Nasr'Eddine et son épouse
XIII
DE NASR’EDDINE ET DE LA BARONNE,
ET DE LEUR DOULOUREUSE SÉPARATION
La baronne, au contraire du révérend Feathercock, croyait maintenant comprendre l’Orient : elle le concevait sous les espèces de Nasr’eddine. Cela n’était pas si mal raisonné. Il se peut que le hodja ne fût pas « l’Orient » tout entier, mais il était véritablement un Oriental, il n’y avait dans toute son âme rien qui fût semblable aux goûts, aux ambitions, aux soucis d’un homme de notre race. Il ne désirait nulle chose, et les acceptait toutes. L’univers étant pour lui un spectacle, il se fût bien gardé d’y vouloir changer quoi que ce fût par l’intervention de sa volonté. Cependant il ne craignait pas de dire, comme au spectacle : « Cela arrive, cela semble arriver ; et pourtant cela n’est peut-être pas vrai ! » Doutant de tout en croyant à tout, comme font les enfants au plus fort des imaginations de leurs jeux, pour lui rien n’était jamais ni tout à fait réel, ni tout à fait illusoire.
Plus tard il s’en expliqua devant la baronne avec une grande candeur.
— Je n’ignore pas, lui disait-il, que la majorité des humains passent leur vie à raisonner. Pourtant il est bien rare qu’ils se conduisent suivant leur raison, et d’ailleurs il est encore plus exceptionnel que ce qu’ils ont cru préparer advienne. D’autre part, si les événements s’enchaînaient d’eux-mêmes selon la raison, nous pourrions distinguer l’avenir jusqu’aux limites infinies de l’éternité. Au contraire il ne nous est pas permis de prévoir ce que sera même la plus prochaine minute. Les faits que nous appelons la réalité se succèdent avec autant d’incohérence que les incidents de nos rêves. N’en faut-il pas conclure qu’ils sont eux-mêmes un rêve, bien que rêvés en dehors de nous ? Il convient donc de n’y pas attacher trop d’importance. Je crois que tout ce qui arrive est la volonté d’Allah, puisque le Livre le dit : d’avance Allah a tout écrit, sans trop d’ailleurs se soucier de mettre d’accord les différents feuillets. Et moi-même je ne puis déchiffrer que bien peu des lettres de cette écriture, et ces lettres ne forment pas de sens. C’est même par ce détour d’ignorance que ressuscite ma volonté. Ce que je fais, à la minute où je le fais, était écrit. L’ayant fait, je ne parviens pas à me comprendre davantage, et ne m’inquiète point d’essayer. Je crois fermement que cela serait de l’impiété.
— Mais alors, suggéra la baronne, tout serait permis, même les plus grands crimes. On éprouverait le désir de les commettre, on les commettrait, et l’on se dirait : « C’était écrit ! »
— Tout serait permis, en effet, répondit Nasr’eddine, et c’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait le Livre. Ce qu’il défend n’est pas permis, voilà tout, et il est interdit de se demander pour quelle cause, ce qui est un grand soulagement… Et il n’est pas question de toi dans le Livre, ô délicieuse ! Il n’est nulle part défendu dans le Livre que tu sois ma prunelle, ô prunelle de mon œil !
— Oui, dit la baronne ; mais cela est défendu dans le mien.
— Quel souci en pourrais-je avoir, répondit naïvement le hodja, puisque mon premier devoir — et que le Rétributeur en soit loué ! — est de professer que ton Livre est un mensonge !
