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Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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No 14.

V[ienne] ce 28 janvier 1819.

Je commence un nouveau numéro, mon amie, pour te dire que je t'aime de tout mon cœur et que je n'aime que toi. Cette lettre te sera enfin remise par Paul.

Tu y trouveras jointe la partie du no 13 que je n'ai pas voulu confier à une occasion moins sûre que ne l'est la présente. Il te suffira d'y jeter un coup d'œil pour te convaincre des motifs de prudence qui m'ont fait agir ainsi. Je ne sais ni compromettre ceux qui placent leur confiance en moi, ni compromettre un grand intérêt dans ma vie. Le premier de tous se trouve touché dans ce que je t'ai écrit le 22 de ce mois [307].

Il me reste à te prier de faire tout ce que je te demande dans les feuilles jointes à la présente lettre et écris-moi que tu l'as fait.

Mon amie, je ne puis te dire assez combien le voyage si long que je vais entreprendre me gêne. Je déteste le matériel du voyage; je regarde la voiture comme une prison, et je suis trop libéral, malgré ce qu'en pense le Morning Chronicle, pour ne pas aimer la liberté de mes mouvements. Je vais par-dessus le marché au midi, pendant que tu es au nord. Notre correspondance—le seul bonheur duquel je jouis en ce moment—ne peut qu'en souffrir. En un mot, mon amie, ce que j'eusse entrepris naguère sans plaisir mais sans dégoût, tourne aujourd'hui en ennui complet. Ma santé est bonne et je crois que le voyage la rendra meilleure encore; l'air et le soleil de l'Italie me font toujours du bien; ils calment et détendent mes nerfs; je suis forcé à un mouvement que je ne trouve pas moyen de faire dans mon attitude habituelle. Voilà le bon côté de la chose, mais il est physique, et le moral l'emporte chez moi toujours sur la partie matérielle de mon existence.

Toi, c'est-à-dire du bonheur, c'est ce qu'il me faudrait, et je ne le trouverai pas aux bords du Tibre ni sur la plage de Baja. Si je pouvais faire le voyage avec toi, je le regarderais comme l'une des plus grandes jouissances de ma vie.

Le seul point lumineux au milieu de tant de brouillards, c'est la rencontre avec ma fille [308]. Je ne la quitterai pas de tout le voyage. Je trouve en elle toujours un être qui me comprend, et rien ne calme, plus que ce fait, mon âme si isolée au milieu du monde. Je voudrais tant t'envoyer l'une ou l'autre de ses lettres, pour que tu puisses juger combien elle est ma fille. La pauvre petite a le cœur le plus pur et à la fois le plus chaud que l'on puisse rencontrer; ses sentiments sont tout en dehors pour ceux qu'elle aime et toutes ses paroles sont simples comme elle. Elle a écrit dernièrement à sa mère, le jour de sa naissance: «Je vous écris à genoux, lui dit-elle, pour vous remercier de vingt-deux années de bonheur [309]!» Voilà tout ce qu'elle dit, et j'aime mieux cette seule ligne qu'un roman sentimental tout entier. Aussi ne puis-je t'aimer plus que je ne l'aime, ni elle plus que toi. Je vous aime autrement, et les sots seuls prétendent que l'on ne peut avoir dans son cœur plusieurs affections également fortes. La différence dans l'affection n'exclut ni sa force ni son existence. Ce qui tourne en faveur du sentiment de la nature de celui que j'ai pour toi, c'est qu'il ne peut porter que sur un seul objet, tandis que celui que l'on porte à un enfant, à un frère, peut exister à la fois pour tous vos enfants et parents.

Tu recevras d'Italie un véritable journal. Ce ne sera pas celui d'un voyageur sentimental, mais d'un homme tout simplement et tout bonnement ton ami. Crois-tu que je le sois tout à fait? Crois-tu qu'on puisse l'être plus que je ne le suis? Toi aussi, mon amie, demande à ceux qui t'assureront que je ne sais pas aimer: «Vous a-t-il aimé?» Tu ne risques pas de rencontrer celle qui pourrait te répondre par un «oui» tout rond.

Ce 29 janvier.

J'ai vu dans les feuilles que tu as été invitée à Brighton [310]; je savais par ta dernière lettre que tu t'apprêtais à y aller. Si j'étais seigneur de Brighton, tu y serais toujours quand j'y serais moi-même et je crois que, dans ce cas, Londres me verrait peu. Dans un rapport de cœur, la campagne vaut le double de la ville; tout y est réunion et la sert; les entraves du salon n'existent pas; le même toit semble réunir les cœurs comme les individus. Une bonne saison de vie de château avec toi ferait le bonheur de ma vie; je crois que j'y ferais provision de bonheur et que j'en acquerrais un fonds assez riche pour suffire à ma dépense bien au delà de la durée du séjour.

Ce 30.

J'ai été interrompu hier, dans ma lettre, par la meilleure des causes, par la seule, je crois, qui au monde eût pu m'être agréable. L'on est venu m'annoncer l'arrivée du courrier de Londres. Je l'ai fait venir sur-le-champ, j'ai déballé moi-même sa valise, j'ai aimé même à voir l'une des plus sottes figures—véritable valise vivante—qu'il y ait au monde. Je suis sûr, mon amie, qu'il ne t'est jamais arrivé de quitter un lieu où tu venais d'être heureuse, sans attacher une idée de jalousie au retour du postillon qui t'as conduite la première poste. Je crois toujours que cet homme doit être heureux! Or, mon imbécile d'hier et de tous les jours m'a paru malheureux d'avoir quitté Londres.

Ne t'y trompe pas, mon amie, je ne suis souvent guère plus que toi en passe de lire tes lettres quand je le veux, et cette volonté porte toujours sur le premier moment possible. J'avais dans ma chambre l'un de mes conseillers, j'étais occupé d'une fastidieuse affaire, je n'étais pas les jambes croisées dans le coin d'un canapé; ma bonne amie, j'ai fait une bête mine en me faisant faire le rapport d'une sotte affaire. J'ai déballé; j'ai renvoyé mon ennuyeux référendaire; je me suis mis à décacheter mes paquets; celui que l'on cherche est constamment le dernier que l'on trouve. J'ai ouvert tes lettres, je me suis mis à lire et j'ai eu la visite du nonce [311], de Golovkine, de Caraman, de sept ou huit athlètes politiques. Les scélérats m'ont retenu trois heures. Si j'avais été leur mère, je les aurais fouettés. Enfin, je suis parvenu à te lire, oui, bien toi, mon amie, car rien, hors tout toi, n'est plus toi que tes lettres. J'aurai bien à y répondre: j'en suis tout plein et tout heureux.

