groupe autour de moi et qui ne m'empêchent pas de m'isoler et de me regarder comme seul au monde!

Mon amie, combien tu serais digne d'un lieu comme celui-ci! Combien il élève l'âme en détruisant les espaces, en présentant une masse de souvenirs immenses, en prouvant combien il peut exister et de grandeurs et de vicissitudes humaines!

Tout ici est gigantesque, tout sort des proportions communes, tout ramène la pensée à ce qui n'est plus et tout l'élève vers ce qui devrait être!

J'ai passé ma matinée d'hier au milieu des ruines gigantesques du palais des Césars. Le mont Palatin, la Rome première, peuplée et bâtie par Romulus, occupait cette colline qui, sept cent ans plus tard, fut à peine apte à contenir le palais des Empereurs. Ce palais est changé aujourd'hui en trois grandes vignes, entrecoupées de rues, parsemées de maisons, d'églises, de couvents. Les uns sont bâtis sur les fondements du palais; d'autres ont mis à profit des murs qui ne sont que couverts; des pans de murs, des voûtes, des débris dont chaque morceau est grand comme pourrait l'être un palais lui-même, existent encore debout.

Une végétation magnifique les recouvre. Les lierres, les aloès, des plantes qui chez nous acquièrent une hauteur de 5 à 6 pouces et qui ici s'élèvent à autant et plus de pieds, rendent ces masses énormes pittoresques au possible. L'une des vignes a été achetée récemment par un Anglais; il y habite une villa dans laquelle Raphaël passait ordinairement ses étés et dont lui et ses élèves ont orné le péristyle de fresques [406]. Dans ce qui pourrait devenir un très beau jardin, se trouvent trois pièces très bien conservées de l'appartement d'Auguste. Ces appartements, qui, anciennement, se trouvaient au rez-de-chaussée, sont sous terre aujourd'hui, tant les éboulements ont haussé le terrain. Ils conduisaient à une terrasse de laquelle on dominait le grand cirque [407] où se passèrent les courses et qui se trouve au pied de la colline. Le cirque se voit encore aujourd'hui malgré les éboulements du terrain. Mon amie, je voudrais te placer un moment sur cette terrasse, te faire voir tant de belles choses et te demander si tu m'aimes!

Que dire d'une ville où il existe des fabriques comme l'a été ce palais des Césars et comme l'est encore le Vatican, le Colisée dans lequel quatre-vingt mille spectateurs pouvaient être assis très au large, des bains tels que les thermes de Caracalla, où trois mille personnes pouvaient se baigner à la fois, chacune dans un lieu clos et séparé, dans une baignoire grande comme un vaste bassin, et le tout en marbre le plus magnifique! Ma pauvre amie, nous sommes bien petits aujourd'hui. Je crains bien que la liberté de la presse ne recompose pas la société telle qu'elle l'a été, et que Hunt [408] ne soit, en le comparant à Catilina, le type des dimensions morales actuelles comparées à celles que le temps a détruites!

Ce 7 avril.

J'ai passé toute ma journée d'hier en courses. Ma journée est très réglée. Je me lève à 7 heures et demie. Je déjeune avec ma fille et plusieurs personnes qui viennent se joindre à nous pour aller voir les objets curieux. Nous sortons à 8 heures et demie. Nous ne rentrons guère avant 2 heures. Je me mets alors à travailler jusqu'à 5 où je dîne. A 7, je vais travailler avec l'Empereur; à 10 heures, je reçois du monde ou je vais moi-même dans quelque maison où l'on reçoit. Je me couche entre minuit et une heure.

J'ai vu hier la basilique de Saint-Paul, bâtie à 3 milles de la ville par Constantin le Grand [409]. Cet édifice immense ne renferme de beau qu'une forêt de magnifiques colonnes de marbre tirées du tombeau d'Adrien, aujourd'hui le château Saint-Ange. L'architecture de la basilique est difforme, les tableaux en mosaïque sont du goût le plus dépravé; la différence entre cette fabrique et d'autres bien postérieures est extrême, et il m'est entré un rayon dans l'âme qui suffit pour m'expliquer ce que je n'ai jamais entendu dire, ce que je n'ai jamais pu concevoir et ce que j'ai toujours senti digne de recherches, savoir: l'explication du phénomène de la dégradation complète des arts dans le moyen âge.

