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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 15.

Vienne, ce 11 février.

Mon amie, tu sais que j'ai besoin de toi comme de la vie, ou plutôt que je ne crois plus avoir besoin de vivre que pour t'aimer. Dès que je finis un numéro, j'en commence un autre; je ne suis content que quand j'ai une feuille commencée; sans elle, je me crois seul; avec elle je ne suis guère heureux, mais les pauvres, mon amie, ne méprisent pas les miettes de la table du riche. Nous ne sommes pas riches tous deux! Et pourtant ne me trouveras-tu jamais disposé à troquer avec personne.

Je crois que je serai encore dans le cas de t'envoyer cette lettre par un courrier qui va se trouver à ma disposition peu avant ou à l'époque même du départ de Paul. Partant en même temps, il arrivera plus vite que lui, parce que Paul s'arrête à Dischingen [335] et à Paris, et parce qu'il est Paul.

Sa femme ne vous arrive pas encore, mais elle se promet à l'Angleterre au mois d'août ou de septembre prochain. Combien je serais heureux si tu voulais te promettre à l'Autriche!

Je commence à entrer dans les tourments du départ. Tu sais que rien n'est pire que tout ce qui précède une fin quelconque, et celle d'un séjour même est un peu comme l'agonie qui n'est que la fin de la vie. Je crois que j'aime l'éternité, ne fût-ce que parce qu'elle ne la serait pas si elle pouvait finir. Il n'est pas un tourment, en fait de petites choses, qui ne soit réservé aux derniers moments. L'examen d'une conscience ministérielle n'est pas peu de chose en lui-même; j'ai peur d'oublier ce qui ne se présente pas à ma mémoire et ce qui, par conséquent, est oublié de fait; j'ai peur d'entamer ce que je prévois ne point avoir le temps de finir; j'ai peur de tout, mon amie, hors de toi, et je ne crains à la fois sérieusement que toi. Tu vois là un homme bien arrangé.

Mes enfants m'aiment tant, ou plutôt aiment-ils tant savoir ce que je fais, que la plus grande partie d'entre eux courent après moi. J'arriverai partout comme un pâtre avec son troupeau. Ma bonne amie, que n'es-tu Mme de Golovkine! La place, je crois, est vacante. Je ne l'ai jamais entendu parler d'un être féminin lié à lui; ce que je lui connais ne sont que des nœuds libres et volontaires que je me garderais bien de dissoudre. Mon amie, je te présenterais au Pape, et je parie que le Saint Père te trouverait charmante et que, de tous mes péchés, il me pardonnerait le plus facilement d'aimer ce qui est aimable, de croire à ce qui est raisonnable, de me fier à ce qui est bon et de tenir à ce qui est sûr. Il me paraît qu'en quatre thèses, je viens d'écrire l'histoire raisonnée de mon cœur; mes aveux sont si courts qu'ils ne doivent pas t'ennuyer.

Mon départ est définitivement fixé au 24 février, nouveau style. Je serai le septième jour à Bologne et par conséquent le 6 ou le 7 de mars à Florence. J'y trouverai le printemps établi, les jardins en fleurs, l'air embaumé et mon cœur sera vide.

Je fais le voyage dans les dispositions les plus heureuses: je suis décidé à trouver tout insipide, à ne jouir de rien, à m'ennuyer de beaucoup, en un mot à rouler et non à vivre.

Ce 13.

Ma journée d'hier a été l'une de celles qui ne m'étonnent pas, mais qui m'excèdent. Trois heures de conseil, trois heures de travail de bureau, trois d'audience et, pour surcroît de chance, deux de séance chez Lawrence. Ces deux heures se sont passées à ébaucher ma main droite. Comme je n'ai pas la moindre prétention à la beauté de mes mains, il m'est insupportable de perdre des heures pour les faire peindre. Si jamais tu la vois, cette main droite, dis-toi que je souffre de son immobilité; combien elle serrerait la tienne si elle était effectivement la mienne! Le portrait au reste est excellent en tout et pour tout. Il n'est plus méchant, je commence même à avoir peur que Lawrence ne l'ait un peu trop moutonné.

Bonne amie, penses-tu quelquefois à moi? Je crois que oui, et j'en suis satisfait. Si tu ne le faisais pas, tu serais la personne la plus ingrate du monde, oui, ingrate, c'est le mot, le seul qui convienne pour t'exprimer mon sentiment à ce sujet.

Ce 14.

Gordon vient de me prévenir qu'il expédiera un courrier demain matin, et c'est lui qui portera cette lettre à N[eumann]. Paul partira demain au soir avec ce que tu attends par lui en suite de ma dernière lettre. Paul est bien heureux, ou plutôt serait-il bien heureux à ma place! Quelle destinée bizarre que celle du cœur humain! Je le crois très peiné de quitter la duchesse de Sagan, je ne crois pas qu'elle le soit autant que lui. La duchesse me reste et je vais la quitter sans aucun regret. Il y a quelques années que j'eusse donné beaucoup pour rester dans un même lieu qu'elle; aujourd'hui, sa présence ne m'est ni agréable, ni déplaisante: elle ne m'est rien.

