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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 21.

Livourne, ce 26 mars 1819.

Je suis arrivé ici, mon amie, cet après-dîner, après sept heures de course depuis Florence. Je n'ai fait que passer à Pise sans m'arrêter. Je le ferai voir demain à ma fille.

J'ai quitté Florence avec le regret qui se trouve dans ma nature dès qu'il s'agit d'abandonner un lieu connu, sentiment naturel dès que le lieu est agréable, et de pur instinct dès qu'il ne l'est pas. Je crois t'avoir déjà dit, dans le cours de notre courte vie, que je ne quitte jamais un cabaret quelque borgne qu'il soit sans un certain sentiment de peine. Si j'étais cheval, j'adorerais mon écurie et mon râtelier.

Lord Burghersh nous a régalés, la dernière soirée, d'un second concert composé uniquement de sa musique. Elle est véritablement étonnante pour un amateur, et elle serait même bonne en tout autre pays que celui-ci, où il y a du crime à perdre le temps à en faire et, par conséquent, à en entendre de la médiocre. Lady Burghersh est dans ton état, mon amie. Comme elle a ta taille, je l'ai beaucoup regardée pour m'orienter un peu sur la tournure que tu vas avoir.

Rien n'est beau et ravissant comme le voyage de Florence ici. Je doute que la terre promise ait tenu ce que la Toscane offre, au voyageur et à l'habitant, de charmes de toute espèce. Mon amie, je trouve qu'il est bien gauche de naître autre part que sous un ciel heureux comme celui-ci. Tout ce qui s'y offre aux regards est beau et les sensations sont plus douces sous l'influence du climat. Le soleil y luit mieux, et Caraccioli [392] avait bien raison d'assurer George III [393] que la lune de Sicile vaut le soleil de Londres. Il ne fait pas beau chez nous en juin comme ici à la fin de mars!

J'ai été en arrivant ici dans une boutique que j'aime beaucoup, car elle ne renferme que des objets à mon goût. Le magasin de Michali est tout consacré aux arts; vous y trouvez depuis les statues jusqu'aux plus menus objets de sculpture en marbre et en albâtre. Les marbres sont modernes, mais tous copiés d'après les meilleurs modèles. On ne peut acheter des albâtres qu'ici: tout ce qui se vend à Florence est mesquin en comparaison de ce que renferme ce magasin. Je n'aime pas la matière, je déteste les petites figures et les mesquines fabrications que l'on trouve sur tous les marchés de l'Europe, mais il faut voir les grands vases de Michali. J'en ai acheté quatre ce soir, hauts de 4 pieds, sculptés d'une manière ravissante et ils me coûtent 200 ducats. On les vendrait 1,000 à Londres.

De la boutique, j'ai été à l'Opéra. L'on donne les Baccanali di Roma, musique de Générali [394]. Belle musique et bien chantée.

Je vais me coucher loin de toi et avec toi, mon amie.

Pise, ce 27.

J'ai voulu aller voir ce matin l'amiral Fremantle à bord du Rochefort. Le temps était gros, nous sommes au milieu de l'équinoxe; le vaisseau est à l'ancre à 5 milles en mer; j'ai renoncé à y aller, d'autant plus que l'amiral part demain pour mouiller dans la rade de Naples. Il n'était resté ici que pour m'attendre; il aura attendu en vain et il s'en consolera.

Je suis à Pise depuis 2 heures après-midi. J'ai fait voir à ma fille les objets magnifiques que renferme cette ville. Le Campo Santo, entre autres, me pénétra toujours d'admiration. Je ne te fais aucune description, car il existe des ouvrages qui t'apprendront mieux que moi ce que valent les monuments. Il n'en est pas un qui te dirait ce que tu es pour moi; ma besogne trouve donc là de très justes bornes. Je partirai demain matin pour Sienne.

Radicofani, ce 29.

Au moment où j'allais monter en voiture, à Pise, m'est arrivé un courrier de Mantoue avec ton no 24. Merci pour cette bonne lettre, mon amie; je l'ai lue et relue pendant deux postes.

