← Retour

Nasr'Eddine et son épouse

16px
100%

NASR’EDDINE
ET SON ÉPOUSE

I
OÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE NASR’EDDINE ET ZÉINEB

Hosséin, le riche marchand de soie du bazar, salua en passant Ahmed-Hikmet, lieutenant dans l’armée ottomane. Celui-ci lui rendit son salut sans morgue, et presque avec déférence :

— La bénédiction sur toi, Ahmed !

— La bénédiction sur toi, Hosséin !

Hosséin, le marchand de soie, est très jeune, très beau et très pieux. C’est lui qui, à Brousse, subvient aux frais qu’exigent les cérémonies des derviches hurleurs, dans la grande maison qu’ils ont louée au-dessus du cimetière. Il prie plus longtemps qu’un iman, et le jeûne amincit ses os. Voilà pourquoi Ahmed avait mis du respect dans son salam. Mais aussi il avait hâté le pas, et regardé en se retournant si Hosséin le suivait des yeux, car il n’eût pas aimé qu’un homme si vertueux sût qu’il allait entrer dans le jardin du hodja Nasr’eddine par la porte de derrière, dans la maison de Nasr’eddine le saint, l’homme sage, juste à l’heure où le hodja n’y était point, et que sa femme était seule.

— C’est uniquement pour te voir, ensorceleuse ! Uniquement pour te voir, et t’apporter ces quelques grains d’ambre, dit-il quelques instants plus tard à Zéineb. Je ne te regarde pas, mon âme ! Je ne suis pas venu pour toi, ma maîtresse !

Et Zéineb répondit, la dévergondée :

— Je le sais, mon œil ! Aussi tu vas t’en aller tout de suite, tout de suite ! Car mon époux le hodja — que le ciel lui soit comme la dalle d’une tombe, et la terre comme une fosse — ne restera plus longtemps à la mosquée. Mais va, pars sans crainte, encourage tes forces, ô mon amour ! et prépare tes reins. Aussitôt que je verrai le moment, aujourd’hui peut-être, je te ferai prévenir par Zoharah, ma nourrice, Zoharah, notre messagère.

— Zéineb !… fit Ahmed, hésitant.

— Parle, ma prunelle !

— Zéineb, continua-t-il, est-ce que le Rétributeur ne nous punira point ? Ton mari est un si grand saint !

— Lui ? dit-elle. C’est un mécréant, je te le répète. C’est un impie, c’est un hypocrite ! Le saint Livre, il le connaît. Les commentaires, il les connaît ; la loi, la jurisprudence, il les connaît. Mais c’est un damné qui ne croit à rien. Un jour la foudre tombera sur cette maison.

— O ma colombe, répondit Ahmed, s’il en est ainsi, tant mieux : le péché est moins grand… Par ailleurs, je vais tâcher d’arranger quelque chose, oui, quelque chose qui pourrait l’éloigner ce soir.

— Invente ! Perpètre ! Imagine ! Construis ! ô mon genni !


Or, il est vrai que le hodja Nasr’eddine dissimulait sous sa grande sagesse un esprit devenu indifférent à la Foi. C’est peut-être qu’il avait trop étudié, après avoir passé les premières années de sa vie à ne rien savoir, et désirer savoir. C’est peut-être qu’il avait, même alors, dans sa jeunesse, trop fréquenté les Persans, ces hérétiques. C’est peut-être qu’il vivait à Brousse, tout simplement. O Brousse ! nid dans les branchages, maisons aux toits jaunes, telles, oui, telles des topazes serties dans une mer d’émeraude ; ville verte abritant la mosquée verte ; Olympe bithynien, époux des nuées, père des ruisseaux ; plaines grasses, oliviers, mûriers, blés mûrs, sources sans nombre, vasques moussues des fontaines, on est trop heureux près de vous ! Vous faites trop aimer la vie terrestre, on n’en désire plus d’autre, on ne sait plus s’il en est une autre. Est-ce qu’elle vaudrait celle-ci ? Allah a fait la misère, il a fait la douleur, les pachas qui vident les poches et remplissent les prisons, les brigands qui coupent les oreilles et ravissent les troupeaux, les déserts sans puits, les rocs infertiles, pour qu’on ait besoin de lui, pour qu’on se dise : « Ce sera mieux, quand je serai mort ! » Mais dans un moment de pitoyable oubli, il a fait Brousse : on ne peut être mieux qu’à Brousse. Voilà, depuis quarante ans, les pensées que, sous son turban vert, nourrissait le hodja Nasr’eddine ; et, en égrenant son chapelet, il se disait : « Ces petites boules de bois précieux sentent bon. » Mais il oubliait de méditer sur les quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, que représentent les boules de ce chapelet.


