Nasr'Eddine et son épouse
XII
COMMENT LES RÉCITS DE L’ESPION MOHAMMED-SI-KOUALDIA
LUI GAGNÈRENT LES
SYMPATHIES DU RÉVÉREND JOHN FEATHERCOCK.
Du côté des espions qui gagnaient honnêtement leur vie à espionner, la personne la plus remarquable, chez Haydar-pacha, était Mohammed-si-Koualdia, homme charmant, de détestable réputation. Mohammed-si-Koualdia fumait le haschich ; il buvait non seulement le mastic des Grecs, non seulement les breuvages violents que distillent les Européens, mais le vin même, le vin rouge des raisins rouges, qui laisse à l’haleine un souvenir — chose épouvantable pour un musulman. Enfin sans pudeur, absolument sans pudeur ! Long et mince, pâle quand il avait fumé le haschich, rubicond quand il avait péché du péché de Noé-le-Patriarche, peu de barbe, les pommettes hautes, les yeux caressants, des yeux de vice, noirs et souriants : avec cela de mauvaises mœurs, susceptible d’agréer toutes les missions, quelles qu’elles fussent, quelles qu’elles fussent ! Espion comme il était ruffian ou bardache, avec ingénuité, mais aussi avec talent. A Damas à la solde du consul d’Allemagne, du consul de France, du consul d’Angleterre, de tous les consuls : et n’en trahissant aucun, puisqu’il les trahissait tous — au bout du compte versant tout ce qu’il savait dans l’oreille du vali. C’est pourquoi il avait eu de l’avancement, de Damas étant passé à Constantinople. Gai comme un enfant quand il était sobre, sérieux comme un ouléma aux heures d’ivresse : et quant à ses manières, délicieuses, en vérité, délicieuses ! Nasr’eddine se sentait un cœur débordant d’indulgence pour Mohammed-le-Déconsidéré : Allah n’a-t-il point fait aussi les chats ? Les chats sont voleurs, les chats sont lubriques ; ils sont aimables. Mais il écoutait Mohammed-le-Déconsidéré sans rien lui dire, sachant qu’il est des sphynx qui parlent, et devant lesquels il convient de se taire. Le révérend John Feathercock se sentait également, par une étrange et dangereuse faiblesse, porté vers Mohammed. Mohammed ne parlait-il point toutes les langues ? Le révérend aurait eu peine à se passer de lui. Mais, pour trouver grâce aux yeux du Seigneur, ainsi que pour demeurer tout à fait respectable à ses propres yeux, il entreprit de le convertir. Mohammed se laissa faire ingénument. Il aimait causer théologie comme il aimait causer voyages, causer femmes, chevaux, chasse aux gazelles, Turcs, empereur d’Allemagne et voleurs, comme il aimait causer de tout : pour causer ! Car il n’est rien de tel que de causer, sachez-le bien, causer, les jambes croisées sur de confortables coussins dans une cour bien fraîche, près d’un jet d’eau qui chante dans une vasque de marbre ; causer, les yeux mi-clos, la bouche à peine ouverte et pourtant souriante, en faisant quelquefois un petit geste des mains, rapprochées puis éloignées de la poitrine, comme si on offrait son cœur, juste au moment où l’on va plonger son contradicteur dans l’amertume des contradictions.
— Je reconnais, dit un soir le révérend Feathercock, que votre dogme de l’unité divine présente l’avantage d’une grande clarté ; et vraiment, je ne voudrais pas reprocher trop amèrement à votre prophète l’indulgence qu’il montra pour la polygamie : car j’avoue que notre Ancien Testament ne voyait aucun mal à ce qu’un homme eût plusieurs femmes. Nul texte même du Nouveau ne me paraît condamner d’une façon bien certaine un tel usage, et le roi Henri VIII, vénéré fondateur de notre Église, divorça successivement tant de fois qu’il finit par avoir je ne sais plus combien d’épouses vivantes ; je m’en souviendrais sûrement, si ma mémoire n’était quelque peu brouillée cette nuit. Mais ce que je ne saurais admettre, c’est la cruauté de vos usages et de vos lois à l’égard des femmes adultères. Veuillez le reconnaître, ô Mohammed : les histoires, d’ailleurs merveilleuses, de vos conteurs, ne parlent que de femmes infortunées, changées en chiennes, en cavales, en goules dégoûtantes, et battues comme plâtre, quand elles n’ont pas la tête coupée, pour avoir un instant failli à la foi conjugale ; or, si une telle férocité paraît excessive déjà chez un mari qui ne possède qu’une épouse, combien n’est-elle pas monstrueuse lorsqu’il en possède plusieurs autres pour consoler son âme et calmer les feux de son corps.
— Tu as raison, effendi, repartit Mohammed, mais ce sont des aventures qui remontent à une haute antiquité, alors que nos mœurs étaient presque aussi barbares que les vôtres. Elles se sont bien adoucies de nos jours et je n’ai vu de mes yeux aucune femme changée en jument, ni même battue bien fort, après avoir fait ce que toutes les femmes désirent faire. Je puis te conter, afin que tu n’en doutes plus, ce qui s’est passé, il n’y a pas deux ans, non loin de Damas, entre Cheik Ishak-ben-Hamaoui, sa femme Kaïria, et le jeune Aboul-Kassim, cavalier de ma famille et de mes amis.