Tu crois que je suis fâché de ton état ou plutôt de la cause de cet état! Mon amie, que veux-tu que je te dise? Je ne sais pas te dire ce que je ne sens pas et je ne trouve pas les mots pour te dire ce que je sens.

Oui, mon amie, j'ai reçu la première annonce que tu m'en as faite comme tu dois désirer que je la reçoive! Mais ma raison a désapprouvé sur-le-champ ce que mon cœur a pu sentir. N'est-ce pas moi, moi-même, qui t'ai engagée à être bonne dans ton ménage? Crois-tu que je ne connaisse pas assez les hommes pour ne pas savoir ce qui constitue les bons ménages? Je me mépriserais si je pouvais t'en vouloir de faire ton devoir, je n'ai aucun droit de désirer que ton mari n'use pas de la plénitude du premier des siens; mon amie, voilà le côté pénible d'un rapport comme le nôtre, de tout rapport tel que le nôtre! Mon amie, sois tranquille, ne fais pour l'amour de moi que de m'aimer. Ne suis pas ton idée de vouloir que je te permette ce que je ne puis et ne veux pas défendre. Fais la part à ce qui tient au ménage et fais-moi la mienne. Mon cœur sait distinguer ce qui est à lui d'avec ce qui est à un autre; si je ne confonds pas ces éléments si différents, je sais que tu ne les confonds pas davantage; il est des lignes matérielles et morales qu'il est si difficile de tracer: rien dans ma pensée ne les confond, et cependant ne puis-je pas trouver les termes pour les définir. Dès que je suis placé dans une situation pareille, je n'entreprends pas ce en quoi je serais sûr d'échouer. Mon amie, ne me demande pas: agis! Que l'on ne te fasse pas un reproche; que la paix de ton intérieur soit assurée! Crois-tu que je me consolerais à la distance où je me trouve d'un seul quart d'heure de peines que tu éprouverais et qui ne seraient inévitables? Crois-tu que ma présence même suffirait pour me consoler de ce qui ne doit pas être? Crois-tu enfin que je n'ai pas souffert, dans le peu d'instants que nous avons passés ensemble, des mouvements d'humeur que tu as essuyés? Mon amie, mande-moi que tu es tranquille et par conséquent heureuse et que tu m'aimes! Mes vœux, à une aussi cruelle distance que l'est la nôtre, se bornent là: ils doivent, hélas! s'y borner.

Tu veux savoir si le fait est arrivé que, pendant douze ans, l'on n'ait point eu d'enfants pour en avoir plus tard. Oui, il arrive tous les jours! Il est la suite de raisons différentes: il en est une—j'ignore si elle a trait à ta position, mais elle est catégorique—et elle a lieu souvent dans les ménages qui se passent en séparations et en rapprochements; il en est qui sont moins faciles à expliquer, quoique toutes physiques. Console-toi, bonne amie, tu ne mourras pas si tu te ménages. Plusieurs années d'interruption donnent des forces à la femme, tout comme elles en privent l'homme. Tu auras un bel enfant que tu aimeras bien et que j'aimerai parce qu'il sera tien.

J'aime moins la crainte que tu viens d'avoir. Fais-tu bien de prendre tant de bains? Ménage-toi beaucoup, bonne amie, pour toi, pour moi, pour les tiens! Ne consulte pas trop de médecins et laisse aller le bon Dieu et ton bon naturel. Je n'aime pas beaucoup les médecins anglais: j'aime mieux l'héroïsme en amour et sur le champ de bataille qu'en médecine.

Je suis charmé de tes rapports de bienveillance avec l'archiduc [395]. Je t'avais prévenue qu'il a de l'esprit et surtout beaucoup de connaissances. Tu m'as souvent fait le reproche que je trouve de l'esprit à trop de monde! Ne crains rien: je ne te recommanderai jamais une bête, et puis il y a de l'esprit de tant de façons! Toutes ne sont pas agréables et ne valent par conséquent pas le tien, mais il faut vivre de tout celui que l'on rencontre: j'ai peut-être ce mérite-là.

