Nasr'Eddine et son épouse
III
COMMENT NASR’EDDINE CONNUT
CE QU’EST LE MARIAGE DES CHRÉTIENS
La nuit qu’il revint du palais de Son Excellence le gouverneur sans avoir soupé, pour voir ensuite danser deux ombres derrière les moucharabiehs de sa propre demeure, — car il eût juré, à la réflexion, que décidément il y avait deux ombres, — cette nuit-là fut assez mauvaise pour Nasr’eddine. Pourtant, dès l’aube, il quitta sa couche. Son âme enfantine adorait le soleil, il était comme les oiseaux : malgré les plus cuisants soucis l’obscurité l’endormait ; l’œil du jour, aussitôt ouvert, ouvrait ses yeux.
Zéineb dormait. Il se vêtit en silence, glissa ses pieds dans ses babouches, s’en fut, pour les ablutions, à la fontaine de Bounar-Bachi, et ne rentra chez lui que vers la méridienne, encore qu’il eût grand’faim. Zéineb cria, d’une voix fort irritée :
— D’où viens-tu, libertin ?
Car c’était sa politique, à cette dévergondée, d’accuser son époux du crime qu’elle-même commettait, pensant, avec quelque raison, qu’une telle attitude parlait en faveur de sa vertu.
Elle ajouta d’autres injures, qu’il ne serait pas convenable de répéter, et qui toutes tendaient à noircir la réputation de ce saint homme. Or, le hodja était allé fort innocemment, selon sa coutume en été, passer la matinée à l’ombre des platanes qui ombragent les tombes des vieux sultans de Brousse. C’est un lieu de bénédiction. Tout y est frais, délicat et fin : la respiration mystérieuse des ifs et des buis, qui se rangent sous les grands arbres comme des soldats alignés dans un khan, sous un portail ; le marbre des tombeaux, blanc et un peu doré ; l’herbe même de cet enclos, tondue juste comme il faut par les chèvres de l’iman gardien, si douce aux membres de ceux qui viennent s’asseoir, les jambes croisées, les talons sous les cuisses.
— Ouallahi ! songea Nasr’eddine. Il paraît que c’est moi qui suis un libertin. Je croyais bien pourtant avoir employé mes yeux seulement à regarder le samovar, où bouillonnait l’eau pour faire le thé, ma bouche à boire ce thé, le reste de mon corps à ne rien faire, et toute mon âme à ne rien penser. Allah est le plus grand ! Il a donné aux femmes une extraordinaire imagination ou bien une étrange astuce !
Telles furent ses pensées, mais il se garda bien de prononcer un mot. Toutefois, ayant grand’faim, il regarda du côté de l’âtre, et n’y ayant vu ni feu ni couleur de feu, ni viande ni odeur de viande, laissa paraître quelque étonnement.
— O fille de l’oncle, interrogea-t-il, où est notre dîner ?
— Va demander ta nourriture à celles que tu fréquentes, répondit-elle. Pour moi, je suis rassasiée par ta seule vue, ô visage de poix !
Le hodja s’en fut tristement chercher sa pitance chez le traiteur du bazar, qui souleva pour lui tous les couvercles de ses plats d’étain : ceux qui contiennent les pois chiches, ceux où cuisent à l’étuvée, dans une sauce au safran, les haricots ronds, les poulets farcis d’olives noires, le pilaf aux grains de riz bien égaux. Le traiteur songeait en lui-même : « Pourquoi ce saint homme, qui a pris femme selon la loi d’Allah, ne mange-t-il pas chez lui, dans la paix de son haremlik ? » Mais ceci était le secret de la foi musulmane ; il ne posa aucune question. Nasr’eddine vit bien pourtant qu’il faisait ses réflexions ; il en fut humilié.