Nasr’eddine rentra dans sa demeure peu de temps après qu’Ahmed Hikmet en était parti. Sa face, à son habitude, était tout empreinte d’une délicieuse bénignité. Et il dit à son épouse Zéineb :

— Que cette journée est belle ! Que la lumière est calme, pure, claire et caressante ! Y a-t-il rien de meilleur au monde et de plus hospitalier que ce platane, ces cyprès et ce vieux buis dans notre jardin ?… Femme, tu feras, pour ce soir, un pilaf, un bon plat de pilaf, avec du riz de première qualité, de l’excellent beurre et le safran le plus parfumé. Nous le mangerons ensemble, et puis la nuit viendra. La nuit est bonne, aussi. La nuit est pleine de voluptés.

Il annonça ce désir parce que, s’il aimait les choses de la nature, il était de plus porté sur sa bouche. Boulboul, le rossignol, chante bien, mais il est aussi très gourmand.

— Je ferai ce pilaf, s’il plaît à Dieu, dit Zéineb.

En disant cela, elle s’exprimait en bonne musulmane. Il ne faut jamais décider qu’on fera une chose sans ajouter : « S’il plaît à Dieu. » Car Dieu est le maître. Croire qu’on peut se passer de lui est un grand péché.

— Eh non, non ! fit le hodja en secouant la tête. Tu feras ce pilaf parce que cela me plaît, et non parce qu’il plaît à Dieu. Et je le mangerai, sans plus.

— O mécréant ! insista Zéineb, ne dis pas de choses pareilles, toi qu’on révère comme un saint homme ! Je ferai ce pilaf s’il plaît à Dieu, et tu le mangeras s’il plaît à Dieu. Voilà ce qu’il convient de dire.

— Je refuse, répliqua le hodja, de mettre Allah dans cette affaire. Je suis convaincu qu’il a d’autres occupations.

— Fils de Cheïtan, cria Zéineb, hypocrite, réprouvé ! O toi, qui vas brûler, torche de résine, brigand !

— O toi, répliqua Nasr’eddine, plus tenace qu’une tique sur un mouton, plus criarde qu’un essieu de charrette, une vieille porte, un troupeau d’oies ! plus bavarde qu’un Français ! O toi, sempiternelle ! As-tu un peu de cervelle dans ton crâne plein d’os ? Alors, réfléchis. Tu as le riz, tu as le beurre, tu as le safran, tu as le charbon, le feu et l’âtre. Et j’ai des dents ! Voilà pourquoi j’affirme que je mangerai ce pilaf, qu’il plaise à Allah, ou qu’il lui déplaise.

— Entendre, c’est obéir, répondit Zéineb. Je ferai le pilaf, mais il t’arrivera malheur.

Nasr’eddine n’en croyait rien. Il fit disposer un tapis sur l’herbe de son jardin et s’assit pour passer le jour à jouir de la lumière et de la fraîcheur tout à la fois. Le petit bruit de son narghileh, le petit frisson du vent dans les feuilles, l’ombre que faisait parfois un vautour passant au-dessus de lui, suffisaient à l’occuper. Il reposait ses membres ; il reposait son esprit. Les chrétiens ne savent pas reposer leur esprit en même temps que leurs membres : les musulmans ont cette science. Et c’est la plus précieuse, et la plus délicieuse, et la plus savoureuse, et ainsi la vie coule heureuse, et votre ignorance en est honteuse !

Pourtant le hodja aperçut des fourmis qui s’en allaient sur la poussière, tout affairées, par un chemin toujours le même, comme c’est la coutume des fourmis. Il s’amusa malignement à leur barrer la route avec une baguette, et la caravane s’arrêta, interdite et obtuse : c’est une autre habitude des fourmis.

— Elles croient peut-être, elles aussi, que c’est Allah qui leur défend d’aller plus loin, songea Nasr’eddine. Les bêtes sont comme les hommes, elles s’imaginent qu’il est des signes d’en haut. Il n’y a pas de signes, et on peut toujours faire ce qu’on veut, selon sa nature ; il est vrai, certes, il est vrai, que tout homme a son kismet ; mais son kismet est dans les instincts qu’il a reçus en naissant, et dans l’ordre général du monde.