Telles étaient les conversations du hodja et de cette hanoum européenne quand ils se trouvaient chez Mohammed-si-Koualdia, et en sa présence — et qu’il était là pour traduire leurs opinions : car c’était sa propre demeure qu’il leur avait offerte afin qu’ils se pussent rencontrer, cet entremetteur impudent ! Mais, le plus souvent, il les laissait seuls. Encore qu’elle nourrît un si vif désir de pénétrer l’âme de l’Orient, ou peut-être même en raison de ce désir, la baronne était femme et n’aurait pas cru connaître Nasr’eddine si elle ne lui eût donné permission de la connaître elle-même de la façon la plus simple et la plus ancienne du monde, de cette manière où l’on croirait volontiers que les mots ne sont plus nécessaires. D’ailleurs ne devait-elle pas envisager cette faiblesse comme un avantage, et sans doute une occasion de gloire unique ? Il est des Occidentaux qui prétendent avoir aimé des musulmanes, et s’en être fait aimer. Il se peut que l’inverse ait été plus fréquent, et que plus souvent des chrétiennes aient fait le bonheur de musulmans : mais elles ne l’ont jamais dit. Pourquoi enfin ne le diraient-elles point ? Les mœurs littéraires ont changé, les vieux préjugés de pudeur ont disparu. L’expression, par les femmes elles-mêmes, de la sensualité féminine, est la dernière innovation du romantisme et son suprême refuge : sans cela, il serait épuisé. Mais les femmes n’avaient point encore parlé toutes nues ; c’est ce qu’elles font maintenant, et c’est ainsi que ce mouvement littéraire parvient à se survivre. Telle était, plus confusément, l’excuse que se donnait la baronne. Avoir aimé, s’être fait aimer d’un musulman, et d’un saint, et d’un sage parmi les musulmans, quel livre on en pourrait écrire, et quel moyen plus sûr de s’illustrer ! Il faut dire aussi qu’elle jugeait le hodja plus beau qu’un patriarche. Elle relut la Bible, ainsi que le Jardin des Caresses, et le Cantique des Cantiques. Elle n’aurait pu s’empêcher de mêler la littérature à un caprice violent : et pourtant elle était sincère. Elle en était arrivée à se dire, avec inquiétude : « M’aime-t-il ? Je crois qu’il ne m’aime pas ! » Ce qui est un des signes du véritable amour. Et justement elle ne le lui pouvait demander, ne comprenant pas son langage, en l’absence de Mohammed. Parfois elle se sentait humiliée d’avoir cédé à un homme qu’elle n’entendait plus, au moment précis où il aurait été le plus légitime et le plus doux de l’entendre — le plus indispensable aussi, croyait-elle. Parfois elle songeait à faire de cette infortune un symbole ; toutefois elle se souvenait d’avoir déjà lu beaucoup de choses sur ce sujet, ce qui ne laissait pas de la troubler.
Pour s’en éclairer, elle pensa d’abord à Mohammed : sans doute il savait, ou du moins pouvait interroger Nasr’eddine. Souvent elle fut sur le point de lui en ouvrir la bouche : toujours un sentiment d’invincible répugnance la lui ferma. Cet homme était décidément trop loin d’elle, et trop bas, et trop cynique. Elle eût rougi de lui adresser une semblable question. Que pouvait-il exister de commun entre ce que Mohammed appelait l’amour, et l’idée qu’elle en voulait avoir ? Sans doute il n’eût pas compris. Eût-il compris, il aurait menti, il aurait répondu ce qu’il croyait faire plaisir. Il était à la fois inutile et trop honteux de s’adresser à lui. Mais alors à qui ? A quel confident, qui devait en même temps être un interprète ? Elle ne le pouvait découvrir, et cette préoccupation pourtant l’importunait. C’est qu’elle avait, d’une certaine façon, le respect des convenances, il lui semblait qu’elle ne devait pas se conduire de la même manière, quoique n’ayant plus rien à lui refuser, avec une personne qui éprouverait à son égard un sentiment passionné, ou bien aurait simplement consenti : « Inchallah ! Si elle veut, moi je ne refuse pas ! » Elle redoutait fort qu’il en fût ainsi pour le hodja ; ce soupçon humiliant la torturait.
En surcroît de ces préoccupations, la baronne Bourcier ne savait plus que faire de M. de Saint-Ephrem. Elle s’était attachée à ce diplomate par curiosité de ce qu’il lui pourrait apprendre, parce qu’il était commode sans être « voyant », homme du monde, avec un goût distingué pour l’écriture rare, et enfin discret de tempérament et de profession. A cette heure qu’elle avait trouvé un informateur dont le moins qu’on puisse dire pour le louer est qu’il était de première main, elle se sentait embarrassée de ce jeune homme. Il se montrait toujours obligeant, et manifestait, autant qu’on en pouvait juger, la plus louable fidélité sans importune insistance. Mais Nasr’eddine prenait à la baronne tout le temps qu’elle pouvait épargner en évitant le scandale et en réservant les indispensables heures qu’elle devait consacrer aux fonctions mondaines. M. de Saint-Ephrem ne lui offrant aucun motif de mécontentement qu’elle pût invoquer contre lui, elle résolut de détourner les soupçons qu’il pourrait avoir sur quelqu’un d’autre que le hodja, et, cela va de soi, un Européen. Elle élut pour ce rôle le partenaire qu’elle jugea le plus brillant, lui-même de la carrière ; le comte Székel Székélyi, conseiller de l’ambassade d’Autriche-Hongrie. C’était un gentilhomme magnifique.