Avant tout, merci, bonne D., que tu sois ce que tu es. Me suis-je trompé en toi? Ai-je eu du courage de me placer et de me livrer comme je l'ai fait? Ai-je eu de l'esprit à deviner le tien, du cœur à pressentir le tien, du goût en te choisissant, de la sagesse en faisant de toi l'amie de ma vie? Ne va pas croire que je n'eusse point pu faire autrement que je n'ai fait. Je crois t'avoir déjà dit ce que je pense des impressions spontanées. Quelques fortes que puissent être ces impressions, elles ne sont jamais plus fortes que mon âme. J'ai toute ma vie été maître du premier mouvement, je ne me suis livré au second qu'en suite de ma ferme volonté de le faire, je n'ai jamais dirigé le troisième. Aujourd'hui, il me serait tout aussi impossible de ne pas t'aimer que j'ai eu la faculté de me livrer à toi ou à te laisser loin de moi. S'il y a peu de roman dans ce fait, c'est que je n'ai jamais écrit le roman, je n'en lis même jamais. Je suis si pénétré de la conviction qu'il n'en existe pas un que je n'eusse écrit avec autant de véritable sentiment que le lecteur sentimental y découvre souvent sans être romanesque lui-même, que je ne trouve pas qu'il vaille la peine de lire ce que d'autres ont senti ou se figurent avoir senti. Ma bonne amie, crois-m'en sur parole; je sais aimer plus et mieux que la plupart des hommes.

Tes lettres sont tout ce que je veux: il n'en existe ni de plus aimables, ni de meilleures, de plus raisonnables, de plus fortes. Elles sont d'une femme comme je l'aime, d'une amie qui seule peut être la mienne. Tout est raison dans ton âme et chaleur dans ton cœur; dès que le contraire a lieu, l'être, en un mot, qui, à mon avis, est transposé, n'est plus fait pour moi. Reste, bonne amie, comme tu es et ne crains rien du temps. Ce n'est pas quand l'on est comme moi que le lendemain est à craindre; le jour d'aujourd'hui est plus demain et jamais moins. Je vais en m'élevant et non en baissant, j'ai le pas assuré; comme petit garçon déjà je suis moins tombé que mes camarades; j'ai couru un peu moins vite, j'ai ouvert de grands yeux et j'ai toujours gagné le prix à la course. Je suis certain, mon amie, que nous deux arriverons toujours au but et, ce qui fait le bonheur de ma vie, à un même but.

Combien tes lettres me prouvent cette vérité! Oui, mon amie, un lecteur tiers ne trouverait pas de différences entre nos lettres; nous pourrions quasi chacun garder toujours la nôtre: nous y apprendrions à peu près tout ce que nous nous disons réciproquement. Le fait est simple: nous pensons l'un comme l'autre, nous avons les mêmes goûts, les mêmes besoins; tu es en femme ce que je suis comme homme. Je n'aurai jamais une impression qui ne te porterait au même jugement que moi. Nous sommes vrais tous deux, et c'est beaucoup. Nous le sommes par besoin ou plutôt par impossibilité de ne pas l'être, plus que par toute autre cause. L'on peut être autre que nous le sommes; dans ce cas sera-t-on meilleur ou plus mauvais? Le troisième, homme ou femme, peut exister, mais je ne l'ai pas trouvé. Ne va pas le chercher.

Moi aussi, mon amie, j'ai le sentiment que plus personne ne te satisfera en plein. Tes sens existent, donc ils peuvent se séduire. Ils ne te procureront plus une entière jouissance; il te manquera ce que tes sens n'ont jamais offert, ce qui est placé hors de leur sphère. Les jouissances que les sens seuls procurent, ressemblent aux effets d'une girandole. Les fusées s'élèvent, elles jettent un jour qui devrait durer toujours; vous croyez vous élever avec elles; tout est beau et lumineux; les alentours même empruntent de leurs feux—et vous vous trouvez replongé dans les ténèbres. Ce qui fait notre vie, mon amie, n'est pas passager; nous irons mieux demain que nous n'allons aujourd'hui—et nous ne vieillirons pas en peu de moments.

Ce 30.

J'ai relu depuis hier deux fois tes lettres. Elles font mon bonheur. Bonne amie, ne crains jamais de m'en écrire de trop longues. Des lettres comme les tiennes n'ont pas de taille, chaque page vaut une lettre et la plus longue ne me paraît qu'une page.

Tu es donc arrivée à sentir le besoin de me mettre au fait de l'histoire de ta vie; c'est le premier de mes besoins quand j'aime. Je n'ai jamais peur que mon amie sache trop; j'ai peur qu'elle ne sache tout. Il n'est pas en moi un côté faible que je ne voudrais lui découvrir; si l'on a besoin de cacher, ce ne peut être qu'en suite d'un tort. Mon amie, je ne crois pas avoir jamais été dans ce cas.

