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Nasr'Eddine et son épouse

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VII
COMMENT LES ARTIFICES DES ANCIENS GRECS, S’ASSOCIANT À LA PERFIDIE DE ZÉINEB, PLONGÈRENT NASR’EDDINE DANS LES PRISONS DU PADISCHAH, ET COMMENT IL EN SORTIT

« … Et, comme c’était un vrai sage, avait dit Kenân, parlant de la manière dont Youssouf-Zia, le salepji, avait su se venger du boucher Rassim, et profiter de la trahison de la belle adolescente, il se hâta d’en profiter. »

Nasr’eddine se souvenait fort exactement de ces paroles. Il se les répétait sans cesse.

— Je pourrais sans doute, songeait-il, imiter cet exemple. Je pourrais — si Zéineb est ce que je redoute, mais je n’en sais rien, et je m’avoue que jusqu’à ce jour je n’ai pas cherché à le savoir — je pourrais rosser cet Ahmed-Hikmet, dont je me méfie ; et puis, et puis… faire comme Youssouf-Zia fit à la belle adolescente. Mais si c’était moi qui fusse rossé ? Kenân ne semble point avoir prévu cette hypothèse : elle est admissible, il la faut envisager. Par ailleurs il est d’avis que le plus avantageux toujours est de répudier une femme qui ne vous donne point la paix : cette solution en effet arrangerait tout ; elle est décente, elle épargne l’honneur de Zéineb et le mien. Je devrais l’adopter sans plus y penser davantage, aller de ce pas chez le cadi. Comment se fait-il que j’éprouve quelque répugnance à m’y décider ? C’est, hélas ! que Zéineb m’est encore de quelque chose. Certes, les musulmans tiennent à cœur de ne point aimer leurs épouses à la façon des infidèles. Ceux-ci, à ce que j’ai entendu dire, sont tombés sous la domination de ce sexe dont pourtant il est douteux, d’après nos théologiens, qu’il ait une âme. Ils ont oublié la prière des juifs : « La bénédiction sur toi, Éternel, qui n’as point fait de moi une femme. » Et pourtant c’est de ces juifs qu’est sortie leur religion, comme la nôtre. Et ils sont devenus les esclaves soumis de ces impudiques, auxquelles ils permettent toutes les impudicités, même celle de montrer publiquement leur visage. Mais enfin, je connais mon âme. Je suis comme ces Bédouins qui sont nés dans le plus affreux des déserts, du côté de la Perse : ils passent leur existence à maudire ce sol ingrat, ce sable sans eau et sans arbres qui leur brûle les yeux. Mais arrachés à leurs tentes, transportés dans la plus opulente oasis, à Damas même, la délicieuse, au bout de quelques mois ils se dessèchent d’ennui ; ils ont envie de mourir ; ils meurent. La vérité est que je ne demanderais pas mieux que de rafraîchir mon cœur et de jouir de mon corps dans les bras d’une autre femme, mais en gardant Zéineb : malgré tout, et si étrange que soit la chose, j’y suis habitué ! C’est pourquoi le Prophète fut sage, qui nous écrivit la polygamie. Par malheur, je l’ai bien vu : aux temps où nous sommes il faut avoir volé comme un vali, si l’on veut être assez riche pour avoir deux femmes.

Cependant il considérait Zéineb avec des yeux lourds et changés. Silencieusement il agitait ces problèmes, et en présence. Et Zéineb se demandait : « Par Allah ! qu’a donc ce fou ? Il n’est plus le même. Il est à la fois plus patient et plus sévère. »


Or il se trouva que Kenân, après sa conversation avec Nasr’eddine, confia à sa femme Nedjibé :

— Figure-toi, ô charmante ! Ce hodja vient de me demander ceci et de me demander cela. Et pourquoi me pose-t-il des questions sur le divorce ? Il connaît la Loi mieux que je ne la puis connaître…

De sorte que Nedjibé, rencontrant Zéineb à la fontaine, lui dit à son tour :

— Que je te le dise, Zéineb, le hodja ne pense plus à méditer sur les femmes du Paradis. Non ! Il ne parle que de divorce ; c’est divorce qu’il a en tête, c’est divorce et rien que divorce qui est l’objet de ses conversations !

— Qu’il fasse comme il veut, le chien ! répondit Zéineb ; j’ai mieux que lui, et je ne m’en sers pas !

— Je te crois, Zéineb, je te crois ! répondit Nedjibé, tu es bien trop vertueuse !

Du reste elle en pensa ce qu’elle voulut.

— … Mais je m’en servirai, oui, je m’en servirai ! songeait Zéineb en regagnant la demeure de Nasr’eddine. Je m’en servirai mieux encore que je ne m’en suis servie jusqu’à cette heure !

Et elle n’eut de cesse qu’elle ne revît Ahmed-Hikmet.