HISTOIRE VERTUEUSE DE CHEIK ISHAK, DE KAIRIA LA DÉVERGONDÉE ET DU CAVALIER KASSIM
— Sache donc, ô révérend plein de sagesse, que Cheik Ishak est un homme plein d’âge et de richesses, qui vit à Tabariat, où sont les fontaines, les dattiers, les lys qui poussent près des eaux, la forteresse que tes aïeux les Croisés ont bâtie et qu’il leur a prise, l’émir vainqueur que vous appelez Saladin ! Mais, plus que les dattiers, plus que les fontaines, plus que les lys, plus que la forteresse, sont grandes, et blanches, et fraîches, et claires, et grasses, les femmes de Tabariat. Et Cheik Ishak, tout vieux qu’il était, en avait huit, grandes, blanches, fraîches, claires et grasses entre toutes, bouquet de fleurs qu’il n’arrosait guère, ce mécréant, de plus de désirs que de vertu et de plus d’avarice encore que de biens.
» Et la dernière était Kaïria. Veux-tu la voir ? Une taille mince comme une corde, des jambes souples comme un jonc, une peau toute parfumée de l’odeur de la graine maouk, qui vient du Soudan, et qui fait aimer. Et je te le dirai, effendi, je te le dirai en confidence, parce que je ne devrais pas le savoir : sur son front, le signe bleu qui marquait sa race bédouine. Pour l’âge, quatorze ans. Subtile comme une vieille femme, amoureuse comme une chèvre, délicieuse depuis ses ongles teints au henné jusqu’ailleurs, jusqu’ailleurs ! Si tu ne la vois pas maintenant, c’est que ton imagination n’a pas d’yeux, toi qui m’écoutes : car je viens de te la montrer. Et, comme elle était la préférée, sous la tente et hors de la tente, elle n’avait rien à faire, rien du tout, que se frotter les dents avec un bâtonnet pour les rendre blanches, chanter le soir comme chantent les rossignols dans l’ombre des vieilles pierres et la fraîcheur des citernes ; sortir, voilée, sous prétexte d’aller quérir de l’eau et n’en pas puiser de quoi faire perdre sa soif à un étourneau, mais bavarder près des margelles. Seulement, si elle était la préférée d’Ishak, Ishak, ce vieux, ne lui chantait point. Voilà pourquoi, non loin du puits, ayant vu passer Kassim, et le distinguant parce qu’il était beau, elle se retourna lentement, ouvrit le haut de son voile — alors son front et ses yeux parurent et ses paupières se baissèrent lentement — puis elle s’en alla, lentement ! Et cela suffit pour que l’âme de Kassim fût ravie au delà du suprême ravissement. Car il n’avait vu que ses yeux, son front, ses mains, dressées sur sa tête autour d’un vase de cuivre. Mais la douceur de s’imaginer ! de s’imaginer tout son corps lisse, sa bouche fraîche, et sur ses bras, sa poitrine et ses hanches, le lacis de ses petites veines, lianes bleues et légères, amoureuses, d’un arbre. D’ailleurs, Kaïria lui envoya une négresse pour lui dire : « Ouassalam, ya Sidi, on t’aime ! »
— Voilà justement, interrompit le révérend Feathercock, en contemplant l’or pâle de son whisky, voilà ce que je trouve entaché d’indécence. De telles démarches n’appartiennent qu’aux hommes.
— Il en va différemment chez nous, répondit Mohammed-si-Koualdia, parce que les femmes voient le visage des hommes, tandis que les hommes ne voient point celui des femmes, et n’ont aucune occasion de leur parler en public. D’ailleurs, je soupçonne fortement que chez vous les choses se passent à peu près de même, et que la conviction nourrie par vos jeunes hommes qu’ils ont séduit des dames vertueuses vient de leur naïveté : car tu sais bien que lorsque ce jeune Français plein de prétentions, le marquis de Saint-Ephrem, obtint ici les bonnes grâces de lady Harland, il y avait plus de six semaines que cette personne faisait inutilement tous ses efforts pour lui faire comprendre qu’il serait bien accueilli. Ce qui n’empêcha pas cet adolescent capturé d’appeler, je crois, cette mauvaise affaire une conquête. Retiens bien ce que je vais te dire, effendi : lorsqu’il créa l’homme et la femme dans le Paradis Terrestre, Allah, ayant médité, prononça : « Je veux que les hommes aient une âme, et que les femmes en soient privées : elles seraient responsables de trop de péchés. Mais je donnerai de l’esprit aux femmes et les hommes n’en auront point. » A quoi Cheïtan, l’esprit du mal, qui écoutait, répondit : « Bissimillah ! Comme ça, ça va bien ! »
» Et voilà comment, à cause des bons conseils de cette figure de goudron, la négresse envoyée de Kaïria, Kassim se trouva, la nuit tombée, près de la tente de celle qui lui avait fait savoir le grand désir qu’elle avait de connaître de quoi il était capable. Et la tente de cheik Ishak était faite comme celle de tous les hommes riches, en deux parties, l’une pour les femmes et l’autre pour lui, où il se retirait, comme il convient, quand il avait pris avec elles autant de joie que ses vieux os en pouvaient prendre, c’est-à-dire gros comme un grain de farine bien moulue. Celles qui étaient avec Kaïria entendirent les pas de Kassim sur le sable et les cailloux, et elles dirent :
» — Le voilà ! L’entends-tu qui vient ?