Tu as vu que peu après que j'étais entré en contact avec toi, j'ai commencé par te parler de moi; tu n'avais pas le même besoin; tu l'as aujourd'hui: je crois que tu m'aimes plus. Mande-moi tout: que je sache quand tu as été heureuse et quand tu ne l'étais pas. Je sais au reste ce qui te regarde; tu n'as pas besoin de nommer, je crois que je pourrai y suppléer. Tu as fait des choix et tu as été trompée; quelle est la jeune femme qui ne l'a pas été? Il est naturel que les femmes se trompent plus que les hommes et les raisons en sont simples. La plupart des hommes ne cherchent que ce qu'ils sont sûrs de trouver, tandis que les femmes cherchent ce qu'une longue expérience et une connaissance profonde du cœur humain ne permettent pas souvent de décider. Et à quel âge cherchent-elles un ami digne d'elles, un cœur sûr et aimant, un esprit juste et droit? Mon amie, les affaires se font en marchand et les femmes se livrent à la plus forte de leur vie à peine sorties de l'enfance. Les yeux disent à l'homme ce qu'ils cherchent, et le cœur de la femme veut décider d'avance de celui de l'homme qu'elle désire. L'homme a atteint son but au moment même où la femme n'établit de fait que son point de départ. L'homme cesse quand la femme commence; l'amour paraît trop long au premier et la vie trop courte à la dernière. La femme ne veut pas quand l'homme veut et elle veut quand il ne veut plus. Tout ceci est dans la nature, et sans cette loi l'amour n'existerait pas, ce don du ciel réservé par le Créateur à la seule espèce humaine. L'amour véritable est tant, mon amie, que s'il était facile à rencontrer, il ne vaudrait plus rien. Il se compose en premier lieu de disparates et d'oppositions; il se renforce par les difficultés; il n'est couronné que par la plus entière identité. Il a bien des termes à parcourir et bien des difficultés à vaincre; or dans les choses difficiles, la plupart des humains perdent haleine à mi-chemin, trop heureux s'ils y arrivent!

J'ai beaucoup connu un homme—et je crois que c'est celui duquel tu te plains—et je l'ai connu bien avant toi. Tes yeux auront éveillé ton cœur et ton cœur a ébloui ton esprit. L'on prend en amour souvent son propre esprit pour celui de l'objet aimé; l'on est si heureux de donner que prêter ne coûte rien. Or, mon amie, tu as un grand fonds de cette denrée et tu n'as pu t'apercevoir de la dépense que tu faisais.

Si le sort nous avait réunis plusieurs années plus tôt, sais-tu ce qui serait arrivé? Peut-être m'aurais-tu aimé et la jalousie nous eût désunis. Je suis bien loin d'être le meilleur homme de la terre, mais je suis l'un des plus justes. Rien ne me révolte comme tout ce qui ne l'est pas. Il est dans ma manière d'être quelque chose qui doit être vrai, car j'en ai éprouvé constamment les effets. J'ai l'air du monde le plus froid et le plus calme: mon amie découvre que je ne suis ni l'un ni l'autre. Dès que je suis en liaison, je deviens devant le monde vingt fois plus aride pour la femme que j'aime et je reste pour les autres tel que je suis constamment. Dès lors, la comparaison s'établit: je dois devenir autre que je ne puis l'être; je me révolte; l'on me taxe d'infidélité là où je ne suis que constant; je me fâche, l'on se fâche; toi surtout, tu te serais fâchée. Mon amie, je crois que, plus jeunes, nous nous serions disputés. J'ai le malheur de rester calme dans la dispute, et rien ne met les femmes hors des gonds comme le calme. Je suis bien certain cependant que rien n'eût jamais pu nous séparer, nous nous serions convenus trop pour nous quitter. Moi, au moins, j'ignore ce que c'est que quitter. Tu m'aurais peut-être battu.

Ce 31 [312].

Ta description de Brighton m'a fait grand plaisir. C'est tout comme si j'y étais: quelle différence cependant si j'y avais été! La description du logement ne me satisfait pas complètement. Je n'y vois de commode qu'une antichambre, et je conçois qu'un archiduc peut s'y trouver mieux que moi, car elle lui suffit.

Je ne suis pas étonné que le maître du lieu [313] ne t'ai point parlé de nous; ce n'est que par St[ewart] qu'il apprendra quelque chose, à moins que les yeux de sa future ne lui fassent oublier tout ce qui n'est pas elle [314]. J'ai eu grand soin de calmer sa curiosité, à force de ne lui rien dire du vrai et de convenir des apparences. La plupart des hommes ne vont pas au delà; il leur suffit de rencontrer une apparence de conviction qu'on les trouve fins observateurs; ils se contentent de cette belle découverte et ne se soucient pas de savoir le fond de la chose.

St[ewart] est parti convaincu d'ici que notre rapport se borne à la possibilité qu'il eût pu s'en établir un entre nous, si, et si, et si, etc., etc.

Or, sers-t'en comme d'une sourdine et non comme d'une trompette: il est bon à l'un comme à l'autre. St[ewart] est un très galant homme: ce sont tout juste ceux-là auxquels il faut dire tout ou ne leur confier rien.

Les feuilles du no 13 que tu reçois aujourd'hui prouvent de nouveau la coïncidence parfaite entre nos occupations et nos jugements. Tu verras que, sans être né au 64e degré, j'en juge parfaitement la température. Le but que je te propose doit être le nôtre, la marche qui doit y conduire doit nous être commune. Le terrain est encore net; il ne faut pas le brouiller et avec un peu de prudence y parviendrons-nous. Il m'est arrivé de parvenir à des choses plus difficiles que celle-là, c'est peut-être parce qu'elle devrait ne pas l'être que j'y parviendrai plus difficilement. J'ai une longue expérience dans les affaires de ce monde et j'ai toujours vu que rien n'est aisé à arranger comme tout ce qui semble présenter des difficultés insurmontables. Aussi, quand il s'en présente une, je commence toujours par voir s'il y a une impossibilité apparente: je ne tremble plus dès que tel est le cas.

Je n'ose pas penser à ce qui serait le succès de ma vie. J'ai peur même d'y penser, car rien ne tue les succès comme les désirs.

Ma bonne amie, tu te trompes quand tu crois que le voyage d'Italie finira à la fin de mai. Ce n'est que vers la mi-juillet que je pourrai songer à me mettre en route pour l'Angleterre, et c'est ce sur quoi s'étaient fondés mes doutes si je devais préférer 19 à 20. D'après ce que tu me dis et ce que je sais, je ne crois pouvoir penser qu'à 20, en me réservant toutefois de saisir tout moment propice—et il est des moments qui ne se présentent qu'au vol. L'automne de 19 ne peut donc entrer dans aucun calcul, mais je te dirai ce que je prépare pour l'année prochaine. Je compte me ménager un congé pour aller sur les bords du Rhin au mois de mai et de juin. J'irai d'abord chez moi—ce sera le prétexte—je passerai en Angleterre—ce sera le but—et je resterai dans le prétexte en passant de nouveau une quinzaine chez moi. Mes voyages sont de fortes affaires, c'est pour cela que je ne crains guère les défaites. Je parie, mon amie, que si j'avais été général, j'aurais gagné les batailles et j'aurais été rossé comme plâtre dans les escarmouches. J'aimerais, dans tous les cas, mieux ma course à Londres que Waterloo. Ma bonne amie, Waterloo a pourtant également son mérite; la gloire de la journée me fait même aimer la grosse cabaretière en face de la chapelle du lieu!