L’une des qualités que la baronne avait appréciées chez M. de Saint-Ephrem était, on l’a dit, de n’être point voyant. Il s’efforçait d’atténuer même le raffinement de ses goûts, il y parvenait, il en tirait vanité intérieurement. On n’en aurait pu dire autant du comte : il y avait dans toute son apparence, dans ses manières, dans son déportement, quelque chose d’éclatant, et toutefois de subtil jusqu’à l’intrigue. De grands traits, un grand nez impérieusement courbe, des cheveux durs et courts frisant sur son crâne comme le poil sur le garrot d’un bison, le cou large, une forte stature ; cependant l’œil fort aigu, malin, souvent détourné, avec on ne savait quoi de naturellement vicieux, d’indifférent au bien comme au mal : peu de scrupules, beaucoup d’astuce violente ou basse suivant les occurrences. La baronne Bourcier aimait se l’imaginer sous le costume somptueux des patriciens de Venise. Il en étalait le patriotisme aristocratique, il était à lui seul toute la Hongrie comme chacun de ces patriciens était Venise. C’était au bénéfice de la Hongrie qu’il employait sa vigueur et sa souplesse, ainsi que sa fortune, dont il ne cachait pas qu’elle était avantageuse. Pourtant n’oubliant jamais d’accroître celle-ci par de nombreux moyens : savant dans l’art de corrompre, ou plutôt corrompant avec ingénuité ; persuadé qu’on ne saurait conclure une affaire sans commission, toujours prêt à l’offrir, toujours prêt à la recevoir pourvu qu’elle fût digne de lui ; confondant son intérêt et celui de son gouvernement, opérant avec bonheur pour les deux à la fois ; généreux avec les hommes, plus encore avec les femmes ; splendide, avec ostentation.
— Comme il est bien Magyar ! admirait la baronne. Elle s’efforçait de développer là-dessus un thème éloquent. Combien, pour brasser et faire une nation, l’influence des religions est plus puissante que celle de la race ! Car ce Székélyi était un Mongol, aussi bien que Nasr’eddine. Il descendait des cavaliers d’Attila comme le hodja des compagnons d’Orthogroul. Cependant il n’était qu’action, impétuosité dans l’action, tandis que son Coran avait fait de l’autre un fataliste méditatif.
Si son imagination et ses sens n’eussent été occupés ailleurs elle eût peut-être prouvé au comte une sympathie plus manifeste encore. Ne représentait-il pas l’Orient, lui aussi, un Orient plus proche de nous, plus aisé à pénétrer, enfin l’Orient chrétien qui marche à la conquête de l’Orient islamique, et finira par le dominer. Mais elle s’en tint à la coquetterie, se montrant beaucoup avec lui ; il en paraissait particulièrement honoré, il s’affichait plus encore avec elle qu’elle ne s’affichait en sa compagnie.
Croyant, pour sa part, n’attirer ainsi que l’attention de M. de Saint-Ephrem la baronne dépassa le but : il ne fut bientôt personne qui ne pensât ce qu’elle aurait voulu qu’eût pensé le seul M. de Saint-Ephrem. C’est que le comte Székélyi y avait mis du sien. C’est aussi qu’elle ne connaissait point Constantinople : une ville faite d’une série de petites caisses singulièrement sonores, mais séparées les unes des autres, on eût dit, par des étouffoirs. C’est même pour cette cause que nul n’avait pu, dans la colonie européenne, pénétrer le secret de ses visites chez Mohammed. Seuls les musulmans le soupçonnaient, et Sa Majesté le Padischah, qui savait toujours tout, le savait cette fois par Haydar, et s’amusait fort de l’aventure. Nasr’eddine vivait en effet dans la boîte à côté, dans la boîte ottomane. Dans la boîte européenne on n’avait rien perçu de ce qui se passait là. Mais le monde diplomatique forme par surcroît un compartiment distinct du petit monde européen. Le moindre bruit y retentit en s’amplifiant. Les rumeurs qui s’y répandirent donnèrent à M. de Saint-Ephrem un chagrin sincère : il se croyait le droit d’être plus touché qu’aucun de ses compatriotes par le scandale qui atteignait cette compatriote, introduite dans son milieu sous ses auspices. Il eut donc avec la baronne la conversation que celle-ci espérait, mais le début en prit pour elle un tour brusque et inattendu :
— Quelle idée avez-vous eue, interrogea le diplomate après le minimum de circonlocutions, de vous afficher avec ce juif ?
