Nasr'Eddine et son épouse
XIV
COMMENT LE RÉVÉREND
JOHN FEATHERCOCK SE MARIA
A la suite de ces entretiens Mohammed-si-Koualdia était devenu le péché de M. Feathercock. D’une part, il ne désespérait point de le convertir, et d’en faire un des membres les plus utiles de sa congrégation, d’autre part cette espérance lui dissimulait à lui-même le plaisir un peu dangereux qu’il prenait à sa conversation. Mohammed lui était devenu indispensable. Mohammed, cynique et pourtant d’apparence ingénue, lui ouvrait les portes de l’Orient. Il finit par le recevoir ordinairement dans sa maison du Taxim, il eut avec cet homme, que pourtant on lui avait signalé comme peu recommandable, de longs entretiens. Il est vrai qu’il s’efforçait de se maintenir sur le terrain des sujets théologiques ou sociaux. La condition des musulmanes le préoccupait tout particulièrement.
— C’est une chose absolument certaine, conclut-il, à la fin d’un long discours qu’il venait de tenir à Mohammed : la situation qu’a faite aux femmes la religion de Mahomet est épouvantable. Elles ne la supportent que par ignorance d’un sort meilleur ; mais quand un rayon de nos lumières d’Occident parvient jusqu’à ces infortunées, elles ne peuvent échapper au désespoir que par le suicide ou la fuite.
— Cela est vrai, répondit Mohammed-si-Koualdia.
— Qu’est-ce qui est vrai ? demanda le révérend John Feathercock, étonné, car Mohammed avait coutume de le contredire.
— Tout ce que tu viens de raconter, dit Mohammed. La destinée des dames musulmanes est affreuse, surtout depuis qu’on a pris la funeste habitude de leur enseigner l’anglais et le piano. La lecture des romans français ne leur apprenait qu’à tromper leur mari ; et elles en savent là-dessus, dans notre pays, dès l’âge de quatorze ans, beaucoup plus qu’on n’en trouve dans ces livres à couverture jaune. Tandis que celle des romans anglais leur apprend à être, par-dessus le marché, ennuyeuses à l’égard de l’univers entier. Et quant au piano, aussitôt que l’une d’elles en sait assez pour jouer sur cet instrument d’Iblis la Sonate à Kreutzer, elle prend en dédain l’art des pâtisseries délectables… Si tu connaissais les trois femmes de Hamdi ! Elles pleurent, elles pleurent tout le temps en jouant la Sonate à Kreutzer !
— Je les plains de tout mon cœur, dit M. Feathercock, et je regrette que la barbarie de vos mœurs ne me permette point de leur donner, en toute honnêteté, les consolations auxquelles les quelques lueurs occidentales, reçues par elles, les ont déjà préparées.
— Allah est tout-puissant ! déclara Mohammed.
— Je le sais, dit le révérend, mais il n’y a aucun rapport.
— Toutes choses, répliqua Mohammed, ont rapport avec Allah. Il a fait sortir l’univers étoilé de l’abîme sans forme, et l’homme d’un peu de terre mouillée. Pourquoi ne ferait-il pas un jour sortir ces dames de leur maison, pour qu’elles se trouvent sur ton passage ?
Le révérend ne répondit point. Mais après le départ de Mohammed, il songea longtemps : ainsi, dans cette ville de Constantinople, se trouvaient trois musulmanes qui parlaient sa langue, et gémissaient dans le désir de la lumière et de la monogamie ? Car il est contraire au vœu de la nature, se disait-il, que ce soit justement dans ces pays où le ciel a doué les femmes des instincts les plus passionnés que des lois perverses les forcent à se mettre à plusieurs pour ne posséder qu’un époux.
Ces pensées l’agitaient plus qu’il n’aurait fallu, et parfois son sommeil même en était troublé. Or, il advint qu’un jour une vieille bien décrépite et très horrible à voir entra chez lui, comme il rêvait dans sa cour fraîche ; et cette vieille décrépite s’étant prosternée, déposa devant lui une lettre pliée à si petits plis qu’elle aurait pu tenir dans le creux de la main. Et elle dit :
— La bénédiction sur toi, ya sidi ! Ceci est une missive de ma maîtresse, la merveilleuse !
