Nasr'Eddine et son épouse
PRÉFACE
Nasr’eddine-Hodja est un personnage historique : il vécut au début du XVe siècle à la cour du glorieux Timour, le conquérant de la Perse, de l’Arménie, de la Russie et de l’Inde. Ce souverain n’était pas sans présenter quelques rapports avec certains monarques de nos jours : il dressa, pour sa gloire, une pyramide de quatre-vingt-dix mille têtes coupées, fit une fois massacrer mille petits enfants avant son déjeuner, éleva à un haut degré de perfection l’organisation militaire, industrielle et administrative de son empire, et fonda des écoles scientifiques. Il était également fort pieux.
Parmi les saints et les savants de son entourage se trouvait Nasr’eddine. On ne sait comment ce très distingué personnage, lumière de la théologie et de la jurisprudence, s’est vu peu à peu transformé, dans la mémoire des peuples, en une sorte de bouffon ; mais nous ne saurions nous en étonner à l’excès : la même aventure échut au roi Dagobert. C’est peut-être que les peuples conquis, après avoir tremblé sous leurs vainqueurs, s’en vengent en les raillant. En tous cas l’on découvre, dans les plus anciennes aventures attribuées à Nasr’eddine, la trace de la malignité persane, et aussi d’une propension persane à la critique, au schisme, aux hérésies sociales et religieuses.
Cet élément de critique et de malignité a fait vivre Nasr’eddine jusqu’à nos jours. Car, à cette heure encore, en Asie Mineure, à Brousse en particulier, le populaire semble considérer que, s’il est mort, du moins c’est il y a quelques jours à peine, hier seulement, ou même aujourd’hui. Par surcroît, de simple bouffon il s’est transformé en une sorte de héros singulier. Il n’a point perdu sa naïveté ; mais son penchant à l’ironie, son scepticisme théologique se sont accrus. Il faut peut-être voir là, chose curieuse, un résultat du profond respect que les Turcs d’Asie Mineure gardent à l’islam. Ils n’oseraient discuter ouvertement un point de dogme : l’idée même, je pense, ne leur en vient pas. Mais d’autre part le doute, l’hérésie, le penchant à l’incrédulité, sont dans la nature humaine : et ces fidèles « croyants » alors ne sont pas fâchés d’attribuer leurs impulsions d’impiété à un imbécile. Mais c’est ce qui fait que, peu à peu, le caractère traditionnel de Nasr’eddine a changé : on l’a doué d’une sorte d’intrépidité jusque dans sa faiblesse et dans ses malheurs. Sans cesse il est victime des hommes et surtout des grands, mais il les raille bonnement. Il est aussi victime des femmes, de la sienne en particulier, mais s’y résigne avec tant de simplicité qu’on ne sait même pas s’il pardonne : c’est qu’il a gardé toute la bonté, toute la bonhomie du paysan turc, l’un des meilleurs parmi les humains.
C’est par ces paysans que j’entendis jadis conter, dans les campagnes de Brousse, les innombrables aventures de Nasr’eddine. M. Bay, consul de France, spirituel et merveilleux traducteur, interprétait sur-le-champ ces récits devant moi. Et voici qu’à mon tour j’ai vu vivre Nasr’eddine sous mes yeux, qu’à mon tour je me suis imaginé un Nasr’eddine un peu différent, mais ressemblant encore, du moins je le crois, à celui qui me fut montré. A tout prendre, d’ailleurs, il me suffira qu’on puisse trouver quelque saveur pittoresque à ces quelques pages. On y découvrira aussi quelque apparence du style des Mille et une Nuits, et même deux passages qui existaient en germe dans cet admirable et opulent recueil. C’est que, aux jours où j’écoutais M. Bay, je croyais entendre le Dr Mardrus. Je dois donc au nouveau traducteur des Mille et une Nuits l’expression de ma gratitude.
P. M.