« Allah est tout-puissant, se dit-il. Il a écrit sur moi que ma femme serait méchante, par surcroît fort enflammée, j’en ai peur, et jalouse ou faisant semblant, juste à l’heure où moi je deviens un assez vieil homme, parfaitement tranquille. Ma conscience est pure. Je n’ai rien à me reprocher contre la loi du Prophète — loué soit son nom ! — qui nous promet le paradis si nous n’avons jamais jeté les yeux que sur nos épouses légitimes et nos esclaves. Or je n’ai qu’une femme, et j’ai toujours fait l’économie d’une esclave : celles qui sont belles sont chères, et je n’ai souci de celles qui sont laides… Mais cela importe peu : ce n’est que la vérité, c’est-à-dire rien ; car une femme jalouse — en admettant que la mienne ne soit que jalouse — est une malade inguérissable, qui vit dans un monde imaginaire, où les seules réalités sont pour elle ses rêves désolants. Que je voudrais être plus jeune ! Je m’offrirais la consolation de ne jamais me coucher sans remords, et sans me dire : Zéineb a bien raison, je suis un grand misérable ! »
Ainsi songeait Nasr’eddine. Mais il était devenu très paresseux de son corps. La méditation dans une chambre paisible, la contemplation des petites fourmis dans l’herbe, l’histoire des amours des autres suffisaient à son plaisir. Or, c’était à cette heure que son épouse lui reprochait de manquer de vertu ! Il n’avait pas de chance, non, il n’avait pas de chance !
Il revint chez lui bien mélancolique. Il portait son dîner dans un beau vase ovale, en cuivre brillamment étamé, fermé par un couvercle où des oiseaux, gravés à la mode persane, ouvraient les ailes, becquetaient, tournoyaient parmi des guirlandes. La nourriture y était tenue au chaud dans cinq petits plats. Mais quand il ouvrit le couvercle, et quand il disposa les cinq plats sur une natte, et quand il se disposa, confortablement assis sur la natte, à manger le contenu des cinq petits plats, voilà encore que survint Zéineb, la calamiteuse. Et elle cria :
— Fils de Cheïtan ! hypocrite ! ami de chrétiennes débauchées ! débauché ! oses-tu bien te nourrir devant moi de la nourriture que t’ont préparée des femmes perdues, et non pas ton épouse légitime !
Donc elle renversa le pilaf dans les haricots, les haricots dans les pois chiches, les pois chiches dans le poulet, et le tout dans les cendres froides, et ce fut ce soir-là le dîner de Nasr’eddine.
Les pensées qu’il avait agitées le long de la route lui revinrent et il s’écria :
— Je suis un sot. Ceci est le don du Rétributeur : je suis un sot. Car Allah me permet plusieurs femmes légitimes et des esclaves, et je n’avais pas usé de la permission. Je prendrai ou une autre femme légitime, ou une esclave, car vraiment il me faut dîner !
Il s’en fut donc le lendemain au khan où l’on vend les esclaves. Les marchands d’esclaves sont comme les marchands de perles : ils ne montrent pas d’abord leur marchandise. Il faut causer. Il faut dire : « Je la veux comme ci. Je la veux comme ça… » Et le marchand répond : « Nous avons ceci, nous avons cela. »
— Il me faut, dit le hodja, une femme qui ait un bon caractère.
— Ya sidi, fit le marchand, j’en ai une douce comme un sorbet.
— Il faut, continua le hodja, qu’elle s’entende aux soins domestiques.
— Ya sidi, fit le marchand, j’en ai une qui connaît tout l’art des pâtisseries au sésame, au froment, à la farine de maïs, à l’huile, au beurre, au miel. C’est une négresse noire.
— La bénédiction sur ton commerce ! dit Nasr’eddine hésitant. La dame qui a un bon caractère est une négresse ?
— Non pas, répondit le marchand, non pas ! A quoi penses-tu ? Celle qui a un bon caractère est blanche, et la savante dans l’art des pâtes délicieuses est noire. Si tu veux plusieurs qualités, il faut prendre plusieurs femmes. Comment faire autrement, comment faire ?
— Alors, réfléchit le hodja qui n’était pas riche, je me contenterai de la blanche. Combien est-ce ?