Après quoi, ayant porté la main à sa poitrine, à sa bouche et à son front, elle s’échappa aussi vite que si les deux jambes maigres qui la portaient eussent été les quatre pieds d’une chèvre.
Quant à la lettre, M. John Feathercock la trouva rédigée en très bon anglais, et conçue en ces termes :
« Par Allah sur toi, effendi ! et qu’il accroisse tes honneurs et ta félicité. Trois petites fleurs désirent entrer dans ton parterre, et ton parterre ne les voit pas ; trois hirondelles désirent se poser sur ton toit exalté, et ton toit ne regarde que le ciel ; trois petites sources désirent frôler tes quais de marbre, et tes quais de marbre sont barrés. Effendi, nous autres les petites fleurs tristes que le jardinier n’arrose pas, nous autres les trois hirondelles noires, nous autres la triple source que le désert engloutit, nous serons ce jour même, une heure avant qu’il fasse nuit, au delà de la ville, du côté où le soleil se couche, dans une prairie qui est aux Eaux Douces d’Asie : celle où il y a trois peupliers, beaucoup de saules, un petit pont qui fait le gros dos comme un chat, et la maison d’Ali-ben-Malek, le vannier. Viens, effendi, parce que nos âmes sont pleines de paroles que nous ne pouvons dire à d’autres, et que nous regardons dans la nuit, dans la nuit qui vient, du côté de l’Occident, où s’en va le soleil, et d’où tu es venu.
» Et si tu veux respecter nos désirs, et que ta conduite soit conforme à la prudence, sois vêtu comme un musulman.
» Salut à toi mille et une fois, et encore mille fois. »
Voilà pourquoi, après avoir longtemps hésité, en rougissant M. Feathercock mit sur sa tête un fez rouge et se rendit au lieu marqué, accompagné de Mohammed-si-Koualdia.
Et comme il allait au rendez-vous, il aperçut un magnifique seigneur qui s’en retournait vers la ville, monté sur un cheval rouan, vigoureux et fin, un cheval qui secouait la tête comme pour dire : « Est-ce qu’il y a vraiment quelqu’un sur mon échine ? Je ne le sens pas ! » Et ce seigneur était vêtu de laine fine et de satin ; sous son front pâle, les plus beaux yeux noirs ; sur ses joues, les couleurs de la jeunesse. Mohammed-si-Koualdia lui dit :
— La bénédiction sur toi, Hamdi-bey !
— Sur toi la bénédiction, Mohammed, répondit le jeune homme.
— Qui est ce cavalier ? demanda M. Feathercock.
— Ne le connais-tu pas ? C’est Hamdi-bey, le mari de ces trois dames.
— Il me semble, dit M. Feathercock, qu’il m’a jeté un coup d’œil singulier.
— Tu te trompes, répliqua Mohammed. Mais, d’ailleurs, je vais faire en sorte de le reconduire chez lui. Ne crains rien.
Et il accompagna Hamdi-bey, en lui contant des choses que le jeune homme paraissait écouter avec attention.
Ce fut peu après que M. Feathercock vit les trois dames, et il en oublia tout le reste. Assises sur le parapet du vieux pont, le pont qui faisait le gros dos comme un chat, elles jetaient des fleurs dans l’eau ; et quand elles le virent arriver, marchèrent à sa rencontre à travers la prairie pleine de colchiques. Mais c’étaient trois fantômes noirs, qui foulaient ces tendres colchiques, trois fantômes couverts, des pieds à la tête, du sombre tcharchaf sans lequel nulle femme ayant quelque pudeur n’oserait quitter sa maison. Et c’est une chose si étrange et variable, le désir, que lorsque seulement leurs mains, leurs mains longues et pâles, sortaient de ces voiles obscurs, le cœur de M. Feathercock bondissait dans sa poitrine, et que si leurs pieds un instant éclairaient l’herbe, à côté des fleurs violettes, il imaginait plus de choses qu’il n’y en a dans le Cantique des Cantiques. Elles, les bien-aimées, couraient comme les faons des biches, et M. Feathercock murmura, comme jadis le grand Soliman-ben-Daoud :
— Mes colombes, faites que je voie vos regards, faites que j’entende vos voix !