— Quel juif ? demanda la baronne.
En vérité elle n’apercevait aucun juif dans ses entours. Bien qu’elle ne fût point antisémite, l’antisémitisme étant, à son avis, une attitude grossière, déjà surannée, et du reste dangereuse pour les personnes jouissant de quelque fortune — car l’argent juif ressemble tellement à celui des chrétiens que les passions populaires pourraient bientôt s’y tromper — par égard pour les susceptibilités de quelques personnes qu’elle tenait à recevoir, la baronne évitait d’accueillir des juifs, à moins qu’ils ne fussent gens de lettres, ce qui excuse tout : les gens de lettres n’ont plus de race ni de religion, rien de ce qu’ils disent et font n’est autre chose que littérature. Et à Constantinople en particulier elle avait conscience de n’en avoir accueilli aucun.
C’est ce qu’elle expliqua plus longuement, quoique avec moins de précision, mais avec des mots plus rapides et plus abondants.
— Je vous parle de cette ficelle de Székélyi ! répliqua M. de Saint-Ephrem avec quelque vivacité.
Cette imputation, qui faisait du magnifique Hongrois un enfant d’Israël, parut à la baronne Bourcier si comique et parfaitement invraisemblable qu’elle éclata de rire. Puis elle en profita pour dire à M. de Saint-Ephrem ce qu’elle pensait de son absurde et odieuse jalousie, qui le jetait jusqu’à la diffamation, et même ce qu’elle n’en pensait pas. Ils se quittèrent brouillés.
C’était bien ce qu’elle avait attendu de cet assaut. Cependant, à mesure que s’écoulèrent les heures qui le suivirent, le bizarre prétexte qu’avait assumé ce jeune homme si correct pour lui exprimer une mauvaise humeur qu’elle avait d’avance escomptée, ne laissa pas de la troubler. Son premier mouvement, comme il est naturel, fut de revoir le comte Székélyi et de l’interroger. Du reste il était dans les arrangements de son après-midi qu’elle le rencontrât, comme maintenant à peu près tous les jours. Elle fut sur le point de lui répéter, à titre d’énorme plaisanterie et d’incroyable sottise, ce qu’on venait de lui dire : « Figurez-vous… » et puis jugea que même sous la couleur de l’incroyance il y avait de l’injurieux dans cette absurdité. En même temps elle regardait le comte. Quel moyen de supposer ?… Il était si décidé, si avantageux ! Toutefois un doute qu’elle repoussait venait hanter l’arrière-fond de sa pensée. Elle analysait l’élan ondulé de sa chevelure, elle scrutait son visage, la courbe de son nez, la volonté de sa mâchoire. Elle songeait que rien de tout cela n’était exclusivement hongrois : mais le fait est qu’après avoir longtemps hésité elle ne s’aventura point à poser la question.
— Je demanderai à Mohammed, se dit-elle. C’est un homme qui doit savoir. C’est son métier.
Elle interrogea donc Mohammed, en présence de Nasr’eddine. Mohammed éleva les sourcils, en élargissant les deux bras, les coudes restant au corps. Ce geste signifie, en Orient, que la réponse est aisée, ou l’aveu inévitable. Il n’ouvrit pas la bouche, mais sourit de telle manière que Nasr’eddine demanda pour quelle cause il mêlait quelque stupeur à la joie évidente qu’éprouvait son âme. Mohammed le lui dit, et Nasr’eddine sourit à son tour.
— Lui-même, fit Mohammed, lui-même, qui n’a fait qu’entrevoir cet infidèle, sait que la chose ne saurait être douteuse. Elle est connue de tous les habitants de Constantinople. Elle se peut distinguer d’un coup d’œil ; il suffit d’avoir aperçu ce seigneur.
