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Nasr'Eddine et son épouse

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XI
COMMENT NASR’EDDINE ÉTAIT REÇU PAR LE MINISTRE DE LA SEPTIÈME POLICE ET DE LA PRUDENCE DE SES DISCOURS

Tous les vendredis, au coucher du soleil, Nasr’eddine allait présenter ses devoirs, ainsi qu’il lui avait été commandé, au ministre de la septième police.

Le konak d’Haydar-pacha est un vieux palais de bois, peint en blanc, sur la rive européenne du Bosphore. Du côté de la mer, sa charpente ajourée lui donne l’air d’une corbeille suspendue au-dessus des eaux, qui montent presque à la hauteur de son pavé de marbre. Même au plus cuisant des chaleurs de l’été on y respire une fraîcheur voluptueuse ; et dans cette grande salle où Haydar recevait ses hôtes, et leur offrait le repas du soir, on ne voyait aucun meuble qu’une table ronde très basse, des coussins et des tapis : des tapis sur la muraille, des tapis sur de larges sofas, au pied des murailles. Le soir tombait peu à peu sur le Bosphore et sur un beau parc assez sauvage, qui sur trois côtés fait le tour du konak. C’était une heure hésitante et délicieuse où se mêlaient parfois la clarté du crépuscule et celle de la lune, pleine ou dans l’un de ses quartiers ; et l’on distinguait, dans ces lueurs changeantes, à travers les barreaux de ce palais translucide, des arbres encore verts, des kiosques, des pelouses, des fleurs, des allées tournoyantes, étroites, incrustées de petits cailloux blancs et noirs qui dessinent des palmettes et des rosaces.

Des serviteurs nombreux, qui s’agitaient en silence, finissaient par apporter les candélabres. Alors Haydar priait d’un geste ses invités, assis jusque-là autour de lui sur les sofas, de prendre place autour de la table.

Depuis longtemps on avait fait passer les confitures de roses dans un vase d’argent où chacun puise à son tour une petite cuillerée, en se servant de la même cuiller. Une fois le repas commencé, les convives se servaient eux-mêmes, allongeant la main vers le plat, tels des soldats ayant tous les mêmes droits, assis autour des marmites ; mais les mets étaient nombreux, longuement et savamment cuits, les viandes harmonieusement mariées à des légumes, aubergines et courgettes ; et l’on mangeait d’abord sans parler, saluant quand le maître de la maison, pour vous faire honneur, vous passait, de sa main droite, un morceau de choix. Telle était la généreuse hospitalité du ministre de la septième police. Pas plus qu’un scribe ne se souvient en rentrant chez lui des fastidieuses écritures qui furent sa besogne de jour, il ne se souvenait des heures qu’il avait consacrées à bâtonner, à tourmenter, à pendre. Sa figure respirait la plus sincère bienveillance, les plus douces vertus. Peut-être un jour devrait-il faire assassiner ceux qu’il recevait ; en attendant il les aimait véritablement de tout son cœur. Cela ne l’empêchait point d’avoir de la mémoire en les écoutant.