Ainsi la chose reste dite. Si je puis juger le moment et le saisir au vol en 1819, tu me verras à Londres. Si je crois le fait meilleur, de toute manière meilleur en 1820, ce sera cette heureuse année que j'irai. Mon amie, que n'est-ce demain!

Ce 1er février.

Mon amie, comme le temps passe! Voilà que tout va être à trois mois de date. Comme il passe lentement! Il me faudra peut-être plus d'un an pour te revoir. Tout passe excepté le sentiment que je te porte.

Quelle singulière personne tu es, et dans tout ce que tu dis et par conséquent dans tout ce que tu penses!

Tu me dis, dans ta lettre du 9 janvier: «J'ai le malheur d'aimer l'ambition, j'aime tout sentiment qui pousse un homme à aller en avant.»

Ce mot est si fort à moi que je te permets tout au plus d'en partager la propriété. Je vais te le prouver.

Quand, en 1814, l'Empereur m'a permis de joindre les armes de sa maison aux miennes [315], j'ai choisi un motto pour mes armes. Je me suis arrêté plusieurs mois au mot de «Vorwærts» [316], que j'ai voulu demander. C'est la dissonnance de la fin du mot qui m'a empêché de le choisir définitivement, et je vois aujourd'hui que j'ai eu tort. J'ai trouvé que toute l'ambition permise à un homme se trouvait concentrée dans ce mot; il porte à la fois sur l'individu et, à mon avis, bien plus encore sur ses devoirs. Un petit scrupule de peu de valeur m'a empêché de choisir le mot—le fait étant dans mon cœur et dans mon essence, je te plais. J'ai inventé Kraft im Recht [317] que je porte maintenant. Si tu veux savoir quels sont mes principes politiques, tu en lis le manifeste dans ces trois paroles.

Quant à l'ambition, mon amie, ne dis pas que tu l'aimes. Il en est une détestable et une autre qui seule porte aux belles choses, les seules grandes. Toute ambition qui se borne au calcul de se pousser soi-même est condamnable; celle qui vous porte à pousser la cause est la force motrice de tout bien. Je n'en ai et n'en admets point d'autre. C'est aussi celle que tu aimes, la seule que tu puisses aimer. Une âme comme la tienne ne veut que ce qui est utile, car tout ce qui ne l'est pas n'est pas digne de tes regards. Or, l'individu n'est rien et la chose est tout. Je ne puis plus être rien de plus chez moi que je ne suis; ma carrière est finie; je l'ai parcourue sans jamais penser à moi, sans jamais demander rien, sans même avoir voulu me charger de tant de responsabilités! Si j'avais de la mauvaise ambition, je serais content d'être ce que je suis; or, je ne le suis pas. Mon ambition est de faire et bien; c'est elle qui me console en partie des immenses sacrifices que je lui porte. Sais-tu quelle a été la sensation que j'ai éprouvée le jour où j'ai été tout ce que je puis être? J'ai manqué pleurer de la perte de ma liberté, et je me suis sauvé par l'idée que le plus méchant des sots ne trouvera plus moyen de croire que je fais pour devenir, que je marche pour monter. Quand je marche, mon amie, c'est pour arriver, et ma personne est maintenant hors de jeu. Je me trouve placé à la tête d'intérêts immenses; je ne suis pas un moment dans la journée où je n'aie le sentiment de ce que je dois à la confiance d'un homme que j'aime parce que je l'estime; chaque erreur que je commets porte sur à peu près 30 millions d'hommes; je ne crains que des erreurs, car je puis me garantir mes intentions. Crois-tu, mon amie, que placé ainsi, je puisse nourrir un sentiment quelconque d'ambition relatif à moi?

Ce 2 février.

Quelles bonnes journées! Gordon [318] m'a envoyé ce matin des dépêches que venait lui porter un courrier de son gouvernement. J'y ai trouvé une lettre de toi, bien empaquetée et bien bonne. C'est ton numéro 11 du 21 janvier. Tu étais bonne, tendre et triste, ce 21 janvier. Il t'est arrivé ce qui m'arrive. Quand il m'arrive de rêver d'un être que j'aime, qui est loin de moi, je passe toujours la journée suivante dans un état que je ne puis te faire comprendre que par les mots de «wehmüthige Stimmung» [319]. J'ai beau vouloir me distraire, la journée a hérité de la pensée de la nuit; je ne parviens pas à en sortir; elle pèse sur mon âme, elle accompagne ou suit toute idée étrangère à son objet. Mon amie, je te remercie de cette nouvelle ressemblance.

Tu me dis: «Je vaux mieux ou moins que toi.» Je t'accorde avec grand plaisir le mieux, je rejette le moins et je suis prêt à décider que nous valons l'un ce que vaut l'autre. Mon amie, c'est dans cette conformité entière—si rare à rencontrer—que se trouve le lien qui nous lie. Combien, si j'étais avec et près de toi, tu aurais de raisons de ne plus douter de cette entière conformité!

Tu me dis que tu m'aimes plus que tu m'as aimé? Je le crois: tout dans ce monde avance ou recule. Rien, et la pensée moins que toute autre chose, ne reste stationnaire.