Elles répondirent :
— Tu ne verras pas nos regards, mais tu entendras nos voix.
Et elles improvisèrent en riant :
— Il est venu de bien loin pour nous rencontrer. Son aspect est magnifique, sa démarche imposante. Et sur sa tête il a mis un fez : il a l’air d’une bouteille bien cachetée.
» Il a l’air d’une bouteille bien cachetée, mais la boisson qu’elle contient est enivrante : ô mes sœurs, quand la boirons-nous ?
» Nos yeux le peuvent contempler. Nous savons son front, sa bouche, et qu’il a les moustaches jaunes. Lui ne connaît rien de nous trois ; et nous lui apparaissons noires, épaisses, sans taille, comme des boisseaux à mesurer le grain.
» Mais sous ces boisseaux se cachent la lumière de nos yeux, le feu de notre corps — et nous brûlons !
Et M. John Feathercock, le cœur dilaté d’amour à la limite de la dilatation, s’écria :
— O chères ombres, que je sache au moins vos noms !
— Celle-là, dit la plus grande des ombres, et la plus majestueuse, c’est Féridjé. Celle-ci se nomme Léilah. Je suis Yasmine.
— O Yasmine !… fit M. Feathercock.
Et il prononça ces paroles d’un tel ton que les deux autres éclatèrent de rire.
Puis toutes trois prirent la fuite, Yasmine un peu plus lente, en lui jetant un bouquet de colchiques. Et il n’y eut plus ni dames turques, ni odeur de dames turques.
— … Je savais que ces fleurs donnent un breuvage excellent contre la goutte, songea M. Feathercock, resté seul dans la prairie. Mais comment ai-je pu ignorer leur beauté ?
Le lendemain, il interrogea Mohammed.
— Est-il vrai, lui demanda-t-il, que les dames de ce pays connaissent de précieux secrets d’amour, et qu’elles surpassent toutes les autres en délices ?
— C’est le mystère de la foi musulmane, répondit Mohammed avec discrétion.
Mais son silence rendit M. Feathercock plus rêveur encore que s’il avait parlé. Il se disait : « Les reverrai-je ? »
— … Elles te reverront, lui dit un jour Mohammed à voix basse, bien qu’ils fussent seuls. Elles te recevront ce soir, dans une petite maison, au bout du faubourg, là où commencent les jardins. C’est la quatrième après un cyprès unique ; et il y a, en face de la porte, une tombe dont la stèle porte un turban neuf.
Il les revit dans la petite maison du faubourg ; et les iris d’automne respiraient dans les jardins ; et leur odeur s’exhalait dans l’air par bouffées ; et l’eau des ruisselets chantait en passant dans les vannes. La pièce où il entra était assez sombre, n’étant éclairée que d’une petite lampe ; les fenêtres avaient des volets de bois, creusés de mille petits trous réguliers, semblables aux alvéoles d’une ruche, étrange grillage de bois et d’or ; la lumière rousse y mettait des points clairs. Il y avait des tables de nacre pâle, des divans bas ; et sur ces divans, elles l’attendaient, les trois amies ! Et ni les mules fines de leurs pieds, ni leurs mains légères, ni leur corps même n’étaient plus voilés du tcharchaf ; trois odalisques blanches, trois houris vêtues d’une soie blanche constellée de paillettes d’or et d’argent, voilà comme apparurent Léilah, Féridjé, Yasmine. Non, elles ne portaient plus de tcharchaf ! Cependant elles cachaient toujours leur visage : mais sous des voiles blancs, cette fois, tout pailletés aussi ; fantômes candides, tombés du ciel, et en apportant toutes les étoiles.
— Ah ! ton visage ! ton visage ! dit M. Feathercock à Yasmine.
— Y penses-tu ? fit-elle, devant… devant celles-ci ?