» Kaïria l’avait entendu avant leurs oreilles, la maligne. Mais elle demanda exprès :
» — Qui est là, et pourquoi viens-tu ?
» Il répondit :
» — C’est moi Kassim, et je suis là pour ton plaisir, ô merveilleuse !
» Puis il récita, d’une voix très basse, ces vers qui ne sont pas de lui, mais d’Amer-ben-Khoultoun :
» Elle laisse voir deux seins pareils à deux boîtes de tendre ivoire, qu’aucune main ne souilla.
» Elle laisse voir une taille longue et cambrée. Ses hanches sont tellement alourdies du poids de leur rondeur qu’elles ont peine à se soulever.
» Et toute cette chair si noblement abondante fait paraître plus étroites les portes — et m’a rendu fou !
» Kaïria eut un petit rire étonné et parla ainsi :
» — La voix est bonne et le choix bien fait. Qu’as-tu encore à me dire ?
» Il dit :
» — Ensorcelante, j’ai apporté les babouches.
» — Je vois, fit-elle, que tu connais les usages.
» Ayant prononcé ces paroles, elle sortit de la tente et il lui mit les babouches.
» Car il faut savoir que lorsqu’une femme sort la nuit du haremlik pour donner à un homme tout ce qu’elle peut donner, à moins d’être plus mal élevé qu’un Juif et plus lourd d’esprit qu’un Allemand on sait qu’on doit lui apporter une paire de chaussures solides, triplement rembourrées de feutre : parce que les cailloux du désert sont durs aux petits pieds.
» Et Kassim connut l’adolescente, et l’adolescente connut Kassim ; et elle vit qu’il était aussi supérieur à cheik Ishak par l’éclat du visage, la souplesse des membres, la vigueur des reins, et l’odeur, et la couleur, et l’ardeur, et la fraîcheur, que le palmier rônier est supérieur au lentisque. Alors elle dit :
» — Faudra-t-il donc rentrer dans cette tente ?
» — O ma maîtresse, répondit Kassim, joie de ma chair, orgueil de mes doigts qui t’ont touchée, les chevaux sont là, tout sellés.
» — Les fils que j’aurai de toi, dit-elle orgueilleuse, seront des hommes ! Tu es fort, et tu es prévoyant !
» Quand cheik Ishak entendit les pas des chevaux, ces huit pieds sonores qui fuyaient, il se douta de son malheur et comprit que l’adolescente était partie pour autre chose qu’aller chercher de l’eau à la fontaine. Alors lui-même courut à sa poursuite, avec son frère et ses fils. Mais, comme ses chevaux n’étaient pas tout prêts sellés, il ne rattrapa point les fugitifs avant la fin de la nuit. Et, quand il les rattrapa, ils étaient chez moi.
— Chez toi, Mohammed ? fit le révérend Feathercock, étonné.
— Chez moi, parce qu’il ne faut jamais enlever une femme avant d’avoir prévenu un ami, d’une autre tribu, qui vous ouvre sa tente. Car toute tente est sacrée, et le Prophète lui-même — sur lui la lumière et la bénédiction — n’entrerait pas dans la tente d’un vrai croyant sans sa permission.
» Et ils firent ce qu’ils voulaient, quand ils furent chez moi, et ce qu’ils firent est le mystère de la foi musulmane. Ils se réjouirent jusqu’à la limite de la jouissance, ils burent, et mangèrent, et dormirent, et cela dura jusqu’au moment où l’on sentit tomber sur la terre l’odeur du matin. Mais quand l’odeur du matin fut venue, cheik Ishak et les siens arrivèrent avec elle.
« Et le cheik dit : « Où est cette dévergondée ? » Je répliquai : « Chez moi, cheik très respectable ! » Alors il tâta ses armes, et son frère et ses fils tâtèrent leurs armes. Mais je parlai encore :
» — Nous sommes beaucoup ici, cheik plein de sagesse, et d’ailleurs puis-je violer l’hospitalité ?
» Cependant toutes les femmes de ma famille, et principalement les plus âgées, dont le visage est découvert, entouraient cheik Ishak en chantant :
» Tes pieds sont comme tes genoux, tes genoux comme tes cuisses, tes cuisses comme ton ventre, ton ventre comme ton cou, ton cou comme ta figure, et ta figure pareille au cul d’un vieux pot.
» Ne marche pas : tu vas tomber ! Ne t’assieds pas : tu vas mourir ! Ne pleure pas : tu nous fais rire ! Ne te fâche pas : on te tuerait ! Tu cherches ta femme ? cherche tes dents !
» Mais non, nous avons menti. Ishak, tu es grand, tu es aimable, tu es jeune, tu es très beau, c’est par erreur que ta barbe est blanche. Mais celle-ci, cheik respectable, ne vaut pas que tu t’en occupes. Compose, compose, compose ! »
» Et puis la vieille demanda :
» — Ishak, veux-tu mille piastres ? Kassim te les donnera.
» — Mille piastres, dit le cheik, mille piastres ! C’est moi qui vous les donne, les mille piastres, et rendez-la-moi pour qu’elle meure !