Je crois en avoir trouvé la raison directe, et je ne comprends pas pourquoi personne n'a fait cette remarque dans les mêmes termes que moi. Si le fait a eu lieu et que je l'ignore, j'en demande pardon à mon confrère mort ou vivant.

On cherche les raisons de cette décadence tantôt dans celle de l'Empire, dans la stérilité du temps, surtout dans l'invasion des Barbares. Ces raisons y ont sans doute contribué, mais elles ne sont pas suffisantes pour expliquer ce qui existe et ce que prouve la basilique de Constantin, car ce ne sont pas les Barbares qui l'ont bâtie, mais bien les Romains, au milieu de Rome, belle et resplendissante, à l'époque de Constantin, de toute sa beauté ancienne.

Il faut chercher la décadence des arts dans l'établissement de la religion chrétienne, et le fait est aussi simple que naturel.

La religion chrétienne est toute spirituelle; le paganisme était au contraire tout matériel. Le triomphe de la première n'a pu s'établir que sur les ruines de la seconde; l'esprit a dû amortir les sens, l'intellectualité, la sensualité; l'une ne pouvait marcher de pair avec l'autre, elle devait détruire, pour éclaircir son domaine avant de pouvoir s'y fixer.

Or, si le philosophe païen ne confondait pas les mystères avec les images, les idées avec leur représentation, il n'en était pas de même du peuple. Les premiers chrétiens, persécutés, logés dans les catacombes et ne voyant le jour que pour être traînés sur l'échafaud, ne cultivant plus aucun des arts qui ne fleurissent jamais que dans le repos de la société, durent à la fois viser à saper jusque dans leurs fondements ces mêmes arts qui servirent à la construction des temples, à la fabrication des divinités païennes, et ne pas exercer ce qu'ils n'avaient point appris, ce que depuis des générations ils devaient avoir eu en horreur. Canova, dans les premiers siècles, eût dû renoncer à l'exercice de son art ou abjurer le christianisme.

Quand, sous Constantin, le christianisme monta sur le trône, l'idée foncière du prince et de ses conseillers chrétiens dut être de faire autrement que l'on n'avait fait jusqu'alors—et faire autrement que bien, c'est toujours faire mal. Il bâtit la première église chrétienne à une grande distance de la ville, car il n'a sans doute pas eu le courage de la construire dans son enceinte; il n'y employa que des ouvriers chrétiens, massacres et barbares en fait de beaux-arts par nécessité et par conviction. L'image de la mère du Christ ne devait point rappeler les charmes de Vénus ou la majesté de Junon; elle ne devait point être couverte des draperies élégantes d'une matrone romaine: l'église elle-même ne devait rappeler aucune des formes d'un temple païen.

Il est clair que les Barbares trouvèrent, quelques temps plus tard, la barbarie établie dans Rome à côté des monuments superbes, mais détestés et abhorrés par les Romains devenus chrétiens. Loin de pouvoir aider à relever les arts, les chrétiens mirent à profit la décadence de l'Empire, pour détruire les monuments d'un culte abhorré par eux. Rien n'est commun comme de voir des victimes se changer en bourreaux; les chrétiens exercèrent toute leur vengeance sur les restes du paganisme, car les païens leur échappèrent en se faisant chrétiens. C'est ainsi que le triomphe le plus beau que la morale ait jamais remporté, a détruit jusqu'aux traces des œuvres les plus belles de l'entendement des hommes, et c'est ainsi que le bien ne s'établit jamais sans établir à côté de son triomphe des traces de dévastation. La nature humaine, mon amie, est une bien frêle chose; elle se compose d'extrêmes, elle se nourrit et se débat dans des extrêmes, et le triomphe de la raison n'est et ne sera jamais qu'un résultat tardif.

Pardon, ma bonne D., de cette longue dissertation; n'oublie pas que je t'écris du haut du Quirinal et que je passe mes journées au milieu des plus augustes ruines du monde. Je sais que tu es toujours de pair avec moi dans ma pensée et que je puis te parler raison, tout comme l'on parlerait folies ou niaiseries à d'autres. Aussi je t'aime mieux que toute autre.

Ce 8.

