Nasr'Eddine et son épouse
VIII
COMMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS
NASR’EDDINE RENCONTRA LA BARONNE
BOURCIER
A mi-chemin, entre Brousse et Moudania, il est une grosse source, qui fait tout de suite une petite rivière. Alentour ce sont des mûriers, des vignes, des vergers où l’on voit, au printemps, illustrant la terre heureuse de leurs corolles pâmées, des cerisiers, des pêchers, des amandiers, tous les arbres auxquels — et, qu’en ceci, comme en toutes choses, il soit glorifié ! — Allah le Tout-Puissant a bien voulu concéder, avec la grâce des fleurs, la bénédiction des fruits dont l’homme fait son plaisir, son rafraîchissement, sa nourriture. Mais là, ce n’est rien qu’une prairie. La petite rivière l’embrasse en demi-cercle, et sur son herbe fraîche, sur son herbe toujours fraîche et toujours tondue par les chevaux qui paissent — car quel cavalier ne s’arrêterait point en un tel lieu ! — des peupliers versent une ombre perpétuelle. La lumière y est verte, discrète, on dirait frissonnante, à cause de ces peupliers, qui tremblent même à l’heure où il cesse, le vent qui vient de la mer ! Et il y a un nid de cigognes sur le toit de la maison d’Iézid-ben-Abd-el-Malek, le cafedji. C’est une vieille, très vieille petite maison, aux murailles faites de bois et de terre hachée avec de la paille : si vieille que le nid des bons oiseaux aux grandes pattes, au long cou, au long bec, a l’air bien plus jeune. Parce que les oiseaux l’entretiennent, leur nid ! Tous les ans, dès l’avril, ils le grattent, ils le frottent, ils le raccommodent. Tandis qu’Iézid n’entretient rien du tout, la maison est comme Allah le veut. Si elle tombe, si elle finit par tomber, il saura que c’est la volonté d’Allah ; mais il en reconstruira une autre, et toute pareille, à côté des ruines, qu’il n’enlèvera même pas.
Embidoclis, c’est-à-dire, comme prononcent les Francs, Empédocle, l’arabadji qui conduisait à Moudania la baronne Bourcier et le marquis de Saint-Ephrem, arrêta sa voiture sans rien demander à personne, et rangea les chevaux sous les peupliers. Un enfant, grec et chrétien comme lui, car sa tête n’était point rasée, plaça devant les bêtes un seau plein d’une eau limpide ; et ce gamin presque nu, chassant d’une main les mouches qui couvraient ses yeux, reçut de l’autre un métallique et l’éleva vers son front, après l’avoir baisé, pour que ce bakchich lui portât bonheur. M. de Saint-Ephrem passait pour avoir des lettres, et une grande distinction d’esprit. S’inspirant de Mallarmé, et de quelques contemporains qui déjà suivent les traces de ce révélateur, il occupait les loisirs que lui laissaient fréquemment ses fonctions à l’ambassade de France à écrire de délicates transpositions sur des thèmes orientaux, et comptait les publier un jour en plaquette : bien entendu à un nombre infiniment restreint d’exemplaires, ainsi qu’il se doit. Ces goûts littéraires si raffinés, autant que ses fonctions et son titre, n’étaient pas une des moindres causes des bontés que la baronne Bourcier avait bien voulu lui témoigner depuis qu’elle était arrivée à Constantinople. La baronne éprouvait le besoin de formules nouvelles : car on voyage pour écrire ce qu’on a vu, et il importe de n’en point écrire absolument comme tout le monde. Elle comptait beaucoup, à cet égard, sur M. de Saint-Ephrem.
— Je suis heureux, dit le marquis, que la coutume de la route impose d’ordinaire au voyageur une halte en ce lieu. Plus que tout autre, chère amie, il fera saisir à votre sensibilité le genre de paysages que goûtent les Orientaux. Il est proprement classique, il est virgilien. Et n’est-ce point cet anachronisme qui fait la délicieuse rareté du sentiment qu’ici nous éprouvons : que les descendants des cavaliers mongols soient à peu près seuls au monde, à cette heure, à jouir de la nature comme en jouissaient nos ancêtres latins ? C’est ce que j’ai tenté de rendre, en une page que vous voudrez bien peut-être entendre. Il y fallait de la subtilité, car je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, de vous dire qu’il eût été détestable de s’exprimer de façon si grossièrement directe. Il faut qu’on devine, sous ces ombrages, il faut qu’on évoque le musicien de Mantoue, mais sans qu’il soit nommé, ni même entrevu. Il faut que la barbarie ottomane s’adoucisse pourtant jusqu’aux tonalités de l’émotion antique, et sans qu’elle en sache rien, puisque d’ailleurs elle ne s’en doute pas ; enfin employer des mots vagues pour les choses précises, précis pour les choses vagues. C’est en cela, je pense, que doit consister l’Art.
