Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
St[ewart] est parti hier. Il a emporté mon no 10. St[ewart] et ma lettre sont bien plus heureux que moi, l'un va te trouver et l'autre te reste. Moi, mon amie, je suis à Vienne, loin de toi, pour m'éloigner encore! Je vis ici tandis que le principe de ma vie est loin de Vienne! J'y suis obligé de penser, tandis que mon âme est à 400 lieues! La seule chose que je ne fais pas à Vienne, c'est d'y aimer! J'aime là où est mon cœur, et mon cœur n'est pas ici; or je ne sais pas aimer sans cesse ni même en faire le semblant. Ainsi, plains-moi de ta propre peine et sois pleine de chagrins et de confiance.
J'ai pris le plus tendre congé du monde de notre ami St[ewart]. Marie m'écrit de Paris que je ne sais laquelle de ses anciennes amies a une manière d'embrasser qui coupe l'haleine. Eh bien, j'ai manqué étouffer entre les bras de St[ewart]. Il a les passions vives et, dès qu'il est éveillé, il a les gestes prononcés. Il m'a tellement embrassé que, ne trouvant plus rien dans ma figure qui ne fût couvert de baisers, il a fini par me baiser la main. Je ne lui ai cependant jamais dit que j'aimais qu'on me baise la main. Il a absolument voulu que je lui donne un mot pour toi. Je lui ai dit que non, vu la jalousie de ton mari [258]. Il m'a promis qu'il te remettrait un billet en tête-à-tête; je lui ai dit qu'en fait de tête-à-tête, je n'aimais que ceux où je me trouvais faire moi-même le second. Mais je l'ai chargé de te dire mille belles choses, de t'assurer que je pensais beaucoup à toi, que je te regardais comme une femme charmante, bonne et sûre; qu'il n'y avait pas un genre de bon sentiment que je ne voulusse te conserver pour le reste de ma vie, qu'enfin je serais bienheureux de te revoir un jour. Mon amie, j'ai pu dire tout cela sans dire un mot qui ne fût point de la plus stricte vérité. St[ewart] m'a promis qu'il te redirait tout.
«Il est bon et il a beaucoup de l'esprit, m'a-t-il assuré, avec l'accent de la forte conviction; je l'aime parce qu'il est un femme excellent.»
Tu vois, bonne amie, que nous ne t'avons pas maltraitée entre nous deux. Aussi ne le mériterais-tu pas. Je t'aime—tu dois t'en douter un peu—et je suis fort attaché à St[ewart], qui me porte un bon sentiment de confiance et de véritable amitié.
La duchesse de Sagan [259] est ici; je crois te l'avoir mandé dernièrement. J'ai fait éviter à St[ewart] une rencontre avec elle chez Lawrence. Elle allait avoir lieu sans un heureux hasard. Elle a fait la sottise de tourner la tête à Paul [260] en Italie, qui de son côté à fait celle de faire ce voyage non seulement sans ma permission, mais contre mon gré. Je l'attends ici, dans peu de jours, de Ratisbonne où il est en ménage. Je lui laverai fièrement la tête, et je le renverrai en deux fois vingt-quatre heures.
J'ai au reste commencé par gronder d'importance la duchesse; je lui ai fait verser des larmes amères sur sa conduite; elle a pleuré de conviction, ainsi qu'il lui arrive aussi souvent que je lui dis la vérité—et elle recommencera demain à faire de nouvelles sottises. Rien, dans ce bas monde, ne ressemble à une mauvaise tête de femme. Madame de S[agan] est une personne de beaucoup d'esprit, d'une forte conscience, d'un jugement infiniment sain [261] et d'un calme physique à peu près imperturbable. Eh bien! elle ne fait que des bêtises, elle pèche sept fois par jour, elle déraisonne et elle aime comme l'on dîne. J'ai su tout cela quand, dans un moment d'abandon du ciel, j'ai voulu la rendre raisonnable en actions. J'avais entrepris la besogne sans amour; j'ai poussé l'entreprise par entêtement; je m'y suis livré comme à la solution d'un problème de haute science. Je n'ai rien fait; je me suis fâché contre moi-même, j'ai été plein de rancune contre moi; je me suis trouvé si sot que je me suis fait pitié; mais il n'est pas dans ma nature d'abandonner légèrement une volonté. Je me suis placé un terme et, avec la même force de volonté avec laquelle je l'ai atteint, je ne l'ai pas franchi [262].
