Nasr'Eddine et son épouse
IV
COMMENT NASR’EDDINE MÉDITA
SUR LE PARADIS, ET SES CONCLUSIONS
« … Donne-moi le dixième, donne-moi le vingtième, donne-moi seulement cinq piastres : oui, pour cinq piastres, j’épouse ta fille, ta mère, ta grand’mère et toutes tes tantes ! »
Mais Nasr’eddine n’eut rien du tout, ni la fille, ni la mère, ni les tantes, ni l’ombre de quoi que ce soit, parce qu’il était musulman, et qu’on ne saurait accorder de chrétiennes à un chien de musulman. Et quand il parvint à Kutaieh, l’honnête musulman qu’il comptait avoir pour beau-père, en payant, hélas ! en payant, lui dit :
— Ma fille ? Tu viens trop tard, ô saint homme. Voici quinze jours qu’elle est mariée.
— Bissimillah ! dit Nasr’eddine. Telle est la chance que m’a écrite le Rétributeur : j’ai chevauché quinze jours sur cette mule, cette mule a une crampe dans le dos d’avoir porté mes reins, mes reins ont une crampe égale pour avoir été secoués sur ce dos, et il nous faut maintenant retourner sur nos pas, l’un portant l’autre, avec nos crampes et nos déconvenues. Toutefois cette mule est plus heureuse, cette mule n’avait nul espoir de mariage, cette mule, de toute sa vie, ne fut jamais tentée par espoir de mariage ! Allah est le plus grand, mais il aurait bien dû faire les hommes comme les mules.
Ces pensées, qu’il agita tout le long de la route, durant son retour, firent que le hodja résolut de suivre un autre genre de vie et de se livrer à la contemplation. Et voici de quelle manière : quand il était hors de chez lui, il continuait sagement de ne penser à rien ; mais dès qu’il était rentré au logis, et qu’il entendait la voix de sa femme, et les reproches de sa femme, et les pleurs de sa femme, tout de suite il se mettait à méditer si profondément sur les mystères de l’autre vie qu’il en perdait le sens des réalités désagréables. Si sa femme Zéineb, par rancune, ne cuisait aucun dîner, il s’abstenait de dire : « Mais quelle heure est-il ? » et demeurait les jambes pliées, sur son tapis bien propre, hochant la tête en mesure, les yeux fermés et l’air ravi. Parfois Zéineb, irritée, tirait violemment ce tapis par derrière, et alors il tombait le front sur le sol, prosterné sans le vouloir : et c’était autant de fait pour la prière.
Ahmed-Hikmet, pendant ce temps, se morfondait, ne voyant pas venir sa chance, et Zéineb songeait, ne voyant plus sortir son époux : « Il ne s’en ira donc jamais ? Pourtant, que pourrais-je encore lui dire ? »
— Chien de hodja ! répétait-elle, hodja des chiens ! A quoi penses-tu ?
— Au bonheur des vrais croyants quand ils sont morts, répondait Nasr’eddine. Car il est écrit : « Ils auront tous les fruits qu’ils pourront souhaiter, les viandes qu’ils désirent, et des femmes aux yeux noirs, blanches comme des perles enfilées. » J’étais au ciel, ya Zéineb, j’étais au ciel !
Il était d’ailleurs fort pénible à Zéineb, toute autre raison mise à part, que son époux s’en allât chaque jour sans elle, en esprit, dans un endroit plein de femmes pareilles à des perles enfilées. Le saint jour de vendredi, sur la pelouse très verte qui est au-dessus du cimetière des poètes, près du tekké du sultan Mohammed le Gracieux, dont le grillage est fait de lierre et de marbre enlacés, elle rencontra ses amies : Eitoûn hanoum, dont le mari fabrique des babouches, Nedjibé hanoum, qui est à Kenân l’homme riche, et Souléika hanoum, veuve de bonne réputation ; et quand elles furent toutes quatre assises en cercle, relevant le bas de leur voile pour que le torrent de leurs paroles pût entrer plus facilement dans le canal de leurs oreilles, elle leur dit :
— Les ongles du Cheïtan puissent s’étendre sur ce chien de hodja, mon époux ! Qu’il ait un rat dans le ventre et une belette dans l’estomac ! Puisse-t-il mourir en vérité ! Car, vivant, il ne vaut guère mieux pour moi : il prétend passer tous ses jours et toutes ses nuits avec les immortelles de la septième sphère.