Mais ces deux autres, les rieuses, avaient déjà disparu. Et Yasmine entr’ouvrit son voile. Oh ! elle ne montra pas tout son visage. Songez qu’une musulmane a plus de pudeur. Elle découvrit seulement son front, ses yeux, la ligne claire d’un nez droit, dont un instant les narines palpitèrent. Et M. Feathercock, ayant jadis entendu dire par Mohammed-si-Koualdia, qui était un homme sans mœurs, que lorsqu’une musulmane a perdu le sentiment de ses devoirs jusqu’à se dévoiler — même si peu ! — devant un étranger, elle ne saurait plus songer à défendre le reste, M. Feathercock pensa que c’était le moment de savoir si Mohammed n’avait pas menti…
… Mais il entendit un bruit léger et, se retournant, aperçut un grand nègre sans barbe, mais avec beaucoup de dents, appuyé contre la porte. Et ce nègre dit sans bouger :
— Moi y en a dire missieu Hamdi.
— Quoi ? demanda M. Feathercock.
Yasmine avait poussé un cri.
— C’est l’eunuque ! fit-elle.
Puis elle s’échappa, prenant la même route que Léilah et Féridjé.
— Cet eunuque va me tuer ! songea M. Feathercock.
Mais le nègre se contenta de montrer la porte, en disant toujours, d’un air très sérieux :
— Moi y en a dire missieu Hamdi.
M. Feathercock lui montra tout ce que contenaient son portefeuille et sa bourse. Le nègre prit tout. Puis il répéta d’un air stupide :
— Moi y en a dire missieu Hamdi.
Et il le reconduisit jusque dans la rue.
Mohammed-si-Koualdia, consulté sur la gravité de l’événement, secoua la tête d’un air très sérieux.
— Penses-tu qu’il la tuera ? demanda M. Feathercock.
— Je te dirai cela demain, répondit Mohammed.
Le lendemain, il revint dès l’aube, annonçant que Yasmine n’était pas morte.
— Mais, dit-il, Hamdi-bey va la répudier. Et quelle sera la situation d’une femme qui a oublié son devoir avec un infidèle ? Pour toi, je te donnerai un avis : va tout raconter à ton consul.
Le consul déclara que M. Feathercock ferait bien de regagner l’Europe dans le plus bref délai, s’il voulait éviter un scandale public et un danger certain. Mohammed fut de cet avis.
— Mais, réfléchit M. Feathercock, Hamdi-bey répudie Yasmine ?
— Oui, fit Mohammed.
— Eh bien, si je l’épousais ?
Son âme honnête se sentait toute pénétrée du désir de la réparation. Et il se croyait sûr, maintenant, que rien au monde ne valait l’amour d’une musulmane.
— Ah ! dit Mohammed, cela changerait l’affaire !
Le mariage eut lieu sans bruit devant le consul. M. Feathercock ne tenait pas à ce qu’on connût l’origine de son bonheur, mais il était assuré que son bonheur serait complet. Il planait dans la félicité. Cependant, Yasmine lui parut un peu moins jeune qu’il ne l’avait jugée à sa voix… Au premier repas qu’il prit avec elle, M. Feathercock mangea peu. Cédant à un irrésistible désir de caresses, il se leva pour mettre un baiser sur le cou de sa femme. Dans sa hâte, il laissa son couteau et sa fourchette en croix.
— O dear ! dit Yasmine scandalisée, votre couvert ! Comme cela est improper !
M. Feathercock reconnut son incorrection, remit tout en ordre et dit amoureusement :
— Quelle délicieuse petite Anglaise vous auriez faite !
— Mais je suis Anglaise, répondit Yasmine doucement : avant d’être madame Hamdi, j’étais la femme de sir Archibald Beeston… J’avais voulu goûter des Orientaux. Croyez-moi, cher ami, une Européenne s’y habitue difficilement.
— Et… et les deux autres ? demanda M. Feathercock, qui commençait à sentir des regrets du choix qu’il avait fait.
— Léilah et Féridjé ? Ce sont des musulmanes, mon ami, de vraies musulmanes. Et, la preuve, c’est qu’elles ne vous ont pas montré leur visage, elles !
… A peu près dans le même moment, Mohammed-si-Koualdia quittait la demeure de Hamdi-bey, ayant reçu un bakchich honnête pour de mystérieux services. Et Hamdi s’écriait, en rentrant dans sa cour fraîche :
— Loué soit Allah, qui n’a pas converti tous les chrétiens ! Que deviendrions-nous, s’ils ne nous reprenaient pas les dames dont nous ne voulons plus !