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Nasr'Eddine et son épouse

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XVII
DU RETOUR DE NASR’EDDINE À BROUSSE ET DE SON ATTITUDE À L’ÉGARD DE ZÉINEB

… Et quand Nasr’eddine put quitter Constantinople, près d’un an s’était écoulé depuis qu’il avait quitté Brousse entre deux zaptiés, derrière la queue d’une mule. Et ceci était la suite des trahisons de sa femme, Zéineb la pernicieuse. Car Zéineb avait dit à Ahmed-Hikmet :

— Ne sais-tu pas que le hodja, ce chien qui est mon époux, est un hérétique, un Persan ? Que ne le fait-on citer devant les oulémas de Stamboul ?

Et elle avait cligné des yeux, la perfide, comptant bien que l’officier saurait profiter de cette absence. En effet, ils s’abandonnèrent à leur péché, mais Allah est plus puissant, Allah les en punit, car Ahmed-Hikmet fut tué par les Arabes du Hedjaz, qui lui ouvrirent le ventre en croix, et quand Zéineb apprit que Nasr’eddine s’était enfin lavé de toute accusation de mauvaise doctrine et qu’on le lui renvoyait, ce déplorable, elle venait de s’apercevoir qu’il aurait dû, pour son honneur et sa sécurité, être de retour quelques mois plus tôt !

Cependant Nasr’eddine, débarqué à Moudania, s’acheminait vers sa demeure, monté sur une chamelle blanche. Il réfléchissait à son aventure singulière.


« Des imputations portées contre moi, songeait-il, je ne crois pas qu’il en fût une seule qui contînt, de vérité, ce qu’il en pourrait entrer sous l’ongle de mon petit doigt. C’est un mystère, par Allah, c’est un mystère ! Ou plutôt c’est une intrigue. Il y avait un officier… »

Puis il se rappelait Zéineb, l’injurieuse, qui le traitait plus mal qu’un chrétien, et si souvent avait négligé ses repas, aux jours qui pourtant n’étaient pas des jours de jeûne.

« Hélas ! songeait-il, la chair est faible ! Les premiers jours que je fus en prison, je me disais : « Du moins, on m’a fait une grâce ; on ne m’y a pas mis avec ma femme ! » Et maintenant il me semble que je ne serais pas fâché de la revoir. C’est extraordinaire ! »

Telles étaient ses méditations, tandis que la chamelle blanche avançait toujours, avec sa bonne tête, ses yeux noirs, son cou brandi vers le ciel comme la proue d’une galère des vieux padischahs ; et, entre son gaillard d’arrière et son gaillard d’avant, Nasr’eddine était assis, bien soucieux de lui-même, et tout étourdi par la nouveauté de ses sentiments. Ce fut ainsi qu’il arriva devant sa demeure.

La chamelle se mit à genoux et Nasr’eddine se laissa glisser. D’abord, il porta la main à sa poitrine, à sa bouche et à son front, pour la politesse ; puis il se frotta les deux cuisses, à cause de la fatigue, et ensuite il pensa très fortement à sa femme, parce que c’était son désir. Mais il n’en montra rien, par dignité. Il dit seulement à ses disciples qui étaient venus le saluer :

— Ça va bien, mes enfants, ça va bien. Vous êtes beaux comme la porte de ma maison !

Et ces paroles devaient naturellement lui monter aux lèvres ; car, pour un exilé, il n’y a rien de beau comme la porte de sa maison. Il la reconnaît, elle le reconnaît, elle s’ouvre tout doucement, et derrière il y a l’eau fraîche, derrière il y a le lit, derrière il y a l’amour.

Ainsi avaient changé les sentiments de Nasr’eddine à l’égard de Zéineb, et, sans qu’il en sût rien, les sentiments de Zéineb à l’égard de Nasr’eddine. Nasr’eddine oubliait que douze mois auparavant il se disait chaque soir : « Quelle épouse, quelle épouse ! Le Rétributeur sait ce qu’il fait, mais moi je n’y comprends rien. Pourquoi m’a-t-il donné celle-là et non une autre ? » A cette heure, au contraire, il pensait : « Après tout, c’est mon épouse tout de même. Elle est belle : son corps n’est pas comme son âme. Et qu’est-ce que son âme ? Quelle est la nécessité que ma femme ait une âme ? Je ne connais que la mienne, qui est pleine d’indulgence. L’indulgence est la vertu des saints : il va m’être très doux d’être un saint. » Zéineb, de son côté, gémissait secrètement : « J’ai péché et, s’il connaît mon péché, je devrai quitter cette maison où je régnais. Même, s’il le veut, il peut me faire mourir. Que ce sort est cruel ! Et que ne ferai-je pas pour être pardonnée ! »

Voilà pourquoi elle dit, d’une voix qu’elle n’avait pas eue depuis qu’elle était petite fille, si claire, si tendre, étouffée comme un baiser donné la nuit :

— O mon seigneur, le salut sur toi ! On t’attendait.