Tu me rappelles que je t'ai prédit que tu aimerais mes lettres et moi en suite de mes lettres. J'en étais certain, et je ne te l'eusse point dit, si je ne l'avais été. Je sais que mes lettres expriment ma pensée; je sais que ma pensée te convient; je sais enfin que si je cherchais à t'écrire des lettres guindées, tu ne m'aimerais pas. Tu as appris à te confirmer par mes lettres dans vingt vérités que tu as eu la bonté d'accorder sur parole. Tu as été confiante et tu t'en sais gré. La confiance est une chose si forte et si grande qu'on peut finir par la regarder, dans des cas donnés, comme la source de tout bonheur comme de tout malheur. Moi, mon amie, je ne mériterai jamais le reproche d'avoir fait ton malheur. Je resterais cent ans en liaison avec toi—ce bonheur n'est pas d'ici-bas—que tu me retrouverais à la fin le même pour lequel tu as bien voulu me prendre au commencement de notre connaissance. Il est un élément en moi qui ne change pas, qui ne vieillit pas, que rien ne saurait faire dévier de sa ligne: c'est le cœur. Mon cœur a cherché à dix-huit ans ce qu'il a trouvé à quarante;—mon amie, crois-tu que je puisse jamais vouloir céder ma propriété pour rentrer dans le vague? Il t'en ira de même, tu ne me quitteras plus. Si, par la plus cruelle des destinées, je devais ne pas te voir de longtemps, si notre plus prochaine rencontre ne pouvait avoir lieu que dans un âge beaucoup plus avancé, nos âmes n'en feraient pas moins qu'une seule. Deux essences, confondues comme les nôtres, ne se séparent plus et, si la faculté existe, elles sont liées bien au delà des bornes du temps physique. C'est à nous à chercher à ne pas le voir s'écouler loin de l'autre. La volonté de l'homme est, après le Destin, la plus forte des puissances. Crois que je sais vouloir et fie-toi à cette force que le ciel a placée dans mon âme. Veux, de ton côté; soyons prudents et nous arriverons au but.

Je n'aime pas te faire de reproches, et pourtant faut-il que je t'en fasse un. Comment es-tu encore à trouver dur que tu ne rencontres pas ton cœur dans ton ménage? Ce bonheur, sous le point de vue du sentiment de l'amour, n'est réservé qu'à une faible somme de ménages privilégiés. Je ne crois pas qu'il se rencontre jamais dans ceux qui s'établissent dans la première jeunesse; la sécurité de la possession dans l'âge des passions, dans celui de la force et de la fleur de l'imagination, tue le charme de la propriété. Je nie catégoriquement que jamais il puisse se rencontrer dans les mariages d'amour entre jeunes gens. Or tu es dans le premier de ces cas.

Tu étais une enfant quand tu t'es mariée [320]. Tu as été placée dans une attitude qui n'est pas conforme à la marche de la nature dans les femmes. La jeune fille a besoin d'aimer sans plus; l'amour se présente à elle tout spirituel; le corps, la partie matérielle ne lui apparaît pas; elle ignore que c'est elle qui la pousse et qui éveille en elle un sentiment inconnu, mais plein de charmes. On jette une jeune personne entre les bras d'un homme qui commence par ce qui devrait être la fin; dès lors, la marche même de la nature est intervertie, et elle ne l'est jamais impunément. Le fait qui devrait ne jamais être qu'une récompense tourne en dégoût et le succès en défaite. L'âme s'affaisse sous le poids de ce régime, qui devrait être inconstitutionnel (tu vois que je suis libéral) et elle reste comprimée jusqu'au premier moment où elle prend son essor. Le ménage ne paraît plus alors qu'une dure nécessité—le devoir, un poids souvent insupportable—il semble un obstacle au bonheur. L'âme entre en révolution, elle brise des liens qui lui semblent injustes; elle se fonde sur une forte déclaration des droits de l'homme. Elle croit trouver le bonheur tout autre part que dans ce qui lui est imposé comme autant de devoirs; la vie s'use dès lors en contraintes, en désirs, en recherches, en espérances déçues, en erreurs dans les choix, en regrets. L'âge vient, le roman cesse et les faits se représentent de nouveau dans toute leur simplicité. Heureux ceux qui n'ont point de reproches fondés à se faire, à cette époque reculée, de s'être préparé une source de regrets amers et éternels!

Mon amie, ne trouves-tu pas que j'ai raison?

Mais en quoi as-tu tort?

Dans le fait que tu regrettes ne pas trouver dans ton ménage ce qui ne peut s'y trouver, et en cherchant ce qui ne se trouve pas dans ton mari, est la cause de tes regrets. Tu m'aimes, tu m'aurais épousé à quatorze ans: tu ne serais pas plus avancée en bonheur, sous le point de vue de ce que tu appelles l'emploi du cœur, que tu ne l'es. De l'amour, mon amie, ne va pas le chercher dans le ménage; ta conscience te fera le reproche d'aller le chercher hors de lui: je ne dis pas que cette partie législative de ton être ait tort. Je respecte avant tout la loi. Je suis assez faible pour y manquer quelquefois. Mon amie, pardonne-moi cette faiblesse: tu la partages; nous avons donc tort tous deux, sans avoir sans doute une autre excuse que le fait.

Il n'existe pas une loi qui ne soit fondée sur l'application de la plus pure morale. Mais la force des circonstances a dû engager souvent le législateur à renforcer les termes de la loi, et la plupart de ces circonstances tiennent à la réunion des hommes en société. L'on se marie pour avoir des enfants et non pour satisfaire le vœu du cœur. La société exige que telle soit la règle, mais le cœur s'y soumet bien difficilement; il finit ordinairement par regagner ses droits, et je suis convaincu que les bons ménages ne seraient fréquents que si les unions avaient lieu entre hommes de quarante et femmes de trente ans. L'un et l'autre des deux partis saurait alors qui choisir. Ta gouvernante t'aura dit cent fois: Pensez d'abord et puis agissez! Ta mère te l'aura répété: et l'on t'a fait faire l'affaire de la vie avant que tu aies même eu la faculté de penser et de savoir ni ce qu'est la vie, ni quelle en est l'affaire.

Le monde, mon amie, marche d'après les besoins de la société; le cœur a souvent bien de la peine à s'y soumettre. Mais ne va pas en chercher la cause hors toi-même.

Quand je t'ai dit, il y a longtemps, que je voulais que, pour me plaire, tu fusses bien pour ton mari, j'ai senti que je te donnais l'un de ces conseils que peu d'hommes savent donner. Mais, mon amie, tu dois m'aimer pour ce fait, car toi, tout juste toi, tu n'aimeras jamais dans l'homme que tu trouves digne d'être ton ami que ce qui est bien en soi-même ou pour le moins sage, dans une circonstance donnée. Le sommes-nous de nous aimer comme nous le faisons? Je l'ignore, mais ce qui est certain c'est que je ne saurais faire autrement.