— Mais il est comte, protesta la baronne. Et il s’appelle Székélyi, ce qui est un grand nom parmi les Magyars. Et il représente ici la Hongrie.
— Ne sais-tu pas d’autres comtes qui appartiennent à la même religion ? Quant au nom, comment ignores-tu que, dans son pays, il en coûte un peu plus d’une piastre, cinq sous de France, pour prendre le nom qu’on veut ? Et par qui la Hongrie aurait-elle pu se faire représenter ici, voulant y faire ce qu’elle y fait, si elle ne s’était adressée à ce Hongrois qui n’est pas véritablement un Hongrois, mais l’est pourtant beaucoup plus que quiconque ?
— Je ne comprends pas ! avoua la baronne, déconcertée.
Nasr’eddine se fit expliquer qu’elle ne comprenait pas.
— O délicieuse, cela prouve qu’à exercer sa cervelle, on perd, dans ta patrie, l’habitude de regarder avec ses yeux. Nous continuons, nous, de discerner les corps et les visages… Et pour ce que vient de dire à la fin Mohammed, la chose est bien simple, en vérité, bien simple ! Car les Magyars sont des gens comme nous, de même race que nous, venus comme nous du fond de l’Asie ; et de bons paysans, quand ils sont pauvres, qui n’entendent rien aux affaires, et n’y ont pas plus de part que les Turcs, je dis les Turcs qui sont pauvres : mais plus vaniteux que nos beys, quand ils sont riches, parce qu’ils ont conservé la coutume de monter à cheval, que nos beys ont généralement perdue, l’estimant fatigante. Rien ne développe la vanité, telle est la volonté d’Allah, comme de regarder les hommes du haut d’un cheval. Ainsi que les beys des Ottomans, tous ces seigneurs magyars se contentent de vivre sur le travail de leurs paysans, et pas plus que nous ne brillent par la subtilité. Aussi sommes-nous gouvernés par des Grecs, des Arméniens et des juifs, que vous appelez renégats parce qu’ils ont adopté la vraie doctrine, et bénissent le nom d’Allah — louange à lui, l’unique ! — mais les Hongrois par des juifs seulement, qui ont pris des noms hongrois, s’habillent en Hongrois, se disent chrétiens comme les Hongrois, pensent pour la Hongrie, agissent pour la Hongrie. Et dire qu’il est encore des juifs pour vouloir fonder un royaume en Palestine ! Déjà ils en possèdent un, plus près de nous, et en meilleure place. Oui, par Allah, en meilleure place. Ils y sont les maîtres. Tout le monde sait cela, ici. Toi seule l’ignorais.
— Je l’ignorais, accorda la baronne.
Elle ignorait aussi le retentissement excessif que devait avoir sa mésaventure. De même que Sa Majesté avait appris par Haydar les débuts de ses fréquentations à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, elle en connut la suite, et comme quoi il y avait eu, de la part de la baronne, erreur, si l’on peut dire, sur la personne. Mohammed-si-Koualdia n’avait pas manqué d’en faire l’objet d’une note savoureuse, qui lui rapporta quelque chose, en plus de félicitations méritées ; de la sorte il avait gagné de toutes mains, l’affaire était excellente. L’éclat fut si grand qu’il passa au travers de ces étouffoirs qui séparent les compartiments de Constantinople. La réputation du comte n’était pas des meilleures, et elle était fort bien établie. C’était un homme trop entreprenant. On tint rigueur à la baronne Bourcier, dans la colonie française, de s’être compromise avec lui. Il se servait de tout : pourquoi, dans ses desseins et ses affaires, n’aurait-il point essayé de se servir d’elle ? De quoi la pauvre femme était, en réalité, bien innocente, mais aucune de celles qui l’avaient accueillie ne le voulut croire. On la « coupa ». On se fit nier. Au garden-party de l’ambassade d’Italie, à Thérapia, on lui tourna le dos. C’était là une chose épouvantable pour quelqu’un de sa sorte ; elle en fut écrasée.