— Voici des nouvelles, mes yeux ! de grandes nouvelles, triomphateur ! Mon époux, — qu’Iblis le prenne, et le garde en sa géhenne jusqu’à la consommation des siècles — songe à me répudier. Et tu m’épouserais, n’est-ce pas, mon roi ?

— A n’en pas douter, mon pigeon, à n’en pas douter !

Mais il décidait à part lui : « Épouser une dévergondée qui trahissait son époux ! Ce n’est pas à faire, par Allah ! Ce n’est pas à faire ! »

Et, pour éviter cette échéance, en même temps que pour avoir Zéineb toute à lui sans risques à courir, il glissa quelques mots au gouverneur, qui à son tour glissa quelques mots dans l’oreille d’Aghich, son espion et celui de Sa Majesté.

— Il est temps, en effet, de donner une leçon à ce hodja, approuva le gouverneur : il se mêle de choses qui ne le regardent pas.

La justice du Rétributeur, qui n’aime point les trahisons, voulut que, moins d’un an plus tard, Ahmed-Hikmet fût envoyé à la tête d’une compagnie contre les rebelles du Hedjaz, qui le tuèrent, ouvrirent son ventre en croix, puis lui tranchèrent la tête : et voilà pour lui ! Mais Nasr’eddine ne le put savoir : à cette époque Allah, dont les desseins sont impénétrables, avait décidé que, lui aussi, serait bien loin, et sinon mort, du moins en grand danger de mourir.


Après avoir réfléchi longtemps, il s’était résolu, selon son penchant, à ne rien faire. « C’est le plus sage, se disait-il, c’est le plus sage : comme le sort me fut écrit, je prends le sort ! »

Quelques jours avant l’événement qui l’arracha à sa patrie, il s’en fut accomplir sa promenade habituelle près de la fontaine inépuisable et claire qui est au cimetière de Bounar-Bachi ; et c’était vers la fin du ramadan.

— Je suppose, pensait-il assez tristement, parce que le jeûne mettait un nuage noir dans sa cervelle, je suppose que c’est Allah qui fit l’automne, et les hommes le ramadan. Que l’automne, en ce pays de Brousse, est beau, pur, frais sans être froid, radieux sans aveugler ! Voici le ciel, le bon ciel bleu : il porte juste assez de nuages pour avoir l’air d’une robe de noces avec de beaux dessins ramagés. Voilà mes amis les arbres : ils n’ont pas une feuille jaune ou flétrie. Ils continuent de boire la lumière par leur cime, à manger la substance de la terre par leurs racines. Il n’y a que moi qui ne puis ni boire ni me nourrir, parce que c’est ramadan ! En vérité, je voudrais devenir un de ces arbres ; leur sort est beaucoup meilleur. »

Tout près de la fontaine de Bounar-Bachi, celle qui tombe dans une vasque carrée faite de larges pierres, et si cachée sous les feuillages qu’on dirait d’un lit drapé d’étoffes vertes, il y a la cabane en bois d’Abdallah le cafedji. Mais Abdallah le cafedji ne faisait point de café, ni n’en vendait, parce que c’était ramadan et que le soleil n’était pas encore couché. Il avait veillé toute la nuit, servant des clients pour gagner sa vie et jouant de la flûte pour son plaisir. Le matin, il avait un peu dormi ; et maintenant qu’il était réveillé, ayant faim, il était maussade. Pour passer le temps et faire un effort qui l’empêchât d’écouter les cris de son estomac, il allait chercher, dans un tas de décombres, des pierres qu’il disposait ensuite en murailles, autour de son petit jardin. Nasr’eddine, qui s’était assis sur ses deux cuisses, et le regardait en silence, aperçut tout à coup sur l’une de ces pierres la trace, à demi cachée par la mousse et la boue, d’une forme sculptée.

— Abdallah, dit-il, ne pourrais-tu laver cette pierre plate ? Il y a quelque chose dessus.

— Machallah ! fit le cafedji étonné, je la nettoierai tant que tu voudras, si cela te plaît ainsi. Mais c’est une fantaisie très étrange, ô Nasr’eddine, et peut-être un peu perverse : car je suppose que si la mousse et la boue ont couvert cette pierre, c’est que Dieu l’a voulu. Ne sais-tu pas que même les pierres des tombeaux musulmans, si elles tombent, on ne doit pas les relever ? Il faut respecter la Volonté. Car il n’est qu’une Volonté dans l’univers — et loué soit l’Unique !

— Qu’il soit loué, répondit Nasr’eddine, qu’il soit loué ! Mais Sa Volonté a justement mis dans ma cervelle qu’il faut que cette pierre soit lavée.

— Ce n’est pas difficile, s’il en est ainsi, ce n’est pas difficile, hodja !

Quand il eut jeté sur cette dalle quelques écuelles d’eau claire et qu’il l’eut grattée avec son couteau, et frottée avec la paume de ses mains, et lavée encore une fois pour effacer les dernières traces de souillure, ils virent qu’il était apparu de la beauté.