J'ai couché la nuit dernière à Sienne, où j'ai passé une soirée maudite. Pourquoi n'ai-je pas le bonheur d'aimer les honneurs que l'on me rend, et le malheur de devoir passer ma vie à en recevoir? Un cardinal de quatre-vingts ans m'attendait à Sienne; il est venu me voir au débotté [396]. Le gouverneur de la ville s'est emparé de moi. J'ai été la pâture d'un corps municipal, d'un corps d'officiers et de vingt dames qui ont voulu me prouver que Sienne devait valoir Paris! Il est possible qu'elles soient charmantes, mais je ne les ai pas trouvées telles. Je voudrais que tu puisses être témoin des désespoirs de Marie à chaque arrivée dans une grande ville, et toutes celles de l'Italie méritent plus ou moins ce nom.

Ce matin, j'ai été voir la cathédrale, monument du treizième siècle, magnifique, et puis quelques autres objets de curiosité, toujours mon cardinal et mon commandant à mes trousses. Les dames heureusement dormaient.

De Sienne ici le pays est affreux. Il est indubitable que cette partie des Apennins a été le foyer d'immenses éruptions volcaniques. La nature y est bouleversée en entier; l'aspect est triste et raboteux sans être pittoresque. Je couche ici et je t'écris à côté d'un bon feu de cheminée, qui n'est pas de trop à quelques milliers de toises au-dessus du niveau de la mer. Le lieu tient de la Sibérie, mais je ne m'en plains pas: il n'y a point de cardinal.

J'ai pensé à toi vingt fois dans la journée. Tu es en droit de trouver le fait peu surprenant, mais tu ne devines pas la raison. Tu aimes le mot: En avant! Or, j'ai avec moi un chasseur bohème qui ne sait pas un mot d'italien; le seul qu'il a appris depuis que j'ai fait 100 lieues dans la presqu'île, c'est: Avanti! Il le regarde probablement comme le fond de la langue, et je commence à supposer qu'il le croit toute la langue, car il s'en sert à toute sauce, et il est de fait qu'il arrive au moyen de ce mot à tout ce qu'il veut. Il a enrayé ma voiture vingt fois dans la journée. Pour avertir les postillons que le sabot est mis, il leur crie: Avanti; les postillons partent. Pour ôter le sabot, il faut faire reculer d'un pas la voiture, il crie: Avanti; les postillons croient qu'il est fou et reculent; son affaire est faite. Dès que j'arrive dans une auberge, il crie: Avanti et on sert le souper! Chaque moment lui procure ainsi une jouissance, et je commence à croire que l'on ferait le tour de l'Italie avec ce seul mot. Ce mot est le tien et je l'aime.

Ton courrier galope toute la journée à côté de la portière de ma voiture [397]; Marie va avec moi; j'ai un courrier à moi qui me précède; je l'ai donc mis à côté de ma voiture pour le voir. Je crois que je le placerai à mon service. Il sert à merveille et il t'a appartenu. Je crois que je le garderais, s'il servait même moins bien. Ma pauvre amie, que ne puis-je t'y placer, toi!

Rome, ce 31.

Me voici, mon amie, arrivé à l'un des buts de mon voyage. Ce n'est pas le dernier, mais certes le plus imposant.

J'ai couché la nuit dernière à Viterbe. Il y a un cardinal, et il a été pendant vingt ans nonce à Vienne [398]. J'ai été abîmé.

J'ai fait un détour pour venir ici en passant par Caprarola, fameux château bâti pour le cardinal Alexandre Farnèse [399] par Vignola [400]. Il est beau comme monument d'architecture et il renferme des fresques magnifiques. A 5 heures du soir, j'ai découvert la coupole de Saint-Pierre, et à 6 heures et demie j'ai passé la porte du Peuple. La première entrée dans Rome, mon amie, est accablante. C'est la première ville du monde!

Je suis logé au palais de la Consulta sur le Quirinal [401]. J'ai sous mes fenêtres une foule de choses que la nuit m'empêche de voir. Je me lèverai de bonne heure, car, sans être curieux comme un Anglais, je trouverais honteux de passer un moment dans mon lit de plus qu'il ne me faudra pour être réveillé.