Mon amie, voilà mon aventure avec Mme de S[agan]. Il me reste, de cette époque de ma vie, un sentiment de peine et de dégoût que je puis sentir, mais pas décrire. Toi qui me connais maintenant, tu ferais mieux le tableau de ce que j'éprouve que je ne pourrais le faire moi-même. Plusieurs de mes amis, au fait de la chose, n'ont jamais conçu que je puisse en être amoureux. Je ne l'ai jamais été: j'ai aimé et soutenu mon entreprise impossible; je m'y suis livré avec la constance que je mets en toutes choses. Je l'ai abandonnée comme un mathématicien abandonnerait, après des années de recherches, la solution de la quadrature du cercle. J'ai enfin été fou, comme l'est ce mathématicien, quand il se livre à une recherche placée hors de tout succès.
Ces mêmes amis n'ont pas conçu davantage comment j'ai pu ne pas me brouiller à couteau tiré avec cette femme. Je ne me suis pas brouillé avec elle, parce que je ne l'estime pas assez pour cela—je me suis brouillé à son sujet avec moi-même. Je ne la hais pas, parce que je ne l'ai jamais aimée; je hais le temps que j'ai voué à une conception fausse, et je me suis arrêté là pour être dispensé de me haïr moi-même.
Mon amie, voilà encore un côté que tu apprends à connaître en détail, que je n'ai jamais trouvé l'occasion de t'expliquer, et que je veux que tu connaisses, car je veux que tu n'aies nulle illusion sur mon compte. J'ignore si je ne tiens pas tout autant à être connu de toi qu'aimé; il est de fait que je ne tiendrais pas à ton amour, s'il ne portait sur moi, tel que je suis, et si au contraire il pouvait porter sur un être de raison qui ne serait pas moi. Entre nous, mon amie pour la vie, point d'illusion sur une question fondamentale quelconque. J'ai vingt défauts, tu finiras par les connaître tous. Je ne crains pas de te les découvrir, car je crois être sûr d'avoir encore plus de qualités essentielles. Je tremble quelquefois davantage de ton opinion trop favorable que de légers doutes. Je tiens à ce que ton jeu soit sûr; je me mépriserais si je ne me plaçais pas vis-à-vis de toi dans l'indécente parure de la vérité; je mourrais le jour où je me mépriserais.
Ce 7.
Voilà tout à l'heure un mois que je suis à Vienne. Il va y en avoir deux et peu de jours que je t'aime; le mois de Vienne me paraît un siècle; le temps que je t'aime me paraît un instant. Mon amie, tu m'as écrit dernièrement que tu recherchais toujours dans mes lettres des mots qui te prouvent mon sentiment pour toi. Je crois que la découverte ne doit guère te coûter de peine.
Mon parti est pris; je ne quitterai Vienne que vers la fin de février, et je ne rejoindrai l'Empereur qu'à Florence. J'attends, pour fixer ma pensée sur le mois de juillet, ta première réponse à la lettre que je t'ai écrite à ce sujet.
Nous avons ici quelques Anglais: un milord et une Lady Ponsonby [263], personnages insignifiants; un master et une miss Talbot, plus insignifiants encore, un lord Bingham [264], jeune homme d'une jolie figure. Cette figure-là lui vaut des œillades dans la société. Si j'étais femme, je le trouverais trop jeune et trop joufflu; comme homme, je le trouve par trop insignifiant. Il a des bras et des coudes tellement arrondis que je parie gros que ses idées ne le sont pas.