Et c’est pour cette cause que Nedjibé, qui était comme une lune, et fraîche, et rieuse, et joyeuse, put dire le soir même à son mari Kenân :
— Ya Kenân ! Je ne devrais pas te le révéler, car le secret d’un ménage, c’est le secret de la foi musulmane ; mais figure-toi que Nasr’eddine n’entend plus songer qu’aux épouses divines promises aux musulmans après leur mort ; et il ne regarde plus celle qui a été écrite ici-bas pour lui…
Kenân regarda les cils de Nedjibé la Délicieuse ; puis il regarda ce qu’il y avait sous les cils, puis ce qu’il y avait dans une fossette sur le deuxième quart, en bas de la joue droite, puis ce qu’il y avait aux deux coins de la bouche, et entre les dents blanches, et sous la peau transparente et lisse du menton : et c’était un rire, un rire, un rire !
— Par Allah ! fit-il, moi je connais une mortelle qui me suffit, qui me suffit !
— Cela n’empêche, ya Kenân, répondit-elle. Tu devrais arranger cette affaire du hodja. Allah t’a donné la subtilité.
Le lendemain, Kenân alla trouver Nasr’eddine sous les ifs et les platanes, près des tombeaux où dorment les sultans. Le hodja était assis, parfaitement immobile. Baissant la tête au milieu de sa barbe, il laissait doucement, tout doucement la lumière filtrer entre ses cils clignés, et il la buvait par les yeux avec volupté, comme font les infidèles du vin fort du Liban ou du mastic laiteux de l’archipel grec. Quant à l’autre vie, il n’y pensait d’ordinaire qu’en présence de Zéineb. Mais il était comme tous les hommes : aussitôt qu’on commençait de le contrarier il se mettait à tenir à son opinion.
— La bénédiction sur toi, ô Nasr’eddine ! dit Kenân.
— Sur toi la bénédiction, ô Kenân ! répondit Nasr’eddine.
— Est-il vrai, hodja, continua Kenân le Riche, que tu t’adonnes maintenant à des méditations sur la vie future ?
— Je m’y adonne, dit Nasr’eddine, je m’y adonne. Méditer sur la vie future est une grande consolation pour les pauvres gens, au cours de celle-ci.
— De même qu’il est fort possible, répliqua Kenân, que ce nous soit dans l’autre monde une bien grande distraction que de nous rappeler celui-ci.
— Je ne le crois pas ! répondit le pauvre hodja en frissonnant. J’ai toujours eu sur cette terre l’impression d’être enfermé avec un chat dans un tonneau. Ce n’est pas drôle, je le jure par le Livre saint et la Foi ! Tandis que dans l’autre vie, nous serons, toi et moi, parfaitement heureux.
— Tu en es sûr, ya hodja ?
— Cela est dans le Coran.
Il allait ajouter, par habitude : « Et bien que… », mais il se retint : en cet instant il éprouvait le besoin de croire aux promesses du Livre.
— Tu es allé à la Mecque, insista Kenân, et tout le monde dit que le tombeau du Prophète — la bénédiction sur lui ! — y est suspendu dans la Câba, entre le sacré parvis et la coupole.
— Il n’en est rien. Je le croyais comme toi avant d’y être allé, mais il n’en est rien.
— Eh bien, dit Kenân, s’il en était de même du paradis ? Tu médites sur l’autre monde, Nasr’eddine, mais tu n’y es pas allé.
Ces paroles donnèrent fort à penser au hodja. « Il est certain, se dit-il, que malgré mes efforts, ma raison seule a réfléchi sur l’existence de l’au-delà, comme si je lisais les récits d’un voyageur ; mais je ne suis pas allé jusqu’à l’extase : je n’ai pas, comme le recommandent les grands saints, transporté mon âme même sur ce plan de l’infini. Que ferai-je pour triompher de ma lourdeur humaine ? Que ferai-je ? »
Comme il s’en allait lentement, il sentit une ombre froide au-dessus de sa tête. C’était celle des cyprès du cimetière de Bounar-Bachi ; ils dressaient leur taille droite et mince, bien rangés devant les cénotaphes, comme si, venant de faire leur prière, ils s’étiraient avant de partir.
