Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819
Mon premier séjour ici, mon amie, va finir. A mon retour de Naples, je compte m'arrêter encore une huitaine de jours pour voir ce que je n'ai pas encore vu, ou plutôt pour diminuer la somme des objets dignes de remarque et que je ne puis voir en aussi peu de temps. Cette ville-ci a des charmes inexprimables pour moi. L'homme, dans l'état de santé morale, a deux grands et puissants éléments qui forment la base de son existence: le cœur et l'esprit. Tu sais, mon amie, ce qui occupe mon cœur. Il n'est pas à Rome, mais cette ville offre à mon esprit tout ce qu'il recherche et ce qui lui plaît: grands souvenirs, luxe et bon goût dans tous les objets dignes de fixer la pensée; monuments anciens, modernes, échelle immense, tout se réunit à Rome.
Je compte monter en voiture demain au point du jour pour aller coucher à Mola di Gaeta. Je veux éviter la couchée à Terracine, vu le préjugé de la malaria, que trop fondé en raison sur tout autre point des marais Pontins, mais qui, surtout dans cette saison, n'existe pas réellement pour Terracine.
Mola [428], ce 24, 9 heures du soir.
Je suis ici depuis 3 heures. J'ai donc encore vu le coucher du soleil sur l'un des beaux points de la terre. Je t'écris d'une auberge placée au centre du golfe; l'horizon est fermé à la droite par la ville de Gaëte et la forteresse, et je découvre à ma gauche le Vésuve qui, depuis le 13 de ce mois, jette de la lave. Je le vois enveloppé d'une épaisse fumée qui tantôt s'élève et tantôt prend la forme d'un nuage autour de sa cime. La plage est verte et riante. Je suis séparé de la mer par un immense jardin d'orangers et de citronniers, chargés de fruits et de fleurs.
C'est une chose singulière que la ligne tracée par les marais Pontins. Ces marais sont, depuis les desséchements de Pie VI [429], une suite non interrompue de jardins couverts du luxe de végétation le plus riche. A Terracine commence un nouveau climat bien plus méridional encore que celui de l'État romain. Les rochers se couvrent de plantes grasses; des cactus énormes y viennent comme de la mauvaise herbe et l'aloès sert de broussailles. Les buissons se composent de myrtes.
L'auberge que j'habite s'appelle la maison de Cicéron. Il paraît, d'après une critique raisonnable, que c'est en elle qu'il est né [430]. Mon amie, cette idée ne m'inspire guère. Cicéron parlait beaucoup et faisait peu; il était poltron, et avait cela de commun avec la plupart des savants et je n'aime pas cette caste. Je voudrais que, pour le bien de l'humanité, il puisse y avoir du savoir sans qu'il existât des savants. Si tu étais femme savante au lieu de tout ce que tu es de bien, je ne t'aimerais pas.
Naples, ce 25.
Quel beau pays j'ai parcouru aujourd'hui! L'aspect de Naples ne m'a pas surpris: je l'ai trop vu reproduit en peinture et dessin pour ne pas croire l'avoir vu. La seule différence que j'y trouve, c'est que le site est plus vaste que je ne l'avais cru, mais je suis plein d'étonnement de la culture des campagnes. Figure-toi un pays riche de tous les bienfaits de la nature, un ciel comme il n'en existe pas, une terre qui produit sans cesse et de l'industrie, et tu auras une idée de la campagne depuis Foggia jusqu'à Naples. Le peuple est sale, pour que le défaut soit à côté du bien. Rien ne peut être parfait dans ce bas monde.
J'ai pris ici un hôtel sur la Chiaja [431]. J'ai en face de moi une plage immense de mer, coupée par les îles les plus pittoresques du monde. La rive droite du golfe et le château de l'Œuf ferment le cadre. Je ne vois pas le Vésuve de mes fenêtres, ce qui me gêne [432]. Ce soir, il était couvert de lave. Je l'ai vu du salon de notre envoyé ici. Mon amie, le Vésuve ne gâte rien dans un tableau quelconque; un salon qui vous l'offre en perspective est un beau salon.