C’était, sur cette pierre plate, le relief d’une jeune fille que les Grecs des anciens jours y avaient gravé pour perpétuer un peu le souvenir d’une vie, d’une jeunesse et d’une grâce qui trop vite s’étaient allées cacher derrière l’ombre éternelle. La mort avait tenté de détruire ce vieux marbre comme elle avait rongé la chair charmante. On ne voyait plus rien de la figure qu’un ovale attendrissant et vague, une forme délicate et presque évanouie. Mais chaste, intact et parfait, le cou s’attachait sur une épaule ronde ; et puis, c’était un bras d’enfant qui devient femme ; ce bras retombait doucement, doucement, le long de la poitrine et du ventre, d’un geste si souple et si facile qu’on songeait : « Ce n’est pas possible, ceci n’est pas de la pierre, cette main va se relever ! » Les plis de la tunique, à peine troublés vers le bas par un mouvement des genoux, tout droits et cependant agités d’une vibration intime, comme ils le seraient sur un corps à la fois immobile et vivant, laissaient à découvert un tout petit sein de vierge, quelque chose de plus fort, de plus délicieux, de plus bondissant que toute autre cause de plaisir et de désir au monde : un petit sein de vierge dédaigneuse de l’homme, et pure comme le chant d’un vase de cristal frappé une seule fois au fond d’une chambre silencieuse.

Et voici que Nasr’eddine-Hodja se prit à pleurer d’émotion par bonnes larmes qui descendaient sur ses joues barbues. « Tout cela était dans la nature, pensait-il, et pourtant je ne l’avais pas discerné. Comment cela se fait-il ? C’est un mystère. Mais on doit méditer sur les mystères, et celui-ci est adorable. Je méditerai donc. »

Il disait en même temps à haute voix :

— Que cette chose est belle ! Loué soit Allah qui l’a conservée dans la terre au milieu des herbes, des mousses et des vermisseaux. O mes yeux, que vous m’êtes une cause de joie ! O mon âme, que je vous remercie d’être restée si jeune et si fraîche !

Mais on s’était assemblé autour de lui. Il y avait là Redjeb, le cordonnier, celui qui paye les cierges aux cérémonies des derviches hurleurs ; Akif et Khaliss, portefaix ; Ekrem, un homme très pieux, et Aghich, qui était espion pour Sa Majesté.

Redjeb demanda sévèrement :

— Est-ce là un prêche pour le ramadan, hodja ? Que ne parles-tu de l’aumône, ou de l’un des quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, ou des cinq prières ?

Ekrem, l’homme pieux, approuva de la tête. Mais il dit de plus :

— Est-ce que la représentation de la figure et de la forme humaines n’est pas interdite par le Livre ? Tu ne te le rappelles plus, hodja, tu ne te le rappelles plus !

Nasr’eddine regardait toujours la stèle. Ses doigts la tâtaient, l’interrogeaient pour savoir comment ce miracle avait été fait ; il était en vérité ravi bien loin, et ne répondit pas. Alors Aghich, l’espion, demanda, d’une petite voix perçante :

— Oui, hodja, la représentation de la forme et de la figure humaines est interdite par le Livre. Tu te le rappelles, voyons ! Tout le monde sait cela.

Et tous ceux qui étaient là, et qui aimaient Nasr’eddine, frémirent en écoutant Aghich poser à son tour la question, car ils savaient bien qu’un espion n’est pas comme les autres hommes : il ne parle pas pour parler ! Mais Nasr’eddine, levant les yeux lentement, répondit d’un air tout simple, et comme s’il disait une vérité connue de tous :

— Il est vrai, le Coran l’interdit. Mais on a changé tant de choses dans le Coran, mon ami, tant de choses !


Alors tous les assistants, même ceux qui avaient le plus d’affection pour Nasr’eddine, dirent d’une voix bien timide : « Il est temps de retourner à la maison ! » Et ils s’éloignèrent en effet, les uns loin des autres, et précipitamment, sachant qu’il est dangereux, non seulement de proférer des paroles imprudentes sur la politique et la religion, mais de les avoir entendues, quand un espion est là pour en témoigner. Et, en effet, à quelques jours de là, Aghich ayant fait son rapport au caïmacan, le caïmacan au vali, le vali au ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Intérieur au ministre de la Police, le ministre de la Police à un eunuque du palais et l’eunuque du palais à Sa Majesté, on attacha de petites cordelettes très solides aux deux pouces joints de Nasr’eddine, on en fit tout autant à Khaliss et Akif, hamals, c’est-à-dire portefaix sur le marché de Brousse, et on les envoya, d’abord attachés à la queue d’un mulet jusqu’à la mer, puis enfermés dans la sentine impure d’un navire, jusqu’à Constantinople, pour y être interrogés.

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