— Mille livres turques.
— Hélas ! dit Nasr’eddine, je n’ai jamais eu mille livres. Je ne suis pas un gouverneur de province ; je suis un honnête homme.
— Excuse-moi, dit l’autre, je ne savais pas… Tu demandais tranquillement ce qu’il y a de plus cher. Je vois ce qu’il te faut, si tu n’es pas riche : c’est une femme légitime. Son père te la laisserait pour cent cinquante ou deux cents livres.
— Mais on ne peut voir leur visage avant les noces, soupira Nasr’eddine, et on ne connaît leur âme que bien après !
— C’est pour ça que c’est moins cher, répondit sentencieusement le marchand.
Le hodja sut quelques jours après, par une parente, qu’un bon musulman de Kutaieh, à plus de cent parasanges, avait une fille à marier, et pour son douaire ne demandait que deux cents livres. C’était toute la fortune de Nasr’eddine, mais il se décida pourtant à cette grosse dépense. Il monta sur sa mule et se mit en route.
— Allah est la justice, se disait-il. Ce serait certainement un sacrilège que de ne pas croire qu’Allah est la justice ! Cependant c’est un mystère difficile à concevoir qu’il ait fait des lois telles que j’ai dû dépenser deux cents livres pour épouser, sans la connaître, une femme qui jette mon dîner dans les cendres, et que maintenant je suis obligé de recommencer, sans avoir plus de garanties pour l’avenir.
Nasr’eddine s’arrêta, le premier soir, dans un village où n’habitaient que des chrétiens ; et quelle que fût sa répugnance à loger ailleurs que sous le toit d’un musulman, il dut demander l’hospitalité à un riche fermier grec. Ce raïa lui indiqua le coin du divan, dans le fond de la pièce, où il pouvait s’asseoir, prendre son repas et se coucher, mais l’abandonna plus brusquement que ne le permettent les usages. Il paraissait fort agité par la conversation qu’il tenait avec un jeune homme.
— Je n’ai que cent charruées de terre, disait-il. J’en donne vingt-cinq. Peut-on demander davantage ?
— Mais, fit le jeune homme, il y a les moutons ?
— Cinq cents brebis, et les béliers qu’il leur faut.
— Il faut donc de quoi les loger en hiver ?
— Je ne saurais rien céder là-dessus, dit le fermier.
Tous deux s’étaient fort échauffés dans la discussion. Ils s’accusèrent l’un d’avarice, et l’autre de rapacité. Le hodja craignit qu’ils n’en vinssent aux coups.
— Si je savais, fit-il, si je savais ce qui cause votre différend. « Les meilleurs amis ne peuvent parfois s’entendre ; et ils trouvent l’accord sous le tapis de selle de l’étranger qui passe. » C’est un proverbe de chez moi…
— Ce jeune homme n’est pas mon ami, répondit le raïa. C’est le fiancé de ma fille. Ce réprouvé trouve que la dot que je lui donne n’est pas suffisante. Il veut m’arracher les ongles et prendre mes oreilles.
— Je ne comprends pas, interrogea le hodja stupéfait. Entends-tu par là que ce jeune homme demande vingt-cinq charruées, des moutons, des béliers, une grange et une étable et non pas seulement ta fille ? Alors il doit pour le tout payer horriblement cher !
— Il ne paye rien, répliqua le fermier. Nos usages chrétiens sont exactement le contraire des vôtres. C’est lui qui n’est pas content de ce que je lui donne.
… Alors Nasr’eddine prit le jeune homme par les épaules ; et il le poussa tout à travers la salle, et au bout de la salle il y avait la porte, et il referma la porte, et il mit la clef, et il mit la barre, et il dit tout essoufflé au raïa :
— Donne-moi le dixième, donne-moi le vingtième, donne-moi seulement cinq piastres. Oui, pour cinq piastres, j’épouse ta fille, ta mère, ta grand’mère, et toutes tes tantes !