Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
Enfin recevras-tu, mon amie, les feuilles qui te manquent. Tu les liras et tu comprendras pourquoi je n'ai pas voulu les confier à une occasion étrangère.
Tu reçois en même temps par Paul ou plutôt par N[eumann] le portefeuille. Tu trouveras ci-joint l'explication du secret. Je n'ai pas besoin de te dire pourquoi je l'ai arrangé de manière à ouvrir sur les nombres 1. 8. 1. 8. Cette année est la nôtre; elle est celle qui a donné à mon être une direction nouvelle, qui a été pour moi tout ce qu'elle n'a pas été pour d'autres, cette année, mon amie, est celle de notre hégire, et qu'elle le reste pour toujours! Mon amie, comprends-tu que je dois l'aimer?
Je te connais si peu que je ne sais pas si tu es adroite, c'est-à-dire adroite comme usage mécanique de tes doigts; je parierais que oui, car sans cela ne toucherais-tu pas du piano comme tu fais. J'espère donc que mon explication de la serrure suffira pour que tu puisses te servir du portefeuille. S'il n'ouvre pas sur 1. 8. 1. 8, ce n'est que parce que tu n'auras pas mis les numéros bien droit en face des signes du milieu. Si une fois tu as ouvert, tu ouvriras toujours. Il n'y a que le premier pas qui coûte, en fait de cadenas comme en toute autre chose.
Je t'ai envoyé ce matin mon no 15 par un courrier de Gordon.
Mon amie, lis bien et avec attention les feuilles que je t'envoie ci-incluses, c'est-à-dire celles qui ont trait à notre avenir. Tu te convaincras que j'ai fait en cette occasion les mêmes calculs que toi. La plus grande distance peut séparer nos corps; nos âmes sont unies et leur pensée est uniforme. Tu es moi, mon amie; j'en ai eu le pressentiment et j'en ai la preuve aujourd'hui. Ce fait fait mon bonheur et il me comble de vanité. Ce n'est pas une phrase que je fais en te le disant.
Tu conçois que tous mes soins doivent viser à chercher toutes les occasions possibles pour aller te rejoindre quand et comment je le pourrai, et partout où tu pourras être. Les tiens réunis aux miens doivent tendre à te fixer près de moi. Le véritable bonheur se trouvera là; il sera placé au-dessus de la crainte de nous réunir pour nous séparer; le bonheur du jour sera le garant de celui du lendemain, et les seuls regrets que nous pourrons avoir seront subordonnés aux charmes et aux jouissances que peuvent procurer la constance et la durée. Mon amie, je ne te parle pas ici comme un jeune homme. Tout est raison en moi et dans mes calculs, et ma vie est trop avancée pour que, dans une question aussi grave que l'est celle de mon bonheur, je puisse me livrer à des légèretés et à des chimères, qui, en tout temps, ont été loin de moi, de ma pensée et même de ma conception.
Paul n'est instruit de rien. Je ne lui ai nommé ton nom que comme j'eusse pu le faire si j'avais vu l'une des femmes les plus remarquables par son esprit et ses manières. Je ne lui ai rien dit de ce qui regarde notre cœur et notre avenir. Moins l'on a de confidents, mieux l'on est placé dans ce monde.
J'ai reçu il y a peu de jours une lettre de notre ami d'Aix-la-Chapelle. Il me charge de te dire mille choses aimables.
Je ne t'écris que ce peu de mots, parce que je suis pris par cent personnes et mille affaires et que je ne puis retarder le départ de Paul qui déjà n'arrive que trop tard.
Mon amie, pense souvent au meilleur ami que tu aies au monde, et dis-toi, aussi souvent que tu penseras à lui, que tu n'es plus seule au monde.
Je suppose que le courrier hebdomadaire de jeudi prochain te portera (s'il arrive juste à Paris) une nouvelle lettre de moi, et peut-être même avant que tu n'aies celle-ci.
Adieu, mon amie, crois-tu que je t'aime?
Ton bracelet n'est pas fini. S'il l'est pour jeudi, tu l'auras par cette occasion.