Nous sommes occupés depuis une quinzaine des sottises qui se font à Paris [265]. Je ne voudrais pas être premier ministre dans ce pays, mais, si je l'étais, je ferais bien des choses qui ne s'y font pas. Il y a, dans tout cela, un homme qui fait beaucoup de mal, car il a le malheur d'être un aventurier, et il n'est, à mon avis, point d'exemple qu'un aventurier ait fait du bien [266]. Si tu ne devines pas l'homme, je ne te le nomme pas, et pour cause.
Lord Castlereagh paraît avoir couru de bien grands dangers [267]. J'aurais été bien peiné qu'il lui fût arrivé du mal. Tu vois que je ne suis pas d'accord en tous points avec notre amie, Lady Jersey.
Ma bonne amie, j'ai l'air de t'avoir quittée pendant tout le temps qu'il m'a fallu pour écrire la page et demie qui précède; je répare l'apparence par l'assurance que je t'aime du fond de mon cœur et de toutes mes meilleures facultés.
Nous sommes enveloppés dans les brouillards. Le temps n'est pas froid, mais il me fait du mal; mon physique même a l'air de répugner à tout ce qui n'est ni froid ni chaud. Ma pauvre amie, je suis sûr que nous avons encore de commun cette disposition toute physique. Si brouillard il y a, pourquoi ne respirons-nous pas la même vapeur: il vaut bien la peine que le ciel fasse du brouillard à Londres et à Vienne; je le dispenserais de tant de soins, s'il voulait me permettre de m'envelopper avec toi du même.
Le carnaval, que tu crains tant, a commencé par un bal que nous a donné M. de Caraman [268]. Le bal était joli, tout ce qu'il y a de joli à Vienne y était rassemblé. J'y suis arrivé à 11 heures et demie, pour en repartir à une heure. Je n'ai point péché dans ce laps de temps. Je n'ai pas même à me reprocher d'avoir dit un mot plaisant ou fait pour plaire; je n'ai pas eu une pensée aimable; je me suis tenu près des numéros 1 et 2 masculins et féminins; aussi me suis-je senti un grand poids en entrant dans mon lit.
Je vais donner un bal dans huit à dix jours. Les bals, chez moi, sont toujours aimables, car ils se composent de 400 à 500 personnes. Mon local est grand, je puis faire souper assis plus de 200 personnes. Ce n'est également pas ces jours-là que je pèche.
Adieu, mon amie. J'envoie cette lettre par le courrier hebdomadaire à Paris. Engage N[eumann] à m'envoyer bien exactement tes lettres. J'en ai le besoin le plus fort, ce besoin qui ressemble à celui que nous autres, pauvres humains, avons de l'air. Il m'est si prouvé que je vis bien plus hors de moi que dans moi, que je ne fais pas une phrase banale en me servant de cette comparaison.
Je suis un homme singulier. Sais-tu ce qui, dans un rapport comme l'est le nôtre, me tourmente souvent? C'est la seule idée qu'un lecteur indiscret pourrait trouver que mes lettres ressemblent à celles qu'écrivent à foison tous les amoureux. Or, comme je suis convaincu que je n'aime pas comme le commun des amoureux et des amants, que mon sentiment est placé sur une ligne tout autre—et, je m'en vante, plus élevée,—j'entre également dans la peur que ce même lecteur, en voyant cette déclaration, serait forcé de me prendre pour un franc idéaliste. Je ne suis pourtant ni un amant comme tous, et bien moins un idéaliste, comme beaucoup d'entre eux.
Je suis tout pratique, tout terre à terre, tout simple. Je t'aime comme la vie; je satisfais à un besoin en t'aimant et en te le disant. Rien de moi à toi n'est placé hors de la réalité; je ne suis pas amoureux de toi, mais je t'aime. Je ne me livre à aucune chimère, mais je m'accroche à la vérité. Aussi, bonne amie, si tu ne sens pas comme moi, je ne t'en veux pas: si tu avais passé du temps avec moi, tu me comprendrais mieux; je te pardonnerais et je ne t'en aimerais pas moins.
Adieu, bonne amie. Je te dirais: aime-moi et surtout ne m'oublie pas, si je ne sentais que je te dirais une bêtise et une injure.