Il m'est arrivé la nuit dernière un courrier qui m'a apporté ton numéro. J'ai commencé ma journée d'aujourd'hui par te lire et je la finis par te remercier. Le jour où tu m'as écrit cette lettre, tu m'as bien aimé. Mon amie, que n'ai-je été près de toi! Tes lettres sont un tableau si fidèle de ton âme, je vois tant ce qui s'y passe que, si je pouvais me dépouiller de l'une des moitiés de mon être, je finirais par les aimer autant que toi. Mais la moitié de toi, qui a dicté bien des paroles de ta lettre, qu'il ne t'est pas plus possible de séparer de ton existence que je ne puis le faire de la mienne, ne me dit que trop que je ne puis être heureux que près de toi. Je t'ai déjà mandé une fois ce que les rêves sont pour moi et combien ils influent sur ma disposition morale bien après mon réveil. Je suis donc bien fait pour te comprendre, pour savoir tout ce que tu ne me dis pas et ce qui, à mon avis, rend bien plus malheureux qu'heureux.

Crois-tu, mon amie, que je ne rêve pas? Crois-tu qu'avec une âme comme la mienne je suffise avec seize ou dix-huit heures de veillée et que je sois homme à perdre les six ou huit heures que je passe dans mon lit? Quand j'aurai le bonheur de passer un jour près de toi, tu sauras, mon amie, que le sort m'a donné tout juste autant de facultés aimantes qu'il peut t'en avoir départies, trop, beaucoup trop pour vivre ainsi que je le fais loin de l'être que j'aime parce qu'il est tout ce que je désire qu'il soit. Ceci est au reste un thème sur lequel je n'aime pas m'arrêter; je ne veux aggraver ni ton sort ni le mien; l'impossibilité qui existe aujourd'hui doit être vaincue avant que je puisse et que je veuille essayer de me livrer à l'élan de mon cœur. L'amour, mon amie, finit par s'user s'il porte dans le vague, il a cela de commun avec toutes choses; je suis loin de toi et je m'arrête donc à ce que les distances les plus grandes ne peuvent pas me ravir, ce qui, malgré elles, est à ma portée et ce que je regarde comme le plus précieux de mes biens. Tout dans notre relation est extraordinaire. Rien peut-être n'y serait compris que par nous, et ce fait me fait plaisir au milieu des plus cruelles privations. Mon amie, tu vois que je cultive ma propriété, quelque restreinte qu'elle soit, tout comme pourrait cultiver la sienne l'homme du monde le plus opulent et le plus industrieux, chances rarement réunies. Figure-toi combien je saurai être riche, le jour où je le serai effectivement!

Ce 10 [410].

Nous avons eu deux journées de cérémonies d'église, qui ne m'ont point permis de faire beaucoup de courses hors de l'enceinte de Saint-Pierre et du Vatican. Les cérémonies dans la chapelle Sixtine n'ont point répondu à mon attente; le local est trop restreint et j'en ai vu de plus belles chez nous et en d'autres lieux. Cette chapelle au reste ressemble à un corps de garde anglais. On y entend autant d'anglais que d'italien.

Ce qui est beau au delà de toute expression, c'est l'adoration de la Croix à Saint-Pierre. Ce vaste édifice, éclairé par la seule Croix, cette croix placée par Michel-Ange et calculée par cet homme—l'un des génies les plus vastes de tous les siècles—dans l'intention de produire un effet surprenant, est un spectacle digne de fixer à la fois le cœur et les sens.

Le reproche que je fais aux fonctions dans le Vatican, c'est qu'elles se confondent trop avec les collections toutes païennes que renferme le même lieu. Il faut remplir bien des intervalles et le passage de la chapelle dans les musées n'est pas fait pour agir en bien sur le commun des hommes. Je crois, mon amie, que je n'appartiens pas absolument à la foule, et je parle ici un peu plus en législateur qu'en gouverné qui sait faire leur part à l'esprit et au cœur, à la raison et aux sens.

Je t'ai dit que les sifflements inséparables des chuchotements anglais couvrent le plain-chant dans la chapelle Sixtine. Eh bien! ce ne sont également que des Anglais que l'on voit dans les salons. Je ne crois pas que, depuis les invasions des Barbares, il y ait eu autant d'étrangers d'une même origine dans l'enceinte de Rome, qu'il y en a dans ce moment de la race britannique. Parmi ce grand nombre, il n'y a rien de marquant parmi les hommes ni de joli parmi les femmes. Lady Sandwich [411] voit du monde le soir. J'ai été chez elle et j'ai trouvé tout ce qu'il y a ici de mes pays.