Ce 3 février.

En parcourant ce matin ta lettre no 9, je n'ai pu m'empêcher de rire de ta colère contre N[eumann], de ce qu'il a bâillé pendant que tu lui parlais de moi et de nous. Ma bonne amie, c'est que N[eumann] n'est pas amoureux de moi. Et que Dieu garde qu'il le devienne jamais! Que ferais-je de son sentiment? Le métier de confident est le plus détestable qu'il y ait. Il ressemble aux charmes de celui d'un conducteur de diligence. T'es-t-il arrivé quelquefois de devoir lire des lettres d'amour adressées à une autre que toi? Elles me font l'effet d'un remède qui porte au cœur à force d'être fade. Mais aussi faut-il convenir que, sur mille, il n'en est pas une qui ne soit l'expression de la folie, de la déraison ou de la bêtise. Les pires de toutes sont celles qui sont rédigées dans le but de masquer la nullité complète de leur auteur. Le remède alors est pire que le mal.

Crois-tu encore à la possibilité que je puisse exister dans une liaison avec une petite sotte? Ne va pas croire que j'aime à écrire. En voyant les volumes que je t'écris, tu pourrais bien être tentée d'en admettre la chance. Je n'écris que quand je ne puis faire autrement; je ne t'écris pas par plaisir, mais par besoin et ce besoin tourne en bonheur. Je n'ai jamais ni correspondants ni correspondantes. Je n'écris que sur des in-folio. Je voudrais pouvoir trouver un autre mot que celui d'écrire, quand il s'agit de toi. Je te parle, je cause avec toi, tu es devant moi, en moi, partout. J'ai même la réputation du correspondant le plus détestable, le plus paresseux du monde; c'est, de toutes mes réputations, à la fois la plus vraie et la plus fausse.

Dis-moi qui sont les deux Anglaises desquelles j'ai été amoureux? Je ne me souviens d'aucune. Les Anglaises sont singulières. Leurs manières sont tellement à l'avenant que l'on serait tenté de croire, quand on ne les connaît pas, qu'elles sont à laisser ou à prendre sans plus. Elles sont si étonnées, quand elles rencontrent un homme qui leur parle avec un peu de suite, qu'elles portent sur-le-champ le même jugement sur son compte, jugement qui certes est moins hasardé. Mais, de l'amour, même les apparences de la cour qui précède l'amour, je te jure que je ne me sens pas coupable de ce crime envers aucune insulaire. Si je n'avais passé six mois à Londres à l'âge de dix-huit ans [321], je ne pourrais pas répondre en conscience si les femmes anglaises sont de la même espèce que celles d'en deçà de la Manche. Dis-moi, bonne amie, lesquelles de vos femmes se vantent, ce qui serait me faire trop d'honneur, et quels sont les imbéciles qui m'en font assez pour me taxer de fortunes aussi mauvaises que je regarde l'être toutes celles que l'on peut avoir avec des caillettes. Et tu m'assures que mes belles le sont!

Ce 4.

Mon amie, tu m'aimes bien, car tu aimes l'Autriche que tu n'aimais pas! Je ne te permets pas de ne pas m'aimer, mais je suis assez juste pour ne pas trop savoir pourquoi tu m'aimes tant; d'un autre côté, je ne te pardonnerais pas de ne pas aimer l'Autriche, car elle est bonne. L'un des bonheurs de ma vie serait de te voir l'aimer en suite d'un long essai. Tu l'aimerais alors de conviction, tout comme tu l'aimes aujourd'hui par entraînement. Sais-tu ce qui t'arriverait? Tu finirais par l'aimer plus que je ne l'aime, car l'on a beau l'aimer, l'on se lasse de porter un fardeau, et celui que je porte est lourd.

Tout ici est bon: je ne connais pas un fait basé sur un principe ou faux en lui-même ou condamnable. C'est le régime qui, au monde, respecte le plus tous les droits et garantit le plus toutes les libertés. Notre essence n'est point connue: elle ne saurait l'être, car nous ne parlons guère et le monde est plus enclin à croire sur parole à ce qui n'est pas qu'à se douter de ce qui est sans paroles. Notre pays, ou plutôt nos pays, sont les plus tranquilles, parce qu'ils jouissent sans révolutions antérieures de la plupart des bienfaits qui incontestablement ressortent de la cendre des empires bouleversés par des tourmentes politiques. Notre peuple ne conçoit pas pourquoi il aurait besoin de se livrer à des mouvements, quand, dans le repos, il jouit de ce que le mouvement a procuré aux autres. La liberté individuelle est complète, l'égalité de toutes les classes de la société devant la loi est parfaite, toutes portent les mêmes charges: il existe des titres, mais point de privilèges. Il nous manque un Morning Chronicle!

Tu crois que je suis libéral dans le fond du cœur? Oui, mon amie, je le suis et même au delà. Je te parlerai un jour, quand je ne serai pas à ma 34e page, de mes principes à ce sujet, et ne t'en effraie pas: je te prouverai que tu n'es pas de l'opposition. Tu aimes l'esprit, mon amie, et tu as raison; mais ton esprit est si droit et si positif que tu aurais beau faire, tu ne saurais dévier de la ligne pratique, et c'est tout juste celle qui ne l'est pas qui conduit à l'opposition. Rien n'est facile comme la critique; rien même n'est utile comme elle, hors le bien faire. Sur cent critiques, il n'en est pas un qui sache le dernier. Toi, mon amie, tu as ce que les femmes ont si rarement et de même ce qu'elles ont toutes. Tu es homme pour l'esprit, femme pour la finesse du tact. Tu es charmante, ma bonne D.; tu es ce qui me faut; je ne veux plus que toi. Ne te fâche pas de ces aveux et n'oppose rien à mes vœux!