La baronne écoutait M. de Saint-Ephrem avec piété. Pourtant elle était déchirée. Une douloureuse inquiétude la troublait depuis qu’elle avait abordé ces rives.
Elle ne savait encore si elle devait s’en tenir, pour singulariser ses impressions, aux délicieuses et candides effusions de Loti, éperdu de reconnaissance envers les simplicités ingénues de la bonhomie ottomane ; ou bien si elle adopterait les vues plus rudes de M. de Gobineau, qui discernait dans tout l’Orient, musulman ou chrétien, un mélange de crasse et de somptuosité, de sensualité brutale, de paresse, et d’incompréhension. Loti est charmant, et si profondément poète ! Mais, venant d’être ressuscité, M. de Gobineau est plus neuf, malgré le grand âge des Contes Asiatiques. Il se fallait cependant décider, si elle voulait rapporter une attitude, et la baronne ne se pouvait décider. Elle en était à déplorer de n’avoir point élu la Chine, au lieu de la Turquie et de l’Asie Mineure, pour y porter ses pas : de la Chine, il n’existe que Claudel qui ait dit ce qu’il faut dire, à l’opinion de ceux qui se flattent de penser comme on doit penser : on ne court donc pas le risque de cruelles incertitudes.
Ce fut un autre embarras, de nature moins spirituelle, qui la tira de celui-ci.
L’enfant grec, dans l’espoir d’un nouveau bakchich, s’épiphana, porteur d’une grappe de raisin : une grappe lourde à faire pencher la tête de la bacchante qui s’en fût couronnée ; noire et si mûre que ses grains se givraient de sucre, juteuse à griser dix essaims d’abeilles. Baissant les yeux, par un hypocrite respect à l’égard des femmes qu’il avait appris des musulmans, mais la regardant à travers ses cils avec une curiosité d’autant plus sensuelle qu’elle était fort juvénile, il l’offrit à la baronne Bourcier. Celle-ci l’accepta volontiers, du premier mouvement en détacha un grain, et puis n’osa porter ce grain à ses lèvres : jamais, de toute sa vie, elle n’avait mangé un fruit sans le laver dans un verre d’eau. Non seulement elle eût cru boire la mort, mais bien pis, manquer à un rite. Elle cherchait donc le verre d’eau, elle ignorait si telle chose qu’un verre d’eau se pouvait demander en Orient dans de telles circonstances, et si ce ne serait point un geste trop occidental, par conséquent ici déplorable, d’y plonger une grappe de raisin ; se jurant bien alors de ne point approcher cette grappe de sa bouche, malgré qu’elle en eût désir, mais d’abandonner celle-ci quelque part, comme par involontaire et insoucieux oubli.
M. de Saint-Ephrem la tira de sa visible angoisse, bien simplement, en intimant à l’enfant grec l’ordre d’aller chercher le verre d’eau chez Iézid. En attendant, il continua de marcher aux côtés de la baronne, sur l’herbe courte de cette pelouse bénie d’Allah. Ce fut ainsi qu’ils aperçurent le pauvre Nasr’eddine.