Quant aux dames romaines, c'est comme s'il n'en n'existait pas. Il y en a deux ou trois belles; chacune est en ménage avec quelques cavalieri serventi cicisbei [412] et elles se passent pour le même plaisir l'amico et quelquefois encore l'incognito. Ce dernier fait dépend en partie de leur plus ou moins de bonne humeur et de la saison, car la saison influe ici plus qu'autre part sur les facultés des deux sexes. Le siroco rend calme, faute de pouvoir rendre sage, et la tramontana excite au plaisir, faute de pouvoir assurer le bonheur. Mon existence, mon amie, ne suit pas les lois romaines; je ne veux pas me rendre meilleur que je ne suis; je me borne donc à t'assurer que je suis sage quand même je suis placé sous l'influence de la tramontana; le mérite vient à cesser dès le premier souffle de siroco.

Du reste, mon amie, quel climat que celui de Rome, quel air, quel soleil, et surtout quelle lune! Aussi n'est-on pas étonné du beau coloris des peintres; il existe ici des effets de lumière qui passent toute conception d'au delà des monts,—c'est sous cette désignation que l'Italien place le reste de l'Europe, depuis que la civilisation d'au delà a éclipsé de beaucoup celle d'en deçà des Alpes, et par conséquent depuis que le Romain ne se sent plus en droit de nommer Barbares ni toi ni moi.

Nous sommes au reste ici en plein été; les mois d'avril communs ont des pluies à leur suite, celui de 1819 est sec et même trop sec pour le bien du désert qui entoure Rome et qui couvre les ruines des lieux de plaisance de tant de grands hommes auxquels ont succédé tant de petits.

Bonsoir, bonne amie. Je suis fatigué, non de t'écrire, mais à force d'avoir été empêché pendant tout le jour de m'asseoir à mon bureau, qui est pour moi une véritable patrie portative.

Ce 12.

Bonne amie, quelle belle journée que celle d'hier, la fête de Pâques! Dieu est bien noblement adoré ici ce jour.

Il y a trois époques dans cette journée qui sont classiques, et je n'appelle tel que ce qui me satisfait sous tous les rapports, ce qui agit sur moi en bien de toute manière et ce qui, par conséquent, parle à la fois à mon esprit, à mon cœur et à mes sens. Je suis content du dimanche de Pâques.

Le service divin à Saint-Pierre est aussi beau que celui dans les chapelles l'est peu. Rien n'est oublié pour sanctifier la pompe en lui conservant le caractère le plus austère, le seul qui convient aux fonctions religieuses. La bénédiction papale du haut du balcon de la façade de l'église est touchante à la fois et belle. Un homme qui, au nom de Dieu, bénit cinquante mille personnes à la fois, qui toutes se prosternent devant le souverain arbitre de toutes choses, est chargé d'une belle et noble fonction.

Le soir, l'illumination de Saint-Pierre est le plus magnifique des spectacles. La première est d'après les dessins de Michel-Ange [413]. Au coup de 8 heures (ou une heure de nuit à Rome) la scène change: le bâtiment et les alentours se couvrent d'une masse de feu; Saint-Pierre n'est plus illuminé, mais il éclaire le pays. Plus de cinq cents hommes habitués à l'opération exécutent cette nouvelle illumination, devant laquelle pâlit la précédente, en moins de deux secondes.

Puis le feu d'artifice du tombeau d'Adrien, qui surpasse tous ceux que j'ai vus jusqu'à ce jour. Le point de départ de la girande est tellement élevé qu'elle ressemble à l'éruption d'un volcan. Le monument a ensuite été représenté en feu tel qu'il avait été décoré primitivement, et puis beaucoup d'autres décorations les unes plus belles que les autres [414]. Le seul reproche que je fasse à cette magnifique scène, c'est d'attrister; je déteste les feux d'artifice, vu la nuit qui leur succède. Mon amie, le bonheur n'est pas dans ce qui brille, mais dans ce qui dure.

Ce 13.

Tu seras bien longtemps sans lettres; j'ai fait la bêtise de ne pas charger de celle-ci le courrier hebdomadaire parti avant-hier, car Gordon voulait en faire partir un hier directement pour Londres; il vient de me dire qu'il a changé d'avis et je n'ose pas le prier d'en expédier un pour nous. Ce n'est pas, mon amie, que je trouve que nous n'en valions pas la peine, mais qu'y faire?