« Voilà le moyen, pensa Nasr’eddine. Je me coucherai dans une de ces tombes fraîchement préparées, et mon âme se figurera que mon corps y est pour toujours. Elle contemplera la mort ; elle s’identifiera enfin à la mort ; elle verra par les yeux magiciens de la mort… Et je te salue, ô lune qui regardes à travers les cyprès. Tu vas m’aider ! »
Il se coucha donc dans une tombe qu’on n’avait pas fini de creuser. Parfois un mulot fouissant son trou arrivait juste au-dessus de son corps et le regardait de ses petits yeux presque tout recouverts de peau noire ; parfois c’était une courtilière, qui frottait l’une contre l’autre ses deux pattes faites comme des pelles et s’enfuyait épouvantée ; et parfois aussi il y avait dans les arbres une espèce de tremblement ; et Nasr’eddine tremblait à son tour. Cependant il se disait :
« J’ai bien peur, par Allah ! Mais je n’en vois pas davantage. »
Or, il advint que sur la route, juste à ce moment-là, s’avançait la caravane qui, chaque année, part de Kutaieh avec son chargement de faïences bleues, de faïences roses, de carreaux où l’on voit des arabesques et des faisans, de plats couleur reflet-de-soleil, d’aiguières, de tasses et de vaisselle. Très grands, très maigres, et noirs dans leurs caftans poilus, les chameliers marchaient silencieux, buvant la fraîcheur de l’air, en attendant de boire aux fontaines proches. Et les chameaux reniflaient doucement à chaque tournant des murs de pierre, interrogeant leur mémoire, comme font toujours les chameaux : « Est-ce que j’ai déjà vu celui-là ? Est-ce que je suis passé ici l’année dernière ? Inchallah ! Je crois bien que nous arrivons. » Alors, quand ils relevaient le cou, ils faisaient tinter leurs sonnailles de bronze.
« L’extase est venue, décida Nasr’eddine. Je vois l’autre côté du monde. Voici les djinns, très sûrement. Qu’ils sont étranges ! »
Il se mit sur son séant pour les distinguer mieux. Et quand ils aperçurent cette ombre, les chameliers se rejetèrent les uns sur les autres, en grand désordre. Et quand les chameaux virent que leurs maîtres étaient en désordre, ils se hâtèrent de se jeter eux-mêmes en désarroi, selon leur nature qui est sournoise, révolutionnaire et malicieuse. Et ils se mirent à baver, et à rogner, et à grogner. Et il y en eut qui se couchèrent, et d’autres qui leur plantèrent les pattes sur le dos, et d’autres qui revinrent sur leurs pas, tandis que les derniers disaient dans leur langue de chameaux : « Allons, allons, avancez, nous avons soif ! » Et tous les carreaux bleus et roses, les plats mordorés, les aiguières très minces, et les plats pour les sauces, et les plats pour les rôts se brisèrent avec grand fracas.
« Je vois, soupira Nasr’eddine, et j’entends surtout beaucoup trop bien, j’ai peur ! Il est temps de m’en aller. »
Mais quand il eut mis ses genoux sur ses pieds, ses reins sur ses genoux, et sa taille sur ses reins, les chameliers s’aperçurent de leur méprise et que l’épouvantail était un homme bien vivant. Et comme leur chargement n’était plus qu’un tas de tessons, qu’on ne vend pas tessons au bazar, qu’on ne fait pas cent lieues pour apporter tessons, ils tombèrent sur le hodja, pleins de fureur, avec leurs bâtons très lourds, avec les pierres de la route, avec la corde de leurs ceintures. Ils le battirent par devant, ils le battirent par derrière, sur les côtes et sur le crâne, sur le nez et sur les cuisses, sur les dents et sur les joues. Et quand ils furent essoufflés, seulement quand ils furent essoufflés, Nasr’eddine s’échappa.
Le lendemain, ayant rencontré Kenân le Riche, il lui dit :
— Je sais maintenant comment est fait l’autre monde, je le sais ! J’y ai été.
— Eh bien ? demanda Kenân.
— Hélas ! c’est tout à fait comme dans celui-ci, continua Nasr’eddine. Et même il faut faire encore plus d’attention à la vaisselle !
— Le Prophète n’en a pas dit plus, fit le bon Kenân. Les hommes ne peuvent s’imaginer autre chose que ce qu’ils connaissent. Le paradis ne sera jamais pour eux que la réalité, moins quelque chose. Et ce ne doit pas être cela.
— Il faut donc, gémit Nasr’eddine, que je rentre chez moi, ou plutôt chez ma femme, que je continue à vivre dans mon tonneau, avec le chat, sans savoir, sans savoir si du moins plus tard…
— Oui, dit Kenân, il faut rentrer chez soi. C’est la vie.