Il passait là beaucoup de gens qu’on ne revoyait point : c’est que leur intérêt était épuisé. D’autres étaient des commensaux réguliers : généralement des espions. Nasr’eddine reconnut bientôt qu’ils appartenaient à deux catégories : ceux qui recevaient une solde de Sa Majesté, et ceux au contraire qu’on invitait à titre d’amis désintéressés, dans l’espérance qu’ils révéleraient gratuitement, et sans y voir aucun mal, des choses utiles à connaître : « Par Allah, songea Nasr’eddine, voilà qui va bien ! Je ne me tairai point : cela serait discourtois. Mais je ne parlerai que de mes ennemis, ou des astres ! » Dans cette seconde catégorie il y avait des Turcs, des marchands grecs de Beyrouth et de Smyrne, et presque toutes les semaines le révérend John Feathercock, missionnaire anglican venu de sa patrie tout exprès pour évangéliser les mahométans. C’était aussi, il ne le cachait point, pour laisser à ses compatriotes le temps d’oublier que sa femme, Mrs Feathercock, n’avait point mis dans sa conduite toute la réserve qui convient à l’épouse d’un homme d’église : en fait, il n’y avait point six mois que le révérend était divorcé. C’était un homme ingénu ; rien au monde ne l’aurait persuadé qu’on pût penser autrement qu’il avait appris à penser : c’est dire qu’il ne pensait point, et s’en trouvait mieux ; nul souci de la sorte ne venait troubler l’ardeur de ses efforts évangéliques. De plus il était chaste, bien que concupiscent. Il comptait trouver chez Haydar, sans commettre le péché, des occasions de se renseigner sur des sensualités qu’il ignorait, mais dont les Orientaux ont approfondi l’art impur et mystérieux. Un jour il amena la baronne Bourcier. Celle-ci lui fut reconnaissante d’avoir bien voulu l’accompagner : M. de Saint-Ephrem, encore que très accueillant d’ordinaire aux désirs de son amie, redoutait un peu, sans l’avouer explicitement, la maison de Haydar. Il s’en excusait vis-à-vis de lui-même en se donnant pour raison qu’elle passait pour assez mal fréquentée. La vérité est que le ministre de la septième police lui avait paru d’une perspicacité importune : ceci prouve que ce jeune homme, bien que trop enclin à la littérature, n’était pas dénué de sens commun. La baronne, au contraire, se sentait dévorée de curiosité : n’était-ce point une acquisition nécessaire à ses souvenirs orientaux que d’avoir, de ses yeux, vu le chef des espions de Sa Majesté, de s’être entretenue avec lui, et de le pouvoir dire ? Elle s’était donc précipitée sur l’offre que M. Feathercock lui fit de l’introduire chez le pacha, regrettant seulement d’être aussi mal préparée à la chance qui se présentait. Nos écrivains d’Occident, surtout ceux de France, ont trop généralement négligé de traiter la psychologie de la police politique. Ses principes sont épars dans les dix-huit volumes des Archives de la Bastille, patiemment colligés par l’excellent François Ravaisson, mais la lecture en est ardue : enfin il est déplorable que Fouché n’ait point laissé de mémoires. Presque seul, Stendhal a effleuré le sujet, mais insuffisamment : du reste, cet auteur est vulgarisé, on le trouve dans toutes les mains : cela ne distinguerait point de penser comme lui. La baronne avait demandé à M. de Saint-Ephrem s’il ne pouvait lui communiquer, confidentiellement, quelques dépêches de l’ambassade sur les coutumes et errements de l’espionnage turc. Malheureusement ce jeune diplomate ici la déçut : l’ambassade dédaignait d’envisager cet aspect de la politique ottomane. Seul le consul, un homme bizarre, s’en était parfois préoccupé ; mais M. de Saint-Ephrem n’entretenait avec lui que des rapports distants et officiels ; les consuls ne sauraient être considérés comme appartenant véritablement à la carrière.

Dans les premiers moments la baronne ne reconnut point Nasr’eddine. On ne saurait s’en étonner : son apparence avait changé, il n’était plus ce misérable aux mains liées, au turban sale, au caftan déchiré, aux traits souillés par la poussière de la route. Un sarik de mousseline immaculée s’enlaçait autour de son fez. L’hirca aux manches pendantes qui remplaçait son caftan provenait, il est vrai, de la boutique d’un fripier arménien, mais ce vêtement était propre. Enfin la sérénité était revenue sur son visage, il semblait un autre homme. Et puis, comment la baronne se fût-elle attendue à le trouver en liberté, et dans ce milieu ?

La mémoire de Nasr’eddine avait de meilleures raisons d’être fidèle : la baronne était une étrangère, et telle qu’il en avait rencontré bien peu ; son souvenir était lié à celui de son infortune et de sa soif désaltérée. Il lui fit donc le salut habituel, la main sur son cœur, puis aux lèvres et au front, et la regarda attentivement, avec un bon sourire candide. Ce fut alors que la baronne se rappela : c’était lui, le prisonnier qu’on traînait sur la route de Brousse à Moudania ! Mais comment se pouvait-il faire que les zaptiés eussent lâché leur proie, quel concours de circonstances avait conduit sous le toit du grand maître de l’espionnage, où il semblait accueilli avec faveur, cet homme qu’elle avait vu traiter comme un dangereux coupable ? Elle soupçonna quelque obscure combinaison qui aurait transformé ce suspect en un discret informateur du Padischah. Cela n’amoindrit point d’ailleurs la sympathie qu’elle était prête à lui témoigner : celle-ci n’avait rien à voir avec la morale, elle n’avait pour cause que la satisfaction de s’imaginer un mystère que la baronne goûterait peut-être le plaisir de pénétrer — un mystère de politique et de police, quelque chose de délicieusement oriental !