N[eumann] m'écrit chaque courrier pour se louer de ton mari. Je vais, par celui qui te portera cette lettre, charger N[eumann] de le louer de ma part. Je ne te parle jamais politique pour deux raisons. La première, c'est que j'ai mieux à faire avec toi, et la seconde que je suis trop heureux de trouver un être auquel je puisse parler amour, amitié, raison, tout ce qui vaut mieux que la politique, dans un moment surtout où le monde tombe en bêtise. Je déteste de dire après coup ce que j'ai pensé et dit avant bien d'autres; mais si tu me connaissais plus que tu ne fais—toi qui sous tant de rapports me connais mieux que nul être au monde—tu ne douterais pas que je ne mens pas, quand je t'assure que rien de ce qui arrive aujourd'hui en France et autre part ne m'étonne, pas plus que ne le font des nouvelles connues, des nouvelles, par conséquent, qui n'en sont pas. J'aime le repos du monde, car j'ai la conviction que le bonheur des hommes de bien ne se trouve que là; mais aujourd'hui j'ai encore de bien autres raisons pour m'effrayer de toute idée de mouvement. Tu les connais, mon amie, car tu connais la première pensée de ma vie, une pensée qui est devenue pour moi la vie même! Mon amie, que deviendrons-nous, si ce qui est entre nous se bouleverse, si la distance qui nous sépare devient une impossibilité? Ma vie se passerait-elle loin de toi? Alors, mon amie, je ne vivrais pas!

Penses-tu quelquefois à moi, mon amie,—pas comme je suis sûr que tu le fais—mais moins à l'individu qu'à ce que j'ai le malheur d'être? Crois-tu que j'aie beaucoup et de bien doux moments? Que les ruines du palais des Césars me font faire des réflexions bien différentes de leur seul aspect pittoresque!

Mon amie, mes lettres me concentrent tellement dans l'intérieur le plus intérieur de mon cœur, que tu dois croire quelquefois en les lisant que j'oublie qui je suis. Crois-le, au reste, relativement à toi, à ce qui est aujourd'hui le seul bonheur que je me connaisse, le seul vers lequel je tende et le seul, hélas, qui se trouve tellement placé hors de mon action.

Je suis fâché contre le monde entier, hors toi. Je le déteste, ce monde, et je n'aime que toi. Ne pensons pas au monde et aimons-nous. Surtout, sois certaine que je ne suis jamais plus fort que quand d'autres sont faibles, et que je n'ai jamais plus de tête que quand d'autres n'en ont point. Bonne amie, crois surtout que j'ai bien plus de cœur que de tête, et tu sais à qui est le premier; tu sauras enfin, bien plus encore que tu ne peux le faire encore, ce qu'il vaut.

Ce 14.

J'ai reçu la nuit dernière mes lettres de Londres. N[eumann] écrit à F[loret] que tu es légèrement incommodée et que tu n'as point pu lui donner de lettre.

Mon amie, ne me fais pas de ces peurs, ne t'avise pas de tomber malade. Je crains que tu n'aies une nouvelle atteinte telle que tu l'avais crainte dernièrement; c'est une mauvaise chose qu'une apparence de fausse couche, parce qu'elle se renouvelle facilement. La seule idée qui me console, c'est celle de quelque gêne qui t'aura empêchée de recevoir N[eumann]. J'attends maintenant avec anxiété l'arrivée du premier courrier. S'il ne m'apporte rien, je serai au désespoir. J'ai peur que tu ne te sois pas assez ménagée. Je t'ai mandé dernièrement que je ne conçois rien aux bains que l'on te permet de prendre. J'ai peur enfin de tout. Mon amie, que je sache au moins ce que tu fais, et dis à N[eumann] qu'il n'écrive jamais que tu es incommodée sans mander ce que tu as. Je suis exigeant en fait de santé. Je ne te permets qu'un rhume de cerveau, rien d'autre, et je veux encore qu'alors tu te soignes comme si tu ne t'appartenais pas. Ne t'avise pas, mon amie, de croire que je ne saurais avoir peur.

Je me sens si peu disposé à te parler aujourd'hui d'autre chose, que je finis de t'écrire pour ne pas te redire vingt fois ce que je viens de te dire. Mon amie, ma vie est si fort hors de moi aujourd'hui que je finirai par la détester si la crainte s'en mêle. Rassure-moi, et ce qui vaut mieux, tâche de te bien porter et que je le sache.