» Alors la vieille continua :
» — Veux-tu un chameau ?
» Ishak réfléchit une minute, et dit enfin :
» — Deux chameaux ! Oui, pour deux chameaux, on pourrait voir.
» Voilà, effendi, conclut Mohammed, comment on arrange aujourd’hui, dans ma patrie, les affaires d’amour et d’honneur, parce que nous sommes un peuple civilisé.
— Vous n’êtes, au contraire, que des barbares, répliqua le révérend Feathercock. Lorsque ma femme, Mrs Feathercock, oublia ses devoirs par suite des artifices de sir Archibald Kennedy, justice of peace, je reçus cinq mille livres sterling, qui me restituèrent une dignité.
— C’est, répondit Mohammed avec dédain, que dans votre pays, vous n’avez pas de chameaux !
— … Et je puis encore, ajouta Mohammed, te conter une véridique aventure qui te prouvera combien nos coutumes, à l’égard des femmes infidèles, sont marquées, de nos jours, au coin de l’indulgence et de la véritable sagesse.
HISTOIRE RÉCONFORTANTE DE CHEIK ABDALLAH, DE SON ÉPOUSE INFIDÈLE ET D’UN NÈGRE NOIR
— Il existe à Damas, continua Mohammed, un vieux cheik qui a épousé une jeune femme. Et le pays est trop beau pour être bon pour les maris. Les sources froides, les peupliers droits, princes vêtus de vert, les jardins où les jardiniers vont à l’aube ouvrir les vannes des rigoles — ils chantent en les ouvrant, ils chantent avant d’aller dormir sous les arbres frais, et l’eau des rigoles danse et chante toute seule de pure volupté après leur départ : voilà Damas ! Les rues couvertes comme des mosquées, les rues d’ombre où passent des femmes aux voiles trop transparents, parmi des Syriens souples, des Arabes qui sont tous nobles, des Bédouins sales, des incirconcis comme toi, qui ne respectent rien ; les rues pleines de l’odeur des cuirs parfumés, du santal, des fruits mûrs, des aromates et des épices, qui chatouillent la chair comme des doigts : voilà Damas ! Et derrière la grande mosquée, les petites maisons où sont les épileuses, les marchandes de fard et de mauvais conseils, les loueuses de chambres discrètes où des hommes viennent pour être maris de toutes les femmes à qui leurs maris ne suffisent pas : voilà Damas ! Damas, la perle des perles ; Damas, ville des eaux courantes, du soleil le plus clair et le moins brûlant, d’étoffes chaleureuses, de lits nombreux et d’amour ! Damas, épanouie toute verte et féconde, au milieu du désert stérile, comme une fleur dans un pot de grès.
» Eh bien ! ô chrétien, qui sais écouter les histoires, figure-toi que cette Khansah, la jeune femme du vieux cheik Abdallah, scandalisait même Damas ! Je sais bien qu’il est des troupes de lavandières qui se précipitent parfois sur un homme seul, arrivé près du lavoir sans songer à rien : et après, il pense qu’elles sont trop, ces effrontées ! Mais, du moins elles respectent encore une décence : elles jettent leurs robes sur leur visage, et ainsi restent voilées. Il est des épouses infidèles qui soulèvent la nuit, par le bas, un coin de la tente, pour recevoir le cavalier venu de loin ; et elles lui donnent tout d’elles-mêmes, excepté la vue de leur face, qui, toujours, derrière la toile, demeure invisible. Mais Khansah ! c’était avec un homme de sa maison, un saïs, un de ces palefreniers qui courent derrière le cheval de leur maître, qu’elle outrageait son époux. Et ce saïs de malheur était un nègre ! Et les dévergondages de Khansah avec ce nègre, elle ne les cachait même pas, et on l’avait vue, oui, on l’avait vue dans les jardins publics et sur les beaux quais de pierre, si privée de toute pudeur par son grand désir qu’elle enlevait son yachmak, son voile, et montrait au grand jour ses yeux, sa bouche, le feu de ses joues, à ce goudronné !
» A la fin le scandale fut si fort que tous les bons musulmans jugèrent qu’il ne se pouvait plus supporter ; et le cadi fut prié d’aller avertir courtoisement le vieux cheik Abdallah du désordre qui souillait sa demeure. C’est une chose qui prouve combien le mal était devenu grave et public, car ce n’est qu’en de telles occasions qu’il est permis d’aller entretenir un musulman de ce dont nul ne lui parle jamais d’ordinaire : les femmes qui sont sous son toit.
» Et, bien qu’il eût conscience d’accomplir un devoir de sa charge, et le vœu des plus circonspects parmi ses concitoyens, le cadi était embarrassé. Voilà pourquoi, ayant salué cheik Abdallah avec la déférence qui convenait, portant la main à sa poitrine, puis à sa bouche et à son front, et quand il eut dit à ce bon vieillard : « Sur toi la paix ! » il demeura quelque temps interdit. Ce n’est point la coutume d’interroger les hôtes. Pourtant, après lui avoir offert de la confiture de roses et une tasse de thé à la menthe, cheik Abdallah dit à celui-là :
» — Vénérable cadi, si tu as quelque chose à me dire, mes oreilles sont ouvertes. Viens-tu par bonheur me demander un service ? Je serai pour toi comme un père indulgent pour son fils le plus aimé. Viens-tu, au contraire, en juge ? Alors, ô cadi ! je serai ton fils obéissant. Tes paroles seront des pièces d’or, et toutes je les mettrai, sans en perdre une seule, dans le trésor de ma mémoire.