Et elle baisa ses pieds, durant que la servante se hâtait, portant l’aiguière pour les ablutions. Nasr’eddine fut tout étonné. Il avait décidé qu’il s’imaginerait être heureux, qu’il s’inventerait son bonheur pour cette nuit de retour. Et qu’importaient les autres nuits ! Il n’y voulait pas songer. « Qu’elle soit silencieuse, se disait-il, silencieuse et obéissante, aujourd’hui. Je lui prêterai des mots, je me persuaderai que mon désir est son désir, que ma joie est sa joie, qu’elle est comme je la souhaite, et non pas Zéineb l’insupportable ! » Or, il n’avait rien à imaginer, il reposait dans de la douceur, il dominait sur de l’obéissance : et cela lui sembla tellement extraordinaire que ses deux sourcils, un instant, furent comme deux sabres courbes au-dessus de son front plissé. Il abaissa les yeux : Ah ! Zéineb avait un peu de peine à rester agenouillée ! Il distingua aussi une cernure douloureuse, une ombre triste, autour de ses paupières, et comme un voile, fait de meurtrissures molles, sur toute sa face. Ces signes, il les connaissait, il n’était plus un adolescent naïf.

Il dit d’une voix qui se dessécha dans sa gorge :

— Depuis quand…

Alors Zéineb, qui tenait toujours l’un des pieds de son époux dans ses deux mains, reposa ce pied sur le sol et s’abattit, ses dents mordant la terre, parce qu’elle croyait que la vérité allait s’élever contre elle. Et cela était si contraire aux habitudes de sa femme, si flatteur pour son orgueil, si voluptueux pour ses sens, si attendrissant pour sa force, que, malgré ce qu’il devina, Nasr’eddine se reprit, d’un ton paisible :

— … Depuis quand, en même temps que l’aiguière des ablutions, n’apporte-t-on point ici, à l’époux qui revient, les confitures ?

Et Zéineb, se relevant éperdue, alla chercher les confitures.

« Il ne sait rien, se dit-elle. Nasr’eddine est toujours le hodja Nasr’eddine : un aveugle qui rêve. »


Le reste, pour ce soir-là, c’est le secret de la foi musulmane. Ceux qui savent ne doivent pas dire : ils étaient deux époux, et, si ce n’est la religion, c’est la décence, si ce n’est la décence, c’est l’envie qui défendent de révéler le mystère. Mais celui qui dort seul, et même l’amant, car il n’est jamais sûr de son bonheur, rêve avant de s’endormir : « Qu’Allah m’en donne autant, et je le tiens quitte, en vérité. Il n’y a rien de mieux au monde ! » Quand Nasr’eddine sentait se desserrer un peu le beau collier que lui faisaient les bras de Zéineb, il lui paraissait étrange de ne pas sentir la morsure de la faim au creux de l’estomac, de ne plus avoir à plier les épaules devant un juge, et il s’émerveillait, lui qui durant douze mois de geôle avait été incapable de désirer autre chose que le sommeil, rien que le sommeil, de pouvoir à cette heure veiller joyeusement, une femme à ses côtés. Et puis il se rappelait : « En vérité, hier j’étais en prison. Qui donc m’avait dénoncé ? » Il croyait l’avoir deviné, mais sentait bien plus vivement sa jouissance actuelle que ses maux écoulés. En face de lui, sur une petite place, par-dessus le mur de son haremlik, croissait un très vieux platane, où un ménage de corbeaux, chaque année, avait coutume de faire son nid. La saison était déjà bien avancée, et l’on voyait, sur les hautes branches, les corvillons qui commençaient d’essayer, non pas encore leurs ailes, mais leurs pattes hésitantes.

— Il y avait bien des corbeaux autour de la femelle, quand je suis parti, dit Nasr’eddine en rêvant.

