Nasr'Eddine et son épouse
IX
COMMENT NASR’EDDINE,
À CONSTANTINOPLE,
PUT JOUIR D’UNE DEMI-LIBERTÉ
Parvenus à Constantinople, Nasr’eddine et les deux hamals furent enfermés à Stamboul dans un cachot fort noir. Les hamals disaient en gémissant au hodja :
— Allah nous avait écrit cette aventure. Nous ne t’en voulons pas, saint homme, rien n’arrive sans la décision d’Allah — loué soit son nom ! — mais tous les jours on nous donne des coups de marteau sur les doigts pour nous faire parler, et cela nous ennuie infiniment ; car ces coups de marteau font très mal. Et cependant nous ne savons que dire sur cette vieille pierre, sinon que nous attendions, croyant que tu nous donnerais deux piastres pour la porter chez toi. Mais ils ne veulent pas nous croire.
Le cachot où tous trois étaient enfermés se creusait, sorte de cave obscure et puante, sous les chambres d’un corps de garde, dans le Vieux Sérail. Les prisonniers, selon l’usage turc, n’étaient guère nourris que par la charité de pieux musulmans, désireux de s’acquérir des mérites aux yeux d’Allah. Toutefois, les jours de pluie, leur zèle se ralentissait : alors les deux hamals redoublaient de plaintes. Mais Nasr’eddine semblait, lui qui jadis avait tant aimé la bonne chère, ainsi que les autres dons du Rétributeur, insensible aux cris de son ventre vide. Il grimpait sur le banc de pierre du cachot, essayant d’apercevoir, soit, en levant les yeux, le vol des mouettes et des hirondelles, soit, les baissant, le frisson bleu des ondes marines, car le soupirail s’ouvrait dans un angle du mur, sur la Corne d’Or, presque au ras de l’eau ; et il disait :
— Ces oiseaux semblent libres, ces vagues au contraire les dociles servantes du vent : et pourtant leur destin est pareillement inévitable. Je suis donc aussi libre que les oiseaux ou les vagues, puisqu’ils ne sont que des esclaves du sort. C’est une grande consolation. Cependant, si je m’en tiens à raisonner avec ma raison, sans théologie, je dois m’avouer que mes pauvres compagnons ne sauraient avoir complètement tort. Ni eux ni moi ne nous sommes jamais occupés de politique, et Sa Majesté le Sultan n’a coutume de sévir que s’il s’agit de politique : elle est d’ordinaire indulgente aux écarts de discussion sur des points de foi. Il y a donc dans cet emprisonnement quelque chose d’insolite… J’ai idée que cet officier qui rôdait quelquefois autour de ma maison y pourrait bien être pour quelque chose : ô Nasr’eddine, te serait-il arrivé un autre malheur que d’être en prison ?
Alors son âme noircissait, en pensant à Zéineb, son épouse, qui peut-être, décidément, ne s’était point contentée de troubler sa demeure d’insupportables reproches : mais il songeait également : « Si elle était ici avec toi, ne serais-tu pas plus malheureux encore ? »
On lui donnait aussi, comme aux hamals, des coups de marteau sur les doigts. Mais il ne répondait rien, sinon :
— J’ai dit la vérité, j’ai dit la vérité ! Qu’on me mène devant Sa Majesté le Padischah, qui est notre calife, commandeur des croyants, et il me rendra justice. Je n’ai commis aucune erreur de théologie, ma doctrine est saine. Si l’on me fait mourir, mon tombeau fera des miracles. Toutefois j’aimerais mieux vivre, car la vie est le vrai miracle ! Elle est la joie, elle est l’amour, elle est la communion avec Dieu et tous les êtres ; qu’on me mène donc devant Sa Majesté le Padischah.
Le sultan fut informé que Nasr’eddine affirmait n’avoir rien dit qui ne fût parfaitement orthodoxe, et qu’il demandait à être entendu par lui.