» Le cadi, sentant à ces mots un peu de courage lui revenir, s’exprima en ces termes :
» — Abdallah, tu es un homme riche, d’une famille noble, et le plus notable de la ville. Sur les pavés de Damas, que les siècles ont poli, aux grandes fêtes saintes, aux jours des redevances, et quand reviennent les caravanes — vers ta maison rose, ta belle maison où sont plusieurs cours, des jardins et des fontaines, un tumulte héroïque annonce la chevauchée des tiens, t’allant rendre hommage. Et si tu n’avais une femme, chacun de tes pas serait une félicité.
» — J’ai une femme, cadi, répondit Abdallah, et chacun de mes pas est une félicité.
» — Si tu es à ce point aveugle, répliqua le cadi, je te causerai une amère douleur — mais il le faut — en t’ouvrant les yeux : et le sang de tes veines va se changer en fiel. Car ta femme Khansah est une dévergondée, voilà ce qu’il faut que je te dise. Et celui qui salit ton honneur avec elle, ce n’est rien qu’un de tes saïs, de ceux qui soignent tes chevaux. Et si tu veux que je le désigne davantage, c’est un nègre, un nègre noir ! Son nom pour tous est Mansour, mais pour toi le Calamiteux.
» Le vieux cheik ne broncha pas plus sous le choc que le parvis d’une mosquée sous un tapis de prières.
» — Cadi, fit-il doucement, je sais tout cela.
» — Tu le sais ! cria le cadi étonné, et tu ne les as pas mis à mort, elle, la honte de ta maison, et lui, ce bâtard, fils de mille cornards, ce produit du goudron ?
» — Cadi, continua très doucement le vieil Abdallah, crois-tu que le Prophète — sur lui la lumière et la paix ! — conseille de tels meurtres ? Il ne fait que les excuser, lorsqu’on agit sous le fouet de la colère. Je n’aurais donc pas d’excuse, n’ayant pas de colère.
» — Mais, dit le cadi, tu peux au moins renvoyer Khansah : telle est la loi.
» — Hélas ! répondit le cheik, je pourrais renvoyer Khansah ; mais pourrais-je cesser de l’aimer ?
» — Tu peux vendre ce nègre. Il est ton esclave.
» — Je t’ai dit, répondit encore Abdallah, que j’aimais Khansah. Et je suis un vieillard : je n’ai pas besoin seulement de son corps fleuri, mais que ses yeux soient clairs quand elle me regarde — ses yeux qui font noircir la lune ! J’ai besoin que les mots de sa bouche ne me soient pas rudes, et que son rire soit gai. J’ai besoin qu’elle soit heureuse. Et, pour être heureuse, il lui faut Mansour, je le sais. Comprends-moi, cadi, et approuve-moi : un vieillard n’est qu’un grand sot, s’il n’a même pas appris l’indulgence.
» Alors le cadi fut contrarié à la limite de la contrariété, et son nez fut gonflé par la colère noire.
» — Puisqu’il en est ainsi, cria-t-il, et puisque tu préfères une femme toute souillée à l’honneur de ta maison, je n’ai plus rien à dire. C’est à ceux de ta race à te tuer, s’il leur plaît. Par ailleurs, quand tu viendras aux mosquées, ne salue personne et fais tes ablutions loin des croyants. C’est un conseil que tu dois suivre, si tu ne veux pas qu’on t’insulte.
» Et il se leva pour partir.
» Mais le vieux cheik Abdallah, d’un seul petit geste de la main, l’arrêta sur le seuil.
» — Cadi, fit-il bien tranquillement, nul ne t’égale en sagesse, nul n’a ta réputation d’homme savant des choses du Saint Livre, ni ta prudence dans celles du siècle. Et cependant tu ne vois d’issue à cette affaire que dans le sang, ou la perte de la dernière joie de ma vieillesse. As-tu donc perdu l’esprit ? Tu ne saurais ignorer pourtant qu’il est toujours une porte pour le bonheur, dans la maison d’un homme sensé. Ne la vois-tu point ? Attends.
» Il commanda qu’on fît venir Khansah et le nègre. Mansour, auquel on avait attaché les pieds et les mains, ressemblait à une feuille morte, tant il avait peur.
» Et quand cette évaporée vit qu’on avait ainsi traité le nègre Mansour, elle fut prise de crainte pour elle autant que pour lui, et voulut se déchirer la figure avec ses ongles. Mais le cheik Abdallah l’en empêcha bien vite, pour l’amour de sa beauté qui faisait noircir la lune. Et Khansah disait :
» — J’ai péché contre ton honneur. Tue-moi.
» Le vieux cheik ne la tua point du tout. Mais il porta solennellement la main à sa barbe, en disant :
» — Je te divorce par trois fois !
» — Voilà qui va bien ! fit le cadi, tout joyeux.