Ce 15.

Mon amie, j'ai rêvé de toi et je t'ai vue malade. Le fait est bien rare cependant que je rêve de ce dont j'ai été fortement occupé la veille. J'ai été chez toi; tu étais couchée, ton mari et N[eumann], lequel était ton médecin. Les rêves sont fous et celui-ci certes l'a été. Si jamais N[eumann], que du reste j'aime beaucoup, veut te faire prendre une drogue, ne suis pas son conseil. Ne prends de lui que mes lettres. J'attends avec bien de l'impatience les premières lettres de Londres qui, hélas, sont si longues à arriver!

J'ai parcouru aujourd'hui de bien beaux lieux.

Cette Rome est une ville inconcevable; chaque pas, chaque minute y offre un objet digne d'admiration ou, pour le moins, de curiosité. Dans le cours de ma promenade, je suis entré dans un jardin qui forme le centre d'un couvent. Il parfume l'air à une demi-lieue à la ronde—sort peu commun aux couvents—tant il y a d'orangers, de citronniers et d'arbustes en fleur. J'y ai cueilli une branche de citronnier sur laquelle il y avait soixante-cinq citrons mûrs. Je l'ai empaquetée et je l'envoie à ma femme. Je te l'aurais envoyée si j'avais le bonheur de disposer d'un courrier direct pour Londres.

Il existe, près de Séville, un arbre pareil qui porte souvent jusqu'à quarante mille fruits.

Il y a dans le jardin du couvent plusieurs palmiers, grands comme des pins, beaux et sains. Il est inconcevable qu'on n'en plante pas davantage. Rien ne pare le tableau comme ces belles plantes, mais les hommes ne font rien ici pour embellir la nature. Il faut un ciel ingrat pour exciter l'ardeur des cultivateurs; il paraît que l'homme aime la contrariété. J'ai peur de ne pas ressembler aux autres individus de la race humaine sous bien des rapports. Je m'en console, si tu m'aimes tel que je suis.

Il existe ici une telle foule d'Anglais, que l'Angleterre a l'air de n'être plus en Angleterre. Les braves gens font, au reste, du mal aux voyageurs de toute autre race. Ils sont devenus d'une telle parcimonie qu'on ne veut plus les admettre nulle part. J'ai eu de la peine à pénétrer ce matin dans une vigne qui renferme les beaux restes d'un temple dédié à Minerva Medica [415]. Une vieille femme est venue se présenter derrière une porte fermée à verrou, pour nous demander: Siete signori Inglesi? [416] Sur la négative, elle a ouvert. Je lui ai demandé pourquoi elle avait mis i signori Inglesi en quarantaine: Non pagano mai niente [417], a été la seule et bonne réponse. Il est de fait qu'ils vont voir les lieux publics et les galeries particulières en troupes de douze ou quinze personnes, et qu'ils donnent communément aux inspecteurs ou valets una manica di 2 pauli [418], c'est-à-dire 6 à 8 pence. J'ignore comment ils finissent par répartir les fractions imaginaires entre eux. Les Anglais, qui ne savent jamais tenir un juste milieu, avaient rendu anciennement, vu leur magnificence, les voyages difficiles aux pauvres continentaux. Aujourd'hui, ils se rendent la besogne difficile à eux-mêmes; mais c'est de bon ton et un Anglais succombe toujours à cet axiome.

Ce 16.

Le courrier va partir, mon amie, et je ne veux pas le manquer. Donne-moi bientôt de bonnes nouvelles de ta santé. Je ne puis pas te dire combien tout ce que je redoute me fait peine, dès que l'objet est toi.

Adieu, bonne amie, je ne puis t'écrire un mot de plus, car j'ai trois ou quatre bien fortes expéditions à faire. Il en est une parmi celles-ci qui va à Pétersbourg dans l'affaire de Kotzebue [419]. Les libéraux se sont un peu mal conduits dans cette circonstance, et le principe de la liberté de la presse n'est guère bien défendu par des hommes qui répondent à leurs adversaires en littérature par des coups de poignard. Ils ont, pour le moins, un peu l'air de ne vouloir reconnaître d'autre liberté que celle qui leur convient.

Adieu, bonne amie.

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