Je suis occupé maintenant, depuis trois jours, de l'occupation la plus sotte du monde. Nous avons ici l'ambassadeur persan [322]. Ce diable d'homme veut tout ce l'on ne peut vouloir et se refuse à tout ce qu'il doit. Il existe chez nous une étiquette très sévère pour la réception des ambassades orientales. Mirza-Abdul-Hassan-Khan—nom doux à prononcer—est une espèce de Chinois pour l'étiquette [323]. Nous avons terminé avec lui; je vais le recevoir, et dimanche il aura son audience solennelle chez l'Empereur. Le cœur, mon amie, reste bien vide dans ces occasions, et, comme tout cependant me ramène à toi, même les ambassades persanes, je lui veux du bien, vu qu'il est l'un de tes enfants. Il se rend d'ici à Londres, et tu l'y as peut-être déjà vu une fois. Il a ici avec lui une esclave géorgienne, de laquelle le grand vizir lui a fait cadeau [324]. Je suis fâché que cette attention n'ait pas également lieu dans la Chrétienté. Je sais bien quelle esclave j'eusse demandé à ton Empereur, à la suite de l'entrevue d'Aix-la-Chapelle! Mon Dieu, comme j'aurais eu soin de cette gentille personne! Comme je la logerais bien, comme elle ne manquerait de rien et combien je serais bien plus à elle qu'elle ne pourrait jamais être à moi!

Ce 5 février.

Dans l'une de tes lettres, tu te plains de la société dans laquelle tu vis. Mon amie, la mienne n'offre guère plus de charmes. Il y a des êtres qui se contentent souvent de peu de chose, et beaucoup de monde et de bruit est peu. Je ne suis pas de ces gens-là. Je déteste ce que l'on appelle le monde; j'aime l'occupation et un cercle étroit, bien connu, sûr et aimable. Tu sais que les numéros 1 sont toujours placés sous les lustres. Eh bien! c'est peut-être pour cela que d'autres ne trouvent place que dans les coins, et c'est dans ces coins que se trouvent toujours l'esprit et la grâce. Il n'est pas un pays plus stérile que le nôtre en hommes aimables; les femmes valent mieux, mais les classes sont par trop tranchées; il n'en existe guère qui aient à la fois de l'esprit et du charme. Les femmes spirituelles chez nous sont ordinairement loin d'être aimables, et celles qui, au premier abord, paraissent aimables manquent d'esprit. Aussi n'en existe-t-il pas une ici qui pourrait me faire passer avec plaisir une soirée à ses côtés.

Ma société se compose de tout ce que porte le pavé de Vienne et de quelques hommes: ces derniers sont étrangers et en petit nombre. Je vois habituellement du monde tous les soirs à commencer de 9 heures. Les ennuyeux se sont donné le mot de se présenter en masse les dimanches et les jeudis, les médiocres viennent les lundis et les vendredis. Huit ou dix personnes—et ce sont celles qui sont bien—viennent à peu près tous les jours, et, les mauvais, nous ne nous renfermons dans notre coin que vers minuit où nous restons à causer jusqu'à 1 ou 2 heures. Ma pauvre amie, c'est dans ce coin—et ça surtout chez toi—que ceux qui se réunissent chez moi seraient bien et que tu le serais à ton tour. Il faut au milieu de plusieurs hommes, l'esprit d'une femme spirituelle. Tout prend une face nouvelle; les idées gagnent en fraîcheur et rien n'est comparable au genre de finesse et de tact qu'une femme aimable sait déployer dans l'intime réunion. J'ai passé les meilleures années de ma vie dans ce genre de vie; ma vie même y a été formée par la première liaison que j'ai eue. La femme qui m'a permis de l'aimer à dix-huit ans [325] était aimable; elle avait une tante d'un esprit très supérieur et qui ne souffrait que d'aimables entours. J'ai, en apprenant à connaître le monde, vu que rien n'est facile comme de faire valoir l'esprit que l'on a, et que rien n'est ridicule comme de courir après celui que l'on n'a pas. J'ai commencé par où ordinairement l'on finit. Aussi, arrivé ici pour la première fois à l'âge de près de vingt et un ans, on a voulu absolument m'en donner trente. Depuis que je suis formé, je manque du premier élément de mon bonheur social. Mon amie, si tu étais ici, comme je n'en manquerais plus!

Tu as raison: il y a beaucoup de femmes aimables en Angleterre; je connais beaucoup Lady Harrowby [326] c'est-à-dire autant que l'on connaît un être que l'on a vu journellement pendant quelques semaines. Elle est bonne et peut-être aimable. Tu me dis qu'elle l'est tout à fait, et je le crois.

Après tout, je suis difficile à servir. Une femme peut bientôt me paraître au-dessous de ce que je lui désirerais d'esprit—et elle peut en avoir trop. Mais ce trop ne porte jamais sur la manière de l'énoncer. J'ai passé beaucoup de temps près de Mme de Staël [327]: elle m'a étonné sans me charmer. Je ne conçois pas comment elle a pu jamais entraîner. J'ai d'autant plus de raisons d'assurer qu'elle n'aurait pu m'entraîner, qu'elle l'avait voulu et avec une véritable assiduité et recherche. Ma première connaissance avec elle date de Berlin, où elle a passé un hiver. J'étais continuellement avec elle et elle voulait être davantage avec moi. Nos vues ne se sont pas rencontrées. Les facilités m'ont semblé autant de difficultés insurmontables. Son esprit m'a fait mal, ses gestes m'ont fait peur. La femme-homme me tue.

Son salon, loin d'être agréable, ressemblait au forum, et son fauteuil, à une tribune. Elle voulait des esclaves enchaînés à ses pieds, tout en ayant l'air de vouloir se soumettre. Je répugne à la domination et à l'esclavage; je désire un échange d'idées libres; je désire beaucoup quand j'aime, et il faut que le tout ne ressemble pas à une grâce et bien moins encore à une punition.

Mon amie, plus j'y pense, plus je veux toi et moins je veux tout ce qui n'est pas toi.

Je n'ai plus donné de baiser aux joues roses et rebondies. Je ne l'ai point fait avant d'avoir reçu la lettre et je le ferai bien moins après. Il est des baisers qui n'en sont pas; je n'en donnerai plus même de ceux-là. Mon amie, es-tu contente de ton élève?

Ce 6.

Tu liras dans les feuilles la ridicule cérémonie que j'ai eue hier et que de nouveau j'aurai à compléter après demain. J'ai donné la plus belle audience possible à ton fils de Persan [328]. Ce n'est que par délicatesse que je ne lui ai point parlé de sa gentille maman. Ton enfant, au reste, ne te ressemble pas.