La journée, au reste, a été mauvaise. Nous avons du siroco, ce qui nous amènera de la pluie.
Bonne amie, tu dois trouver que j'ai une manière de t'entretenir peu recherchée: je te parle du temps qu'il fait comme si une seule goutte pouvait t'atteindre. Mais tu veux savoir ce que je fais; tu ne me sauras pas mauvais gré de te parler des impressions que j'éprouve. J'ai même le besoin de te les communiquer; si je te parle du cadre dans lequel je me trouve, tu m'y reconnais au milieu de la foule et tu ne doutes pas que mon cœur ne soit occupé que de toi, malgré la distance et le chagrin que j'éprouve de ne pas être heureux!
Ce 26.
Le temps est si fort à la pluie que je ne suis sorti que pour aller rendre quelques devoirs de société, tristes devoirs et qui devraient être décomptés sur la vie. Mon amie, cette vie, et surtout la mienne, s'en compose cependant et, si je suis à la recherche des moments de bonheur, le résultat de l'entreprise me prouve constamment que leur nombre est infiniment petit.
J'ai eu naguère quinze jours de vie, et si nous voulons faire le compte scrupuleux des moments qui ont compté dans ces quinze jours, ils se réduiront à peu, bien peu d'instants. Et de combien encore ces peu d'instants eussent pu être meilleurs! J'ignore, mon amie, si tu éprouves dans la poursuite de cette dernière question les mêmes sensations que moi. Je suis à la fois au désespoir et satisfait de ce moins dans notre existence. Au désespoir, en ne consultant que mon cœur et mes sens, et satisfait en rentrant dans les derniers refuges de ma raison. Je sens cependant que, si j'avais aujourd'hui la même quinzaine en perspective, je mourrais plutôt que de me ménager encore ma même satisfaction. Bonne amie, je te préviens que tu n'as plus le droit de compter jamais sur ma raison.
Ce 27.
J'ai été interrompu hier par l'arrivée du courrier qui m'a apporté ton no 31. Que peuvent être devenus ceux qui me manquent? Je n'y conçois rien; j'ai toutes mes lettres et de tous les côtés. A qui as-tu confié les nos 27 et 28? Si tu te sers d'occasions particulières, mande-le-moi toujours ainsi que je le fais; je pourrai regretter alors le retard d'une lettre, mais ne pas être inquiet de son sort.
Bonne amie, que nos pensées suivent une même pente! Lis ce que je t'ai écrit hier et compare-le à ce que renferme ta lettre no 31. Oui, mon amie, nos épreuves sont faites; il ne nous reste qu'à être heureux quand le ciel nous aimera assez pour nous réunir. Je suis sûr que tu partages tout ce que j'éprouve, mes regrets comme ma satisfaction, mes désirs comme mes peines. Conviens que je ne t'ai point trompée quand je t'ai dit que je savais aimer. Tu le sais aujourd'hui, et le monde croit le contraire; c'est un double charme pour moi. J'ignore pourquoi j'aime à être seul de mon secret dans les relations les plus importantes de ma vie.
Ce 28.