Paul va te rejoindre: cela lui sera très égal. S'il restait ici, il serait heureux; si je partais pour Londres, je le serais à mon tour. Tant il y a que personne n'est ordinairement à sa place et que ceux qui s'y trouvent sont seuls heureux!

Tu vas me croire inconstant, et ce que je viens de te dire autoriserait le reproche. Tu vas croire que je puis aimer aujourd'hui et ne pas aimer demain. Rassure-toi, mon amie; tel n'est pas le cas. Ce qui a rapport à la duchesse est hors de mon genre et placé par conséquent sur une ligne très différente de la nôtre.

Madame de S[agan] est une femme très bizarre; elle est plus que cela: elle est décidément folle, mais d'une folie que je n'ai reconnue qu'en elle. Elle veut toujours ce qu'elle ne fait pas, et elle fait ce qu'elle ne veut pas. Telle est sa folie.

J'ai fait sa connaissance, il y a quinze ou seize ans pour le moins [336]. Elle était mariée et elle n'a plus voulu l'être. Elle s'est divorcée pour se remarier. Son mari de choix a cessé d'être son amant et même son ami le jour du mariage. Elle a voulu de moi comme amant. Je n'ai pas voulu. Elle s'est liée avec un ennuyeux anglais, M. King. Peu de temps après sa liaison, elle n'a plus voulu de lui, et elle est revenue à moi. J'ai voulu me lier tout aussi peu avec elle la seconde que la première fois. Elle a pris au bout de trois ans un nouvel amant, pour le détester le lendemain du début. C'est alors que je l'ai prise comme l'on prend ce que l'on n'aime pas et même ce dont l'on ne se soucie guère. Elle a conservé son amant pour la forme: j'étais libre et ennuyé, et je la voyais quand et comme je voulais. Elle m'a aimé parce que je ne l'aimais pas. Au bout de plusieurs années, je l'ai trouvée libre et malheureuse. J'étais libre. Je l'ai vue beaucoup et elle m'a demandé si je ne voulais pas entrer dans des relations plus réglées avec elle. Je lui ai proposé une capitulation: je lui ai demandé six mois de fidélité. Je me croyais appelé à l'y maintenir; je croyais lui faire du bien en lui procurant du repos. Je ne l'ai jamais aimée; mais j'ai aimé les soins que je donnais à l'entreprise. J'ai fait banqueroute! J'ai vu que, de tous les éléments, le moins possible à rencontrer en elle, c'était la fidélité. Je me suis entêté, comme il arrive toujours dans les mauvaises affaires; j'ai usé cinq à six mois en patience, en remontrances, en ennui. J'ai rompu pour ne plus revenir [337]. Le lendemain de la rupture, Mme de S[agan] a voulu se tuer; j'ai tenu bon et... elle ne s'est pas tuée.

Voilà mon histoire avec elle; juge si je l'ai aimée, toi qui sais aujourd'hui ce qu'il me faut pour pouvoir aimer; juge de ce que je dois éprouver aujourd'hui sur son compte! De mes amis n'ont pas conçu comment je ne la haïssais pas. C'est que la haine n'est pas dans mon essence et que, pour haïr, il faut s'aimer plus que l'on n'aime les autres.—Mon amie, de tous les êtres au monde, Mme de S. m'est aujourd'hui le plus étranger, et celui qui doit me le rester le plus, durant le reste de ma vie!—Eh bien! c'est elle qui reste, tandis que tu es à 400 lieues.

Ce 15.

Le courrier de Gordon part. Je lui confie cette lettre. Paul partira ce soir et il t'en portera une autre. Le courrier de G[ordon] mettra neuf jours à t'arriver. P[aul] en mettra près de vingt.

Mon amie, tu pourras m'écrire comme toujours, après que j'aurai quitté Vienne. Le courrier hebdomadaire de Paris se dirige droit sur moi. N'oublie pas que je m'éloignerai jusqu'au mois de mai, que, par conséquent, le retard de mes lettres ne tiendra pas à moi, mais à la cruelle distance qui nous séparera et qui augmentera à chaque pas que je ferai vers Naples. C'est le Vésuve qui servira de borne à ma course. La nature sert ici mes intérêts, et je crois que je verrai avec plaisir ce dernier terme à la distance qui doit nous séparer. Mon amie, je penserai à toi aussi souvent que je verrai quelque objet digne de mon attention. L'amour véritable élève l'âme—tu me l'as dit toi-même—et tout ce qui est beau et bien dans le monde semble destiné à lui servir d'hommage et d'autel. Je penserai à toi, je me sentirai entraîné vers toi et je me saurai gré de ce mouvement bien naturel de mon cœur. Tu sais maintenant quels seront les meilleurs moments que je passerai en Italie!

Adieu, mon amie. Continue à m'aimer et à me dire que tu m'aimes.

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