Une foule de curieux et de curieuses étaient réunis dans mes salons. J'ai reçu le poupon au milieu de l'un d'entre eux, assis sous le lustre, en face de lui, le chapeau sur la tête, ne ressemblant pas mal à un imbécile impotent, me levant pour recevoir une lettre de S. M. le Chah [329], me rasseyant, me relevant et ainsi de suite.

La lettre du Chah est curieuse pour les titres qu'il me donne. Je te prie de ne plus m'en donner d'autres et je te les envoie à cet effet en traduction. Le mot d'ami est si peu de chose, en comparaison de tant de mots! Tu es si courte et si laconique en me disant ce mot de trois lettres, que je te prie de me traiter dorénavant avec un peu plus de dignité. J'ai grandi de beaucoup depuis hier.

Dans la lettre du Chah, il se trouve une phrase qui, à ce que m'assure le drogman, est un proverbe en Perse qui est joli: Es führt ein Weg von Herzen zum Herzen [330]. J'avoue que j'ai découvert ce chemin, mais je donne à faux aussi souvent que je tâche de m'orienter sur la route établie entre mon cœur et celui du Chah. Si, dans ce cas spécial, il en existe un, je crois qu'un funambule seul pourrait s'en servir.

Notre route, mon amie, est la plus large, la plus unie, la plus belle du monde. Je n'en connais point que je parcoure avec plus de plaisir et qu'il m'ait paru plus facile de découvrir.

Voici le titre que me donne le Chah. Tâche de l'apprendre par cœur:

/# Werkstätte des Vesierthums und der Erhabenheit; Ordnung des Ministeriums und der Grösse; Verstärkung der Ehre und Pracht; Bürge der Weltgeschäfte; Ordner der Zeitbegebenheiten; gesegneter Vesier von durchdringender Urtheilskraft, die der des Jupiters gleicht (Jupiter la planète); ausser- und hochwürdiger, mächtiger und prächtiger, fester und standhafter, durchlauchtiger Vesier und Emir; herrlicher, grossmüthiger, ausserwürdiger, ansehnlichster, vortrefflichster, geliebtester, befreundetster; Maass der christlichen Grossvesiere; Muster der an Jesus glaubenden Grossen; Freund, bester, gütiger F. v. M., Grossvesier des hohen deutschen Hofes [331].

En as-tu assez? Eh bien! c'est la bonne moitié du titre. Le commencement de la lettre t'irait mieux qu'au Chah: Nachdem die Wangen dieser Briefbraut mit dem Rosenroth freundschaftlicher Anwünschungen geschmücket werden, ist folgende hochdero durchdringenden Verstande unverhohlen und klar [332].

Je n'y trouve de clair que l'ennui d'une pareille correspondance.

L'ambassadeur conduit avec lui une Circassienne dont le Reiss-Effendi [333] lui a fait cadeau en passant par Constantinople. Tu vois que ta famille va être augmentée à la fois d'un fils et d'une espèce de belle-fille. Heureuse mère!

Ce 8.

Gordon me prévient qu'il va envoyer un courrier chez lui. Or comme P[aul] E[sterhazy] est encore ici et qu'il mettra quelques jours au delà du strict nécessaire pour vous arriver, je préfère ne pas te priver de cette lettre. Tu vois, mon amie, que j'ai l'ambition qu'elle te plaira. J'enverrai par Paul les feuilles qui manquent dans le no 13 et dans le présent no 14. Tu les feras entrer dans leur ordre naturel.

Mon amie, je voudrais bien être plus heureux que je ne le suis. J'ai beau me battre les flancs, je n'en suis que plus triste. Tu me manques comme un élément nécessaire au soutien de la vie, et tu es pour moi l'un de ces besoins que rien ne sait remplacer et sur l'absence duquel rien ne console. Ma bonne D., pourquoi as-tu pris tant d'empire sur moi?

Je te remercie de l'anneau et du crayon. L'un et l'autre sont charmants. Je porte le premier à mon cordon de montre, car il est trop large et trop étroit pour mes doigts. Je ne porte jamais d'anneau qu'au quatrième doigt: le tien me tombe du petit et il n'entre pas à celui qui le précède. Je vois, mon amie, que tu n'as pas bien mes dimensions. J'ignore comme tu as deviné celle de mon désir d'avoir un joli crayon. J'allais en acheter un et tu m'en as dispensé. Je n'ai jamais fait une économie qui m'ait fait plus de plaisir.

J'espère que Paul pourra être chargé du bracelet. Je t'envoie également par lui un portefeuille à secret, tout juste de Huret. Je serai tranquille quand je te le saurai. Par un hasard singulier, on venait de m'en envoyer un de Paris, peu de moments après que je t'avais conseillé d'en faire venir un par N[eumann] [334].

Ce 9.

Je fais partir cette lettre, mon amie. P[aul] la suivra dans le courant de la semaine; je préférerais que ce fût en courant lui-même, ce qui cependant n'est pas dans sa nature.

Mes lettres ressemblent à des ouvrages publiés sous le régime d'une censure. Tu es placée sur le sol de l'entière liberté de la presse; les pages qui te manquent dans mes nos 13 et 14 te paraîtront une violation de la liberté générale, à toi surtout qui es si libérale! Mais ne t'en impatiente pas. Il te suffira de les recevoir pour que tu m'approuves de ne les confier qu'à Paul. Ne te casse au reste pas la tête pour savoir ce qu'elles renferment. Il ne s'agit que de nous; ne te fâche pas si je te dis que c'est tout juste ce qui m'intéresse le plus au monde.

Adieu, mon amie. L'Empereur part demain. Moi, je partirai d'aujourd'hui en quinze. Tu auras par Paul mon itinéraire le plus exact que je puis faire. J'aime que tu saches où je suis, faute d'être à même de te prouver que je t'aimerais partout où nous serions et, hélas! même partout où je serais. Mon amie, il n'y a dans ce monde plus qu'un petit coin qui me tente; le monde est si grand qu'il devrait bien m'être permis de ne pas devoir le parcourir éternellement en long et en large, moi qui ne cours pas après le bonheur, et qui voudrais le trouver où je sais qu'il réside seul pour moi. Adieu, ma chère et bonne D.

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