— Ah ! répondit Zéineb, il ne reste plus que les deux qui ont fait le nid. C’est le proverbe : « Beaucoup pour l’amour, deux pour le ménage. »

Elle avait prononcé ces mots sans malice, mais Nasr’eddine la regarda d’une façon si étrange qu’elle crut que son cœur allait éclater d’épouvante.

« Je me trompais, il sait tout », pensa-t-elle.


Le léger vent froid de la nuit la fit trembler, et elle sentit au même instant en elle les premiers mouvements de l’enfant qu’elle portait. Elle demeura immobile et peureuse. Il lui semblait que le poids de son corps écrasait ses deux jambes. Nasr’eddine hocha la tête gravement et se leva. Zéineb demanda, d’un air humble :

— Où vas-tu, ya Nasr’eddine ?

Car elle craignait qu’il n’allât chez le cadi pour divorcer. Nasr’eddine eut un sourire.

« Ouallahi ! songea-t-il, ce n’est pas de la sorte qu’elle m’eût parlé avant ce méchant voyage. Elle m’aurait dit : « Tu sors ? Et pourquoi sors-tu ? O débauché qui cours la nuit après avoir dormi le jour, hypocrite, mendiant buveur de vin, amant de chrétiennes, perfide ! » Car telles étaient ses façons de me traiter, je m’en souviens. Allah est le plus savant, il m’a écrit la délivrance. Quant aux moyens, n’approfondissons pas. L’homme est sous son destin comme le papier sous le calame : ce qui est marqué, c’est marqué ! »

Il répondit donc :

— Mon ange, ne devines-tu pas que je vais où j’allais jadis, près de la source qui est au coin du cimetière de Bounar-Bachi, chez Abdallah-le-boiteux, qui vend du café.

Zéineb murmura :

— Fais à ton plaisir, ma prunelle, fais à ton plaisir !


Et jamais Nasr’eddine n’ouvrit la bouche de ce qu’il intéressait si fort Zéineb de connaître ! Le matin, il allait à la mosquée ; le soir, il s’asseyait sur l’herbe, à l’ombre que font les tombes des vieux sultans, et il disait : « Si le samovar est bien abrité du vent et la poudre de thé de bonne espèce, c’est le principal, ô mon épouse, c’est le principal ! Car, vers quatre heures, le vent de mer s’élève. Il est frais et doux à mes vieux os, et il y a des cigognes dans le ciel : le vol des cigognes est sublime. »

Il voyait cependant la taille de Zéineb s’arrondir, mais gardait le silence, et elle-même ne voulait pas avoir l’air de croire que l’événement fût proche. Lorsqu’elle ressentit les premières douleurs, elle serra les lèvres et retint ses cris jusqu’au moment où Nasr’eddine sortit pour aller s’asseoir, les talons sous les cuisses, à sa place ordinaire, à l’ombre des vieux tombeaux ; et il y resta même un peu plus longtemps que d’habitude. Quand il revint vers sa demeure, une matrone en sortait, et il trouva Zéineb couchée, tenant dans ses bras une petite chose vagissante, encore toute meurtrie de la douleur de naître. Il demeura silencieux, les cils baissés ; son visage noircit parce qu’il évoquait le jour où les zaptiés l’avaient mené chez le vali, l’odeur affreuse des sentines du navire qui l’avait conduit à Constantinople, la prison plus puante encore, les interrogatoires des mauvais juges, l’argent qu’il avait dépensé, et la trahison sous son toit !

Mais Zéineb, à force d’avoir menti, avait fini par prendre confiance dans son mensonge. Décidément, le hodja ne savait rien. Il était trop bête, ce saint homme, et il ne fallait plus qu’un petit mot pour lui expliquer cette naissance un peu rapide.

— Quel malheur, quel malheur, dit-elle, d’avoir autant souffert pour un enfant qui n’a que sept mois !

Nasr’eddine, se penchant, prit le nouveau-né dans ses bras et le soupesa très sagement. Il allait bien sur les neuf livres. Et quelles belles grandes oreilles détachées de la tête, que d’ongles, que de cheveux ! Il admira ce poids magnifique, et ces oreilles, et ces ongles, et ces cheveux. Mais il admira aussi dans son cœur l’ingénuité du mensonge, il se souvint des quelques mois de paix que ce mensonge lui avait donnés. Il ne fut pas ému, il ne fit pas de grands gestes, il ne se contempla pas lui-même dans sa générosité. Il dit seulement, bien bonhomme :

— Par Allah ! pour sept mois, il est bien avantageux !


Puis il sortit, parce que c’était l’heure de la cinquième prière.

FIN

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