Elle fit donc au hodja une inclination de tête délicate, bien que réservée, un salut qui ne niait point qu’il n’était pas pour elle un inconnu, et toutefois ne l’engageait pour le moment à rien. Nasr’eddine y répondit par un nouveau sourire — et voilà pour eux, jusqu’au jour qu’Allah marquerait, mais que la baronne se promit de préparer. Haydar lui offrit une tasse de café, qu’elle prit, une cigarette, qu’elle refusa, et la conversation continua.

Haydar recevait ce jour-là quelques officiers soupçonnés de penser mal à l’égard du Padischah. Le ministre, qui les tenait pour des imbéciles, leur réservait un accueil particulièrement flatteur. La plupart avaient terminé leurs études en Allemagne et se considéraient comme de grands stratèges. Sans jamais médire de Sa Majesté — car, au contraire du révérend, ils connaissaient le prix de la discrétion — ils déploraient la longue paix où le Padischah maintenait son Empire, et l’équilibre qu’il entendait garder entre les puissances d’Occident. Ils souhaitaient une alliance qui, donnant à la Turquie un appui vigoureux, lui permettrait de venger de séculaires humiliations. Enfin, ils rêvaient de guerre.

« C’est ici, pensa Nasr’eddine, le moment de parler sans me compromettre. »

— Il faut faire attention, dit-il. Par Allah ! il faut faire attention ! La guerre ne convient pas à tout le monde. Voici ce qu’il advint jadis à Souléiman-ben-Agha, qui fut, quelques générations avant moi, hodja dans la ville de Brousse.


« On dit qu’il était fort savant ; on dit qu’il avait aussi l’âme simple…

— Toi-même, Nasr’eddine ?… interrompit Haydar en souriant.

— Moi, fit Nasr’eddine, je ne suis qu’un homme plein d’imperfections et bien ignorant : ce Souléiman était un saint ! Il expliquait la loi avec tant de clarté qu’on croyait entendre le Prophète lui-même, — loué son nom ! — mais, au moment de juger, il lui arrivait de s’endormir, et il ne se réveillait que pour conter une histoire, qui n’avait rien de commun avec le sens commun ni avec la cause. Si les plaideurs alors murmuraient : « Mais le cas, ô Souléiman, tu as oublié le cas ! » il les regardait d’un air étonné, puis, décroisant les jambes pour se lever, disait : « Cela s’arrangera, cela s’arrangera. Allah est plus savant que le Prophète, cela s’arrangera ! » Lorsque cependant les plaideurs insistaient, Souléiman, hochant la tête, s’écriait enfin : « Si vous-mêmes, vous n’arrivez pas à distinguer, dans une affaire qui vous est personnelle, de quel côté est le juste, de quel côté l’injuste, comment pourrais-je le savoir, moi qui ne connais de cette affaire que ce que vous m’en avez dit ? C’est trop difficile, par Allah ! c’est trop difficile. »

» De pareils traits, qui sont nombreux dans l’histoire de sa vie, poursuivit Nasr’eddine, me paraissent de nature à démontrer que ce savant et ce grand saint était, comme je vous l’ai dit, ou bien quelque peu innocent, ou bien au contraire possédé par le Cheïtan, car le diable, vous le savez, est le Père des Déceptions, et l’aventure même que je veux vous conter me laisse dans le doute à cet égard. Mais cela est sans importance pour la conclusion que j’en veux tirer.


» Souléiman avait coutume de passer la plus grande partie des jours, sans compter les nuits, en été, sur la terrasse de sa petite maison. Il regardait la plaine, onctueuse des promesses de l’huile et du vin, noble de tant de chênes, parée de peupliers droits ; l’Olympe, trapu, pesant, élevé au-dessus de la terre comme le crâne d’un buffle au-dessus de son dos ; la ville au milieu des branchages, la ville rousse, arrondie autour de la colline, tumultueuse, exhalant l’odeur aigre et salutaire du travail et de la vie, pareille à une fourmilière dans une pelouse. Il voyait passer tous les gens de la rue : les faiseurs de sorbets, les crieurs de salep, les charbonniers noirs, les marchands de sel au panier, givrés de blanc, les marchands d’eau, menant deux grosses tonnes sur un petit mulet, les touloumbadjis, c’est-à-dire les pompiers, traînant à cinquante une pompe pas plus grande qu’un tambour. Et il songeait : « Allah ! Il faut deux tonneaux pour donner à boire aux personnes ; et pour éteindre un incendie, voilà qu’on se contente du quart ou du demi-quart ! Mais c’est logique, c’est logique ! Puisqu’une seule petite braise allume un grand feu, pourquoi faudrait-il pour éteindre ce feu plus d’eau qu’il n’en tient dans la marmite d’un pauvre homme ? Ne jugeons pas témérairement, il n’arrive que l’inévitable ! Cela est bien, puisque cela est ! »