— Cela, dit-il, ne se saurait accorder, car si je recevais tous les hodjas accusés d’hérésie, ne s’en trouverait-il pas quelqu’un pour m’assassiner ? Or, j’ai tout organisé dans mon empire pour n’être pas assassiné. Je ne m’inquiète ni de finances, ni d’administration publique, ni de justice, ni de conquête, ni même de la défense de l’État. Je ne m’occupe que de n’être pas assassiné, et c’est déjà une tâche très ardue. Je ne saurais y renoncer pour écouter cet homme-là. Mais qu’on le mène au ministre de ma septième police.
Nasr’eddine fut donc conduit devant Haydar-pacha, ministre de la septième police, et chargé des enquêtes sur les crimes d’hérésie avant que les oulémas en décidassent.
— Est-il vrai, hodja, que tu as adoré une image ? interrogea Haydar.
— Moi ? fit Nasr’eddine. Altesse, j’ai vu une image sur une pierre, et j’ai dit qu’elle était belle. J’ai vu un sein sculpté dans un morceau de marbre, et j’ai pensé à un beau fruit, au gonflement d’une voile sous le vent de la mer ; j’ai vu un bras de femme, et je l’ai admiré comme tu l’eusses admiré. Mais je n’ai pas adoré cette image.
— Cependant, continua le ministre, quand on t’a dit que la représentation des formes humaines était interdite par le Livre, tu as répondu qu’on avait déjà introduit tant de modifications au Coran qu’il se pourrait bien qu’on changeât aussi cette chose-là ?
— C’est là le point, dit Nasr’eddine tout joyeux. En vérité, tu as répété mes paroles mêmes. Et ne vois-tu pas, Altesse, que j’ai raison ?
— Comment croirais-je que tu as raison ? fit Haydar indigné. Tu es possédé du Cheïtan ! Appartiens-tu par hasard à la secte des Bektachis, ces fous impurs qui boivent du vin comme des infidèles, et professent qu’il n’est pas plus sot de croire que Dieu est une Trinité qu’une Unité, attendu qu’il n’est peut-être ni l’un ni l’autre ? Tout bon musulman sait qu’on ne peut rien changer, qu’on n’a jamais rien changé au Coran, tel qu’il fut dicté par Allah au Prophète, — qu’il soit exalté !
— Je vais te prouver le contraire, dit Nasr’eddine. Quelle peine porte le Coran contre les voleurs ?
— La première fois, cita le ministre de la septième police, ils auront le poing gauche coupé. Et en cas de récidive, le poing droit.
— Et tu sais bien, Altesse, n’est-ce pas, qu’on a changé tout cela ? poursuivit Nasr’eddine.
— Que veux-tu dire ? demanda le ministre.
— Est-ce que tu connais un seul pacha, Altesse, un seul préfet, un seul sous-préfet, un seul ministre, un seul grand-vizir qui soit manchot ? Ils ont leurs deux bras, Altesse, et tu as tes deux bras. Et tu ne me feras pas croire que vous ne volez point. Tu vois bien qu’on a changé quelque chose au Coran !
Le grand vizir venait justement d’instituer, à son bénéfice, une taxe secrète de trois métalliques par livre de viande vendue chez les bouchers de Constantinople. Craignant que Nasr’eddine et ses deux complices supposés n’en eussent appris quelque chose, en apparence par mesure d’indulgence, mais en réalité pour qu’il ne comparût point devant les oulémas, auxquels le hodja aurait pu ébruiter l’affaire, Haydar fit élargir celui-ci, lui interdisant toutefois de quitter Constantinople avant la fin de l’enquête, qu’il comptait bien faire durer plusieurs années, jusqu’à la mort, s’il le fallait, du Padischah.
Pour Khaliss et Akif, hamals du marché, il leur permit de retourner à Brousse. Revenus dans leur demeure, les deux portefaix instituèrent un culte domestique en faveur de la pierre plate, obscurément sculptée, vu qu’elle avait été la plus forte, et les avait fait sortir de prison.