Les zaptiés s’étaient arrêtés chez Iézid pour boire le café. Ils avaient attaché leurs montures, mais n’avaient point détaché le hodja, ni les deux hamals. Les trois prisonniers gardaient leurs poings liés l’un contre l’autre, et Nasr’eddine, qui aurait bien voulu boire le café, ne buvait rien du tout. Assis sur ses jambes et ses cuisses il tournait les boules de son tesbit, qu’on lui avait laissé, de ses deux misérables mains réunies, et quand il vit la grappe de raisin, même quand il vit le verre d’eau, qu’on apportait pour la grappe de raisin, sa langue se fit encore plus sèche dans sa bouche, et ses yeux brillèrent, mais il les détourna ! Allah ne doit pas aimer qu’un vrai croyant se trouve en posture humiliée en présence de Francs infidèles ; il n’aimait pas cela non plus…
Au bas de son caftan décoloré, le vieux galon de laine qui le bordait s’était décousu. Cela lui faisait de la peine : sans avoir souci des beaux vêtements, il avait le goût de l’ordre et de la propreté sur sa personne. Si on lui eût laissé les mains libres, il eût du moins enlevé ce galon, n’ayant rien pour le recoudre. Sa peine eût été plus grande encore s’il avait pu voir son turban, tout couvert de poussière. Les mouches aussi l’importunaient. Et non seulement les mouches : mais il sentait aux aisselles, et dans d’autres parties de son corps, l’inquiétude lancinante et fiévreuse de la vermine. Il songeait : « Ces zaptiés sont des impies ! Ils devraient délier leurs prisonniers, le temps au moins des ablutions rituelles et de la prière ; alors, qu’Allah me pardonne, j’en profiterais pour boire, et me gratter ! » Toutefois, voulant demeurer persuadé, dans une si cruelle épreuve, que le monde ne saurait aller vers des fins mauvaises, il s’efforçait de s’absorber dans la vie universelle : « Je ne suis pas heureux, se disait-il. Non, je ne suis pas heureux ! Et que le Lapidé me prenne si je connais une juste cause à ma misère. Mais qu’est-ce que moi ? Ces bêtes, ces petites bêtes qui me dévorent sont heureuses que je ne me puisse défendre. Mon infortune et mes liens sont une faveur qu’Allah leur écrivit. Et quand je serai mort, d’autres vermines s’épanouiront sur ma mort. O Nasr’eddine, es-tu davantage, aux yeux d’Allah, que cette vermine ? Allah a le droit de ne te pas écouter. Cependant — malgré tout qu’il soit glorifié ! — pouvait-il être dans les intentions d’Allah de me livrer en spectacle à ces infidèles ?…
A son turban, M. de Saint-Ephrem avait distingué la qualité religieuse de Nasr’eddine. Enclin à rechercher dans ses écrits l’expression la plus rare et la plus délicate, il affichait parfois au contraire, dans ses paroles, une vigueur qui leur prêtât du caractère et de l’originalité. Abaissant sur le hodja ses sourcils dont le gauche abritait un morceau de cristal arrondi, c’est en ces termes qu’il attira l’attention de la baronne sur le captif :
— Vous voyez ce tas de poux ? Eh bien, c’est un théologien !
— Un théologien ? fit la baronne.
— Un hodja. Un théologien et un jurisconsulte. Mais il apparaît que celui qui jugeait sera jugé, si j’en crois son équipage. Qui est-ce, Embidoclis ?
L’arabadji connaissait Nasr’eddine. Qui donc, à Brousse, ne le connaissait pas ? Et il savait déjà l’histoire, toute l’histoire ! Mais les affaires des musulmans entre eux sont les affaires des musulmans entre eux : la prudence et la raison conseillent de ne s’en point mêler. Il haussa les épaules, d’un air d’ignorance.
— C’est un prisonnier, dit-il, dans un français sommaire. Un prisonnier que mènent, jusqu’au bateau de Moudania, les gendarmes de Sa Majesté.
— En vérité ? fit la baronne. Et c’est un théologien, un juge, que l’on traîne ainsi sur les routes, à pied, et les mains liées ?
Elle se promit de noter ce souvenir. Il avait de la couleur, et de l’imprévu : en Occident, on aurait gardé plus de formes envers un magistrat ou un ecclésiastique, même criminels.
— Pauvre homme ! dit-elle.
D’un geste instinctif, elle lui tendit la grappe de raisin. Le pauvre Nasr’eddine la prit, de ses deux poings unis et levés. Et il mordit à même, comme un renard furtif rué la nuit dans une vigne.
— S’il est vraiment un lettré, interrogea M. de Saint-Ephrem, pourquoi ne remercie-t-il point cette hanoum étrangère ?
Embidoclis traduisit la question, et Nasr’eddine, ayant médité, improvisa :
« Tu passais, tu es passée, ô bienfaitrice ! Mais tu n’as pas oublié le malheureux sur ton passage. La bénédiction sur toi !
» Tu regardes ces raisins que ta main m’a donnés — ô ta main, ta main généreuse, dont les doigts s’effilèrent vers la pitié ! — ces beaux raisins ovales, à la peau violette. Et moi, misérable, ayant si grand’soif pourtant, je ne puis regarder que tes yeux : tes beaux yeux, tels les grains de cette grappe, comme eux violets, d’un ovale plus pur. Plus désirables !
» La grâce sur toi, ô bienfaitrice ! La fortune sur toi, la joie sur toi, l’amour sur toi. La joie sur ton amour, si tu aimes ! Et que la beauté s’éternise en ton corps, comme en mon cœur la mémoire de ton geste descendu ! »
— Il faut, suggéra la baronne à M. de Saint-Ephrem, que vous écriviez cela sur mon carnet.
Elle se dirigeait vers sa voiture.
— Regarde ! dit l’enfant grec à l’arabadji. Elle a de si hauts talons que l’air passe dessous comme l’eau sous les arches d’un vieux pont turc, et par derrière on dirait qu’elle va sur des jambes de bois !