J'ai passé ma matinée, mon amie, en courses, malgré le temps peu favorable qui me poursuit depuis que nous sommes ici. Rien n'est magnifique comme le tableau qu'offre ici la nature. J'ai été sur une montagne très près de Naples, et qui sépare le golfe qui porte le nom de cette ville d'avec celui de Baja [433]. La vue en est magnifique: à gauche, le Vésuve et la chaîne des belles montagnes qui vont mourir au cap de Massa, l'île de Capri, une immense plage de mer, la ville de Naples, bâtie en amphithéâtre sur des hauteurs couronnées de villas et de jardins; en face, les îles de Procida et d'Ischia; à droite, le cap de Misène, les villes de Baja, de Pozzuoli, le lac d'Averno, des campagnes fertiles au delà de toute croyance, en un mot tout ce que la nature peut offrir de beau et de diversifié. C'est à travers cette même montagne que la grotte de Pausilippe a été taillée pour abréger les communications entre les deux golfes, ainsi que l'on perce une porte dans une enceinte pour épargner qu'on doive en faire le tour. Tous ces lieux sont pleins de souvenirs: la terre de Naples est classique comme celle de Rome, et j'éprouve, sur cette terre, des sensations différentes à toutes autres. Mon amie, il y a dans mon essence un tel éloignement pour les Barbares et pour tout ce qui mérite ce nom, que c'est dans cette combinaison que je puis seulement trouver l'explication de ce phénomène: ce qui me fait du mal à Naples, c'est tout juste ce qui y porte l'empreinte du vandalisme, et il serait facile de composer une longue liste de ces objets. Les maisons de Naples me désolent. J'aime mieux les architectes de quelque coin en Bohême que ceux d'ici et des maisons bâties ainsi qu'elles le sont toutes ici—à vingt heures de marche de Rome!
Tu me parles de ta promenade à Richmond et de ta campagne. Mon amie, je voudrais avoir été dans le premier de ces lieux avec toi, et rester avec toi dans le second. Je crois, mon amie, que nous eussions été plus heureux l'un et l'autre que toi à Richmond et moi sur le Quirinal. Richmond est, au reste, l'un des plus jolis points de la terre. J'y ai fait vingt parties dans ma vie, et toujours avec une égale satisfaction.
Il y a eu ce soir une espèce de bal chez Mme Bees, Anglaise. Il est ici des noms que la bonne compagnie ne connaît pas à Londres, et qui dépensent leur ambition en routs [434] et plaisirs de ce genre. Comme ce n'est pas le mien, je ne reste jamais qu'une demi-heure au milieu de tant de faux luxe et de véritable ennui. Saint-Charles [435] est fermé pour notre malheur. Il n'ouvrira que le 9, vu la double neuvaine de saint Janvier [436]. Je verrai alors quelques bons opéras que le Roi a fait arrêter tout exprès. Je voudrais les entendre à tes côtés. Je les trouverais meilleurs même que peut-être ils le seront en fait.
Ce 30.
Je fais partir le courrier. Tâche, mon amie, de retrouver ou de me faire retrouver tes nos 27 et 28. Tu conçois combien ils doivent m'intéresser: ce sont tes deux lettres après l'arrivée de Paul. Tu y réponds sans doute à ce que je t'ai écrit par lui. Je ne suis pas embarrassé de la réponse: je la connais, car je connais ton âme et ton cœur. Je n'ai pas moins besoin de m'entendre dire par toi ce que je sais comme si je l'avais entendu. Mon amie, quand je veux savoir ce que tu penses et ce que tu veux, je n'ai qu'à rentrer en moi-même. Je suis sûr de ne pas me tromper.
Tu tiens à ce que la fin de mes lettres soit tendre. Tu es enfant, bonne amie, et je ne t'en aime pas moins. Le dernier mot d'une lettre n'est que peu de chose; les mots tendres ne sont guère plus. C'est la pensée qui domine dans toute la lettre qui est tout, et cette pensée ne peut ni se cacher ni se détourner. Elle paraît à travers tout; elle pénètre comme la lumière à travers les plus minces espaces. Si tu peux douter de la nuance qui domine dans chacune de mes lettres, tu n'es guère confiante.
Adieu, mon amie, je voudrais ne jamais te dire ce vilain mot, ou bien l'employer comme on le fait ici—car addio se dit aux arrivants et ne se dit même qu'à eux. Il équivaut au How do you do des Anglais.
Quand aurai-je le bonheur de faire le premier shake hand avec toi?
Adieu donc, bonne amie à laquelle je dis que je l'aime, non parce qu'elle le veut, mais parce que je le sens, comme ma vie elle-même.