Cela fit qu’elle essaya, afin de s’appuyer sur lui, de renouer avec M. de Saint-Ephrem : il ne s’en souciait pas. Sa prudence ordinaire l’empêchait de vouloir livrer une bataille qu’il considérait comme perdue d’avance, sa distinction même lui défendait de se montrer avec une personne dont on parlait trop, et non pas en bien ; enfin elle l’avait trahi, ou du moins il le croyait : il ne lui devait rien.
Toutefois il fut parfait, à son habitude, et lui conseilla d’aller visiter la Bulgarie, en passant par Andrinople, dont la mosquée le cède de fort peu à Sainte-Sophie.
Encore que cet avis lui parût confirmer l’ostracisme qui la frappait, la baronne Bourcier ne se dissimula pas qu’il était sage. Elle n’avait qu’à s’en aller, on l’oublierait sitôt qu’on ne la verrait plus, et par bonheur Constantinople est si loin de Paris ! Du reste elle avait pris en horreur, sinon l’Orient, du moins les Occidentaux qui le lui gâtaient ; en cela il est fort possible que son infortune lui prêtât quelque lucidité : mais elle ne se douta point du rôle que l’astuce de certains Orientaux avait joué dans cette infortune. Elle gardait à tous une admiration que colorait l’idée des écrits futurs dont elle emportait la précieuse matière ; mais surtout elle regrettait Nasr’eddine. Elle ne savait pas qu’elle ne le quittait que juste à temps pour conserver une illusion charmante… Sa grande préoccupation était de s’assurer du souvenir qu’il garderait d’elle, souhaitant que ce souvenir fût éternellement cher. Ce sentiment, par sa simplicité, l’élevait au-dessus d’elle-même. Elle en avait, dans sa tristesse, une conscience qui la consolait.
— Croyez-vous, dit-elle à M. Feathercock, que Nasr’eddine aurait pu aimer une Occidentale ?
Tel est le détour qu’elle avait découvert pour renseigner son cœur. M. Feathercock, ainsi qu’elle le prévoyait, répondit qu’il n’en savait rien, mais s’informerait.
Il s’informa, en effet. Nasr’eddine tomba dans une grande perplexité. Selon son habitude de prendre les choses comme elles venaient, ainsi qu’un don ou bien une incompréhensible fantaisie du Rétributeur, il ne s’était jamais posé cette question. Sa vie, jusque-là, avait été pure, il n’avait guère connu que Zéineb, qu’il pensait ne point aimer. Toutefois, à cet instant précis, il s’effraya presque de constater que c’était à elle qu’il songeait. Suivant le cours ordinaire de l’esprit humain, dans ces circonstances il faisait des comparaisons.
— Que veux-tu que je te dise, répliqua-t-il à M. Feathercock. Se peut-il qu’une Occidentale nous appartienne ? Elles peuvent croire qu’elles se donnent, mais tout révèle alors qu’elles restent elles-mêmes, indépendantes, toujours ailleurs, libres enfin — libres, comprends-tu ? Elles se lèvent, elles reprennent en se levant possession de leur corps, de leur âme, et s’en vont. Où vont-elles ? On n’a même pas le droit de le leur demander. Ce doit être cela qui leur donne une humeur égale… Je comprends maintenant, ô chrétien, pourquoi les femmes de notre race et de notre foi ne peuvent avoir toujours cette humeur : c’est parce qu’elles sont nos esclaves, véritablement nos esclaves. C’est justement cet esclavage qui parfois les révolte et s’exhale en insupportables cris. Ces cris, je les entends aujourd’hui d’une oreille différente de mon oreille de jadis : ils sont la preuve que nos épouses sont à nous, rien qu’à nous, notre propriété. On n’aime jamais pleinement que sa propriété. Allah est le plus grand ; il est aussi le plus sage…
S’étant interrompu le temps d’un soupir, il ajouta :
— Mais ne parle pas de ces choses à celle qui t’a parlé. Dis-lui plutôt que je l’attends chez Mohammed, aujourd’hui, après l’heure de la quatrième prière.
La baronne accourut. Elle pleura beaucoup. Toutefois les moments qui suivirent allèrent au delà de ce qu’elle attendait. Elle aura toute sa vie la conviction que Nasr’eddine est un homme au-dessus des hommes, et qu’il n’oubliera jamais cette hanoum d’Occident. Il faut lui rendre cette justice qu’elle avait acquis le droit de le supposer.