» Il balançait la tête par approbation, et Papang, le vautour des rues, droit sur ses pattes à côté de lui, attendait une proie avec résignation, claquant du bec en mesure.

» Il contemplait les soldats vêtus de belles guenilles, les officiers en habits râpés, les gros pachas en stamboulines de soie jaune paille ou bleu clair, les garçons bouchers qui s’en allaient, suivis par les chiens maigres et les chats astucieux, leur panier plein de victuailles sur la tête. Mais un jour, juste comme l’un de ces garçons passait au-dessous de lui, Papang, le vautour des rues, se laissant tomber comme une pierre, s’abattit sur le panier, piqua du bec, crocha des griffes, et remonta vers le soleil avec un morceau de mouton, un beau morceau de mouton. Et le garçon boucher leva les poings vers l’oiseau, et il maudit l’oiseau, et il injuria l’oiseau de toutes les injures qu’on inventa pour les fils d’Adam, mais il n’attrapa point l’oiseau. Puis l’oiseau s’en alla par sa route — et voilà pour lui.

»  — Oh ! oh ! songea Souléiman-ben-Agha, voilà un animal qui est plus sage que moi !

» Et comme un autre garçon boucher passait avec un autre panier plein d’autres victuailles, à son tour il se laissa tomber, du haut du toit, sur ce panier de bénédiction, et aussi sur la tête du garçon boucher. Et le garçon boucher tomba les jambes en l’air, le panier entre les jambes ; et Souléiman tomba dans le panier avec une éclanche de mouton qu’il étreignait fortement d’une main, tandis que de l’autre il caressait la partie de ses lombes que la chute avait affectée ; et le garçon boucher, qui était un gros garçon boucher, un fort garçon boucher, un garçon boucher habitué à prendre les bœufs par les cornes et non les hommes par les sentiments, s’étant relevé assez vite, s’efforça victorieusement, les poings en avant et les pieds en mouvement, de faire comprendre à Souléiman qu’il ne savait voler d’aucune façon. Et Souléiman tâtait tantôt ses côtes, tantôt son dos, tantôt sa tête, et la foule disait, étonnée : « Pourquoi as-tu fait ça, saint homme, pourquoi as-tu fait ça ? » Alors le garçon boucher, s’arrêtant une minute, dit à son tour : « C’est vrai, saint homme, pourquoi as-tu fait ça ? »

» Mais le saint, s’étant mis sur son séant, prononça avec simplicité :

»  — Allons, allons, je vois bien que je ne suis encore qu’un vautour novice ! »


— Hodja, fit l’un des Jeunes-Turcs, officier aux armées de Sa Majesté, je ne distingue pas bien la portée de cet apologue.

— Sa signification, répondit Nasr’eddine, est pourtant assez claire. Il veut dire, ô Hazret-bey, que le métier de vautour, ou, si tu veux, de conquérant batailleur qui vit à l’ordinaire des proies qu’il emporte, ne convient pas à tout le monde ; et que, si l’on est un Turc de la Turquie, telle qu’Allah a voulu qu’elle fût à cette heure, le plus prudent est de rester sur sa terrasse, sans bouger.

Haydar-pacha, à son habitude, n’avait point pris part à la conversation. Il lui suffisait de n’en rien perdre. Mais, le lendemain, il fit porter une bourse de cinquante livres à Nasr’eddine.

— C’est pour l’histoire, ô hodja, fit-il quand celui-ci l’en vint remercier, c’est pour l’histoire ! Car, tu le sais, personne, pas même moi, ne doit avoir d’opinion sur les affaires de l’État. Mais, par Allah ! c’était une belle histoire !

Pour Hazret-bey, deux émissaires du ministre lui rendirent visite le même jour. Ils veillèrent à ce qu’il fût embarqué avec les plus grands égards, pour le vilayet de Tripoli.

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