» C’est la formule du divorce irrévocable, et le cadi applaudissait à la résolution d’Abdallah, croyant qu’il renvoyait Khansah. Mais c’est qu’il n’avait pas l’esprit assez fin pour deviner toute la prudence du vieillard. Car cheik Abdallah, se tournant vers lui, ajouta :
» — Maintenant, cadi, je te prie de marier cette femme avec Mansour, ici présent, mon saïs.
» Khansah parut satisfaite à la limite de la satisfaction, mais Mansour cria :
» — Ouallahi ! Je ne veux pas épouser cette dévergondée ! Qu’on me vende, qu’on m’envoie porter les sacs sur la route des caravanes. J’aime mieux ça, oui, j’aime mieux ça !
» Alors cheik Abdallah, voyant qu’il faisait de la résistance contre un projet si juste, saisit une matraque d’entre les matraques, et fit mine de lui écosser la cervelle du crâne, comme un fléau fait sortir le grain de sa coque.
» — J’épouse ! cria Mansour. Ya Allah ! j’épouse !
» — Tu fais bien, dit philosophiquement son maître Abdallah. Sur toi le pardon et la sécurité. Et il n’y a rien ici de changé, sinon que c’est toi qui es le cocu.
» Et, se tournant vers le cadi :
» — Maintenant que j’ai mis le collier de l’union légitime autour de leurs plaisirs, vois-tu de l’inconvénient à ce que Mansour soit… ce qu’il te déplaisait si fort que je fusse ?
» — Bissimillah ! fit le cadi, il n’y a point d’inconvénient. Et je proclamerai, à la face de tous les musulmans, que tu es le sage des hommes ! »
Ces deux exemples d’indulgence mahométane ne convainquirent point pleinement les auditeurs. La baronne Bourcier crut devoir protester :
— Bien que je reconnaisse l’esprit d’indulgence qui pénètre ces épisodes, je ne puis m’empêcher d’y découvrir un évident mépris de mon sexe. Vous êtes convaincu, dirait-on, que les femmes, livrées à elles-mêmes, ne peuvent faire autrement que de perdre toute retenue. Contre cette inévitable défaillance vous vous défendez par la claustration, les plus rudes châtiments, la mort même, ou bien vous consentez dédaigneusement à d’humiliantes compensations matérielles. Il ne semble pas qu’il vous vienne jamais à la pensée de faire appel à leur pudeur, à leur fidélité.
» Je n’ignore pas, fit-elle en se tournant vers le hodja avec une grâce toute particulière, que vous êtes sage et pieux parmi les musulmans. Je ne sais quoi aussi m’autorise à supposer que vous êtes infiniment bon. Croyez-vous en vérité que vos mœurs n’ont point tort dans cette méfiance ou m’en pouvez-vous indiquer la cause ? »
Nasr’eddine allait répondre : « La cause ? Eh, la cause, c’est que les femmes sont des êtres dénués de raison ! » Mais il songea : « Fais attention, ya Nasr’eddine, fais bien attention ! Tu n’es pas ici à la mosquée, où tu dois professer sans fard la doctrine. Il faut savoir user de politesse, de politesse ! Il y a toujours moyen de dire les choses. » Il répliqua donc :
— Ne doit-on pas croire qu’Allah, qui a donné aux femmes tels ou tels instincts, ne les en saurait punir ? C’est donc aux hommes à prendre leurs précautions…
Il médita une petite minute, et poursuivit :
— D’ailleurs, hanoum non pareille, et dont l’intelligence te rend si visiblement supérieure à toutes celles de ton sexe, es-tu si certaine que tes sœurs d’Occident ne sont point semblables aux nôtres, et que c’est leur vertu qui les garde ?
— Certes ! affirma la baronne.
— Ne te souviens-tu pas, fit-il, et toujours paisiblement imperturbable, de l’eunuque jaloux qui veilla sur toi jusqu’au soir de tes noces ?
— Un eunuque, moi ! protesta la baronne, et il faut convenir qu’elle était sincèrement choquée. Jamais…
— Si ! affirma Nasr’eddine. Il s’appelait l’Ignorance ! J’ai vu passer à Brousse, des vierges d’Occident, et je sais, je sais ce que je dis : c’est à l’eunuque Ignorance qu’on les avait confiées. Il est bon serviteur de nos susceptibilités mâles et de nos jalousies, je lui rends hommage ; il nous manque, dans nos harems, il manque à la garde de nos filles… Et plus tard, une fois livrées à vos époux, ceux-ci vous confient encore à un nouvel eunuque. Il se nomme l’Orgueil. Mais il est moins sûr que le premier, et parfois détourne les yeux.
— Alors ? interrogea la baronne.
— Alors je présume que vos époux sont comme les nôtres. Il en est qui châtient, il en est qui s’éloignent, et cela s’appelle divorcer, il en est qui pardonnent, non point qu’ils soient bons, mais parce qu’ils sont faibles, et qu’ils ont besoin de cette femme-là, non pas d’une autre.
— Mais Dieu — l’Allah de ton Prophète ? demanda M. Feathercock.
— Comment Allah, qui a fait sa créature, la punirait-il d’avoir agi telle qu’il l’a faite ? Allah lui avait écrit sa destinée.
— Songez-vous, interrogea le révérend, songez-vous aux enfants ? A la bassesse du crime qu’il y a d’imposer à un homme des enfants qui ne sont pas de lui ?