Bonsoir, bonne amie. Je t'aime dans la ville des Césars comme partout ailleurs.

Ce 1er avril.

Mon amie, que ne peux-tu être à mes côtés, un seul instant, à la fenêtre de mon salon! Un peintre en décoration qui s'aviserait de placer sur la toile tout ce que l'on y découvre serait taxé d'exagération et peut-être même de folie!

J'ai sous moi les chevaux fameux qui ont fait donner au Quirinal le nom de Monte Cavallo. En face, dans le fond du tableau, Saint-Pierre et le Vatican; je plane sur les trois quarts de la ville ancienne et habitée; je vois le Colisée, les colonnes de Trajan et Antonine, le Forum Romanum, cent palais plus beaux l'un que l'autre, le Capitole, le mont Palatin tout couvert des ruines immenses du palais des Césars! L'aspect de Rome est autre que je ne me l'étais figuré [402]; il m'en est allé de cette ville comme il en va à tous ceux qui s'occupent d'un objet sans le connaître: on le trouve autre qu'on se l'est imaginé.

J'ai cru Rome d'un aspect vieux et sombre. Je l'ai trouvée antique et resplendissante!

J'ai commencé ma journée par aller chez le Pape [403]. J'ai causé avec lui pendant une heure et j'en ai été très content. Il est simple et vénérable.

De là, j'ai été voir Saint-Pierre et j'ai parcouru le Vatican. Je ne te décris pas ces lieux, car chaque livre vaudrait mieux que ma lettre, mais je te parlerai uniquement de mes impressions. Toutes les dimensions ne suffisent pas pour se faire une idée de ces lieux! Je ne crois pas que le monde ait produit deux fabriques comparables à eux. Mon amie, l'âme s'élève avec les belles choses; le trop grand nombre affaisse. Figure-toi vingt galeries comme celle du Louvre et tu n'auras pas les galeries du Vatican. La pensée se refuse à onze mille chambres de toute espèce qui se trouvent sous les mêmes toits à côté de ces galeries. Des salles entières peintes par Raphaël; des fresques beaux (sic) comme le jour où il les a faits, chaque figure divine comme tout ce qu'il a conçu! Des milliers de statues, des carrières entières de porphyre et de marbre dont les traces sont perdues! Mon amie, je suis ici dans mon centre, et je conçois que Rome ait été celui du monde.

J'attends demain l'Empereur. Il loge au palais même du Quirinal, dans un local magnifique et que les derniers malheurs de Rome même ont embelli. Napoléon en avait fait son palais et les deux tiers ont été meublés par lui. On y trouve, parmi les souvenirs de tant de souverains pontifes, sa figure sur chaque plafond, tantôt en Jules César, tantôt en Charlemagne ou en Jupiter tonnant. Cet homme, qui avait beaucoup de grandes qualités, a eu l'immense vice de s'idolâtrer lui-même.

Le Pape a été, pour le moins, aussi curieux de me voir que j'ai été charmé de l'approcher. Pendant toute sa captivité en France, j'ai été en pourparlers directs avec lui et avec Napoléon [404]. C'est par moi qu'ont passé toutes les propositions que ce dernier lui a faites. Je les lui ai toujours transmises en lui faisant dire de ne rien accepter, et j'ai toujours dit à Napoléon ce que je lui avais conseillé. Napoléon, un jour, lui a fait offrir une pension de 20 millions. Le Pape m'a fait prier de lui dire qu'ayant fait son calcul, il se trouvait qu'il suffisait à ses besoins avec quinze sols par jour. Je n'ai guère été plus fier dans ma vie que le moment où j'ai fait ma commission à Napoléon.

Ce 2 avril.

Mon amie, je finis cette lettre, car je dois courir demain tout le jour [405] et j'ai peur de manquer le courrier qui va partir pour Munich.

Bonne amie, aime-moi comme si je n'étais pas à 500 lieues de toi. Crois à tout ce que j'éprouve pour toi et à mon désir si ardent de te voir. Le monde ancien et le nouveau offrent de grandes beautés, mais le bonheur n'est que dans le cœur.

Adieu.

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