C’est ainsi que ce sceptique hodja s’encourageait dans son impiété. Les heures coulèrent. Dans le ciel encore bleu, la lune mit un joli croissant candide ; et puis, les nuages d’occident devinrent tout pareils à des robes de noces : dorés, pailletés, argentés, tramés de soie verte et galonnés de rouge ; et puis, les oiseaux, dans le platane, se mirent à piailler, — et le hodja sentit à l’odeur de l’air, du côté de la cuisine, à la couleur du feu, à l’éclat d’un plat d’étain, que le pilaf était cuit dans le chaudron, que le pilaf était sorti du chaudron pour entrer dans le plat d’étain, enfin que le pilaf était servi et qu’il allait manger le pilaf. Et alors, il croisa ses jambes devant une petite table, et il remercia sa femme en prenant un air aimable, et il se prépara à manger ce mets délectable, et sa fatuité était déplorable !

Mais ce n’était pas ainsi qu’en avait décidé Allah, — loué soit l’unique ! — car justement au moment qu’il allait, pour la première fois, plonger la cuiller dans le plat… pan, pan, pan ! voilà qu’on frappe à la porte ; pan, pan, pan ! qui donc est là ?

— C’est nous, deux gendarmes, deux zaptiés, qui venons te voir de la part de Son Excellence le gouverneur. Il veut te voir, le gouverneur, il veut te voir tout de suite, saint homme !

— C’est bon, répondit Nasr’eddine, c’est bon. J’irai après mon dîner.

— Non, dirent les zaptiés, non ! Ça n’est pas comme ça. Avant ton dîner, avant ton dîner ! Tu mangeras chez Son Excellence, ou bien tu ne mangeras pas du tout, nous n’en savons rien. Mais il faut que tu viennes tout de suite.

— Que j’en prenne, dit Nasr’eddine en regardant son pilaf, que j’en prenne au moins une bouchée, une seule bouchée !

— Pas un grain de riz. Dépêche, dépêche !

— Tu vois, infidèle ! dit Zéineb. Maintenant, que Son Excellence te garde tout le reste de ta vie, s’il plaît à Dieu !

Or, si le gouverneur avait fait mander brusquement le hodja, la faute en était au lieutenant Ahmed-Hikmet lui-même, ce perfide, lequel avait suggéré au secrétaire de Son Excellence que le hodja seul était capable d’écouter un rapport sur un cas épineux, un rapport très long, qui devait partir dès l’aube du lendemain. Et le secrétaire l’avait dit au gouverneur. Et le gouverneur avait trouvé cette idée une idée d’entre les idées. Et le rapport était un rapport d’entre les rapports. Après le préambule, il y avait un exposé historique ; après l’exposé historique, des considérations générales ; après les considérations générales, une lucide énumération des faits ; après l’énumération, des conclusions ; après les conclusions, un résumé des conclusions, et après le résumé, des pièces annexes.

— Je n’y comprends rien, dit le hodja d’un air maussade.

Il eut tort de dire qu’il n’y comprenait rien, car Son Excellence le gouverneur lui donna des explications.


Quand Nasr’eddine sortit du palais, il était plus de minuit. Son estomac était vide, et très douloureux dans sa poitrine. La pluie tombait dans la nuit noire, ses pieds et sa robe s’éclaboussaient de boue. Il arriva devant sa demeure la cervelle toute brouillée de faim, les épaules trempées et le cœur déjà bien humble. Mais sa femme l’attendait sûrement, car il vit assez distinctement une lumière à la fenêtre, au-dessus de la porte. Y avait-il une ombre, y en avait-il deux, devant cette lumière ? Le grillage du moucharabieh l’empêcha de bien voir. Il frappa.

— Voilà ton mari, dit Ahmed à Zéineb.

— Passe par la porte du jardin, et franchis le mur, répliqua-t-elle. Je vais le retenir.

Et durant qu’Ahmed, ses bottes à la main, s’enfuyait pieds nus, elle cria d’une voix âpre, à travers le lacis de bois :

— Éloignez-vous, ô débauché ! qui peut frapper à cette heure, s’il n’a de mauvais desseins ?

— Ouvre, ma femme ! dit Nasr’eddine tristement, c’est moi !

— Qui, vous ? insista Zéineb.

— Moi… Nasr’eddine, continua-t-il d’un air soumis.


A ce moment, il crut bien entendre la porte du jardin qui s’ouvrait, et soupçonna qu’un autre malheur, moins réparable que celui d’avoir manqué son dîner, l’avait encore atteint au cours de cette nuit funeste. Mais il ajouta seulement, tout à fait dompté :

— C’est moi, Nasr’eddine, je te dis… Et le mari d’une femme fidèle, s’il plaît à Dieu !

Chargement de la publicité...