— Il est vrai, concéda Nasr’eddine, il est vrai… Mais encore une fois, cela ne concerne que cet homme, non pas Allah, qui ne veut qu’une chose, c’est que les entrailles des femmes ne demeurent point stériles. Et même, en cette matière comme en toutes autres, il est le seul savant ! Écoutez !
» On rapporte — mais Allah est plus savant ! — que Mâoun et Mahvia habitaient quelque part, en un temps qu’on ne saurait dire, mais qui ne doit pas être bien loin de celui-ci, dans la grande forêt de chênes verts et de lentisques qui met du bronze vert au centre de leur cuivre rouge, à toutes ces montagnes de la rive d’Europe, entre Constantinople et la mer Noire. Et ils étaient heureux, très heureux ! Ne vous étonnez point, ne dites point que cela est incroyable : ce n’étaient pas des hommes, c’étaient des rouges-gorges, de petits oiseaux gais, de petits oiseaux sans religion, sans âme et presque pas de cervelle, qui jouent, qui crient, qui aiment et qui volent… Vers le milieu du mois d’avril Mahvia, qui depuis quelque temps éprouvait sous les plumes, à l’endroit du ventre, une sorte d’étrange et pourtant agréable inquiétude, apercevant au travers d’un sentier je ne sais quel intéressant brin de ronce, fraîchement coupé et parfaitement souple, se jeta dessus et l’emporta dans son bec. Mâoun, son mari, en remarquant un autre, imita cet exemple sans même songer à en demander la raison, sans réfléchir, sans couleur ni odeur de réflexion. C’est qu’ayant accordé aux oiseaux peu de cervelle Allah par compensation leur a donné des sentiments d’une extrême vivacité. Ils se trouvent naturellement atteints de l’irrésistible désir d’imiter, au moment des amours, tous les actes de l’objet passionné de leurs affections : voilà pourquoi les mâles participent à la plupart des besognes que leur instinct de maternité, que leur instinct suggère aux femelles.
» Donc Mâoun et Mahvia bâtirent le nid ensemble, sur la fourche d’un lentisque, au fond d’un hallier fort sauvage, avec autant de joie qu’ils en éprouvaient encore à se rencontrer dans les airs, les ailes étendues, tout frémissants d’une joie courte et fulgurante qui traversait un instant leurs tout petits corps. Après quoi ils se quittaient ; et Mahvia allait dormir au soleil, et Mâoun s’allait percher sur une ramure minuscule, qui ne pliait même pas sous son poids minuscule, pour chanter : « Je l’ai fait, je l’ai fait, je l’ai fait ! Et c’était bon, c’était bon, c’était très bon ! » Et c’est ainsi qu’Allah le Rétributeur fait descendre le plaisir sur ses créatures, au temps marqué, jusqu’au jour qu’il leur marque de même l’hiver, et puis la mort.
» Après quoi Mahvia pondit chaque matin, durant toute une semaine, de beaux œufs translucides, pas plus grands que l’ongle translucide du petit doigt d’une femme. C’était comme des perles au fond d’une coupe, et le nid avait l’air heureux de les contenir, tant il semblait fait pour ça. Et quand Mahvia eut fini de pondre, elle commença de couver. Elle demeurait sur les œufs, comme étourdie d’une volupté puissante et vague, les yeux brillants ; et Mâoun, sur une branche de lentisque, chantait triomphalement :
» — Nous avons pondu des œufs, des œufs, des œufs ! Et c’est magnifique, magnifique, magnifique !
» Et quand Mahvia quittait le nid, pressée par la faim, il prenait sa place sans tarder, pour la raison que j’ai déjà dite.
» Mais quelquefois ils sortaient ensemble, à l’heure où le soleil, étant au plus haut du ciel, suffisait tout seul à tenir bien chaudes les huit petites boules claires. Un de ces jours-là, qu’Allah écrivit, comme ils étaient assez loin dans la forêt, s’amusant à saisir au vol les moustiques, les éphémères et les tout petits papillons bleus qui voient très mal et semblent vraiment faire exprès de vous tomber dans le bec, Kerkis, le coucou solitaire, l’oiseau sale et triste, couleur de sable noir, découvrit le nid et poussa une faible plainte de satisfaction. Lui aussi, il avait le ventre lourd ! Une à une il brisa les coquilles, et goba voracement l’espoir de vie qu’elles enfermaient. Puis il jeta les écailles légères au pied du lentisque, s’enfonça dans le nid, qui céda sous son poids, écarta un peu ses deux ailes courtes et molles, et pondit à son tour un œuf, un très gros œuf, à la coquille épaisse et tachetée. Et il vit que cela était bon. Et il s’envola, silencieux. Et voilà pour lui !
» Mâoun et Mahvia revinrent quelques instants plus tard, mais ce fut Mahvia qui rentra dans le nid la première. Elle poussa un cri de stupéfaction.
» — Knitt ! Knitt ! siffla Mâoun en s’abattant à ses côtés. Qu’est-ce qu’il y a ?
» — Il n’y a plus qu’un œuf, Mâoun ! dit-elle.
» — Il n’y a plus qu’un œuf, constata Mâoun. C’est singulier !
» — Je n’y comprends rien ! fit Mahvia, désolée.
» Mâoun était le mari. Il se devait de trouver une explication. Il l’imagina sur-le-champ.
» — Ce n’est pas étonnant ! dit-il avec importance.
» — Ce n’est pas étonnant ?
» — Non. Celui-ci est beaucoup plus gros. Aussi gros que tous les autres ensemble.
» La petite cervelle de Mahvia hésita un instant, puis admit le phénomène : tous ses œufs s’étaient fondus en un seul. D’ailleurs il lui fallait couver. Son sexe, son instinct et la saison lui ordonnaient de couver. Donc elle couva religieusement cet œuf énorme, qui lui faisait mal depuis le croupion jusqu’au bréchet. Quand Mâoun ne venait pas se substituer à elle dans la tiédeur du nid, il chantait sur sa branche favorite :
» — Nous avons fait un œuf, un œuf ! Un œuf extraordinaire ! Jamais dans la famille, il n’y a eu un œuf comme ça !
» Les jours passèrent, et Mahvia sentit enfin la coquille craquer. Elle essaya d’aider aux efforts de la chose vivante qui s’agitait ainsi, mais son faible bec se heurtait à une cuirasse de pierre pour elle impénétrable. Cependant le petit finit par sortir tout seul. Dans sa nudité rougeâtre et douloureuse, il était monstrueux ! Alors que depuis une seconde à peine ses yeux clignaient sous la lumière, il était déjà plus gros que Mahvia elle-même. Ses pattes semblaient déjà plus épaisses que les vrilles d’une vigne sauvage ; et, pour demander à manger, il ouvrit un bec plat, vaste et profond à y jeter toute la tête d’un rouge-gorge.
» Mâoun et Mahvia se précipitèrent. Ils apportaient à leur gigantesque enfant les choses dont ils se nourrissaient d’habitude, des graines tendres et bien broyées, de petits insectes. Mais lui, dédaigneux, rejetait les graines comme sil eût vomi, et des insectes ne faisait qu’une bouchée. Puis son bec plaintif et tumultueux exigeait : « Encore ! Encore ! » Sa gorge violette était comme un gouffre sans fond ; il semblait perpétuellement près de mourir de faim. Les deux rouges-gorges finirent par reconnaître le mets qui pouvait satisfaire son palais corné et ses entrailles : de grosses chenilles velues qui, à leur goût délicat, faisaient horreur. L’oiseau fabuleux qui emplissait leur nid les engloutissait par douzaines, puis en réclamait de nouveau et s’endormait pour digérer. Mâoun profitait de ces rares répits pour monter sur la cime du lentisque ; et son ivresse paternelle lui suggérait des chants impétueux :
» — Nous avons un fils, un fils ! Un fils qui est plus gros que nous deux à la fois ! Et il mange déjà de la viande !
» Ce fils qu’ils admiraient grandit, de plus en plus glouton, égoïste et féroce. Mâoun et Mahvia, quand ses plumes eurent poussé, et qu’il commença de se tenir en équilibre sur les bords du nid, étaient épuisés de fatigue et de soucis. Mais ils allaient chercher les autres ménages de rouges-gorges, et leur disaient :
» — Venez voir !
» Les rouges-gorges examinaient l’oiseau d’un œil intrigué. Toutes ses dimensions, si peu habituelles, les déconcertaient. Ils claquaient du bec, avant d’affirmer, d’un air dubitatif :
» — Il n’est pas comme les autres !
» — N’est-ce pas, répondait Mahvia, orgueilleuse, il n’est pas comme les autres !
» Un moment vint pourtant que le nourrisson insatiable prit son vol, et ne reparut plus. Mahvia ni Mâoun ne s’en étonnèrent : ils savaient que tel est le destin inévitable, et que les enfants doivent s’en aller. Même, comme ils n’en pouvaient plus, il leur arriva de se dire : « On va pouvoir respirer ! »
» Mais ils gardèrent pourtant, des incroyables peines que leur avait coûté cette éducation, une fierté enthousiaste. L’année suivante Mahvia pondit encore sept œufs, et mena cette fois à bien toute cette nombreuse couvée. Les sept petits rouges-gorges étaient vifs, malins et obéissants. Ils ne mangeaient que raisonnablement, et apprirent à voler dans les règles, sans trop de terreurs ni de témérités. Cependant leurs parents les considéraient malgré tout avec une certaine indifférence. Ils ne prenaient à cette couvée qu’un intérêt modéré, et quand les voisins en demandaient par hasard des nouvelles, ils répondaient, le bec pincé :
» — Ils vont bien : nous vous remercions de votre sympathie, ils vont bien ! Mais celui de l’année dernière nous faisait bien plus d’honneur ! »
Jugeant qu’il avait assez parlé, le hodja se tut, salua avec une amène gravité, et s’en fut, dans la nuit noire qui était tombée, regagner sa cellule du couvent de Stamboul.
— Cet homme, déclara la baronne avec enthousiasme, cet homme en vérité a l’âme d’un grand saint ! Ses paroles m’ont émue jusqu’au fond du cœur.
— Vous trouvez ? fit M. Feathercock. J’estime au contraire qu’il est effroyablement immoral.
— Ah ! s’écria-t-elle d’un air pénétré, c’est que